Le cinéma français en Ukraine : réalités et perspectives

Culture
21 février 2024, 16:55

Notre journaliste culturel a mesuré la popularité du cinéma français en Ukraine.

Récemment, Unifrance (l’organisme chargé de la promotion du cinéma et de l’audiovisuel français à l’international) a publié son rapport sur le succès dans différents pays des films réalisés en France en 2023. Le rapport donne la liste des cinq pays où les films français ont été les plus vus:

1) Russie : 7,09 millions d’entrées
2) Allemagne : 4,21 millions
3) Pologne : 3,25 millions
4) L’Italie : 2,73 millions
5) L’Espagne :1,80 millions

Comme on peut le voir, l’Ukraine ne figure pas dans le peloton de tête des consommateurs de cinéma français, bien que la plupart des œuvres cinématographiques les plus remarquables aient été diffusées dans le pays. Selon le rapport d’Unifrance, les 10 films français les plus populaires dans le monde sont:

1) Miraculous: Le film
2) Astérix et Obélix: L’Empire du Milieu
3) Pattie et la colère de Poséidon
4) Jeanne du Barry
5) Les Trois Mousquetaires — D’Artagnan
6) Anatomie d’une chute
7) Une belle course
8) Mon crime
9) Dogman
10) Les As de la jungle 2 − Opération tour du monde.

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À l’exception de Dogman, tous ces films sont sortis en Ukraine en 2023, mais ils n’ont pas attiré un public important. Selon les chiffres du site Box Office Mojo, qui suit les recettes de la distribution des films en Ukraine, il n’y a que trois films français dans la liste des 75 les plus rentables :

Les Trois Mousquetaires – D’Artagnan — est en 52e position avec $97,590 de recettes
Pattie et la colère de Poséidon — 55e avec $70,679
Farang — 73e avec $4,192.

A titre de comparaison, la première place est occupée par le film d’animation ukrainien Le Royaume de Naya (Mavka, en version originale), qui a rapporté $4,177,185.

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Selon le site-Web Kinofilms.ua, en 2023, il y avait 60 films français dans le circuit de distribution cinématographique ukrainien. Il ne s’agit pas seulement de nouveautés, mais aussi de classiques reconnus, qui ne sont proposés qu’au cinéma « Zhovten » de Kyiv, le seul cinéma d’Ukraine où on peut voir de temps en temps des rétrospectives. De plus, l’un des films ukrainiens les plus rentables de l’année dernière, Le serment de Pamfir, de Dmytro Sukholytkyi-Sobchuk, a été coproduit avec la France, ce qui témoigne également des intérêts créatifs entre les deux pays.

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Toutefois, si l’on tient compte des recettes au box-office, l’intérêt tout seul n’est pas suffisant pour que les choses marchent. L’Ukraine a besoin d’un certain nombre de programmes gouvernementaux ou au moins d’initiatives de distribution plus actives pour favoriser le cinéma français. Sinon, les spectateurs potentiels ne sauront tout simplement pas qu’un grand cinéma contemporain est réalisé en France.

La seule tentative de ce genre en 2023 a été la projection en avant-première de films français, qui a eu lieu du 13 au 19 avril au cinéma « Zhovten » déjà mentionné. Il s’agit de quatre œuvres de grand format et de genres différents: le film d’aventure historique Les Trois Mousquetaires – D’Artagnan, le thriller comique Mon crime, le documentaire Les Gardiennes de la planète et le drame Retour à Séoul.

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Ces quatre films étaient diffusés en français et sous-titrés en ukrainien. Cet événement a été organisé par l’Institut français d’Ukraine, avec le soutien exclusif du partenaire du cinéma et de l’innovation UKRSIBBANK Paribas Group, et réalisé par la société ukrainienne de production et de distribution Arthouse Traffic.

Par ailleurs, depuis 2014, le philosophe et journaliste français Bernard Henri-Levy s’intéresse de près à l’Ukraine et, après l’invasion russe à grande échelle, il a décidé de réaliser une trilogie documentaire sur la guerre en collaboration, avec Marc Roussel. En 2022 fut tournée la première partie Pourquoi l’Ukraine , l’année suivante, le 24 février, a été présentée la deuxième partie Slava Ukraini. La première du troisième volet, L’Ukraine au cœur, a eu lieu uniquement en France, le 14 novembre 2023, sur la chaîne de télévision France 2.

Cependant, dans le cas des documentaires, il s’agit toujours d’une distribution limitée : quelques cinémas dans la capitale (le plus souvent au « Zhovten ») et parfois à Lviv, Kharkiv et Odessa. Dans ces deux dernières villes, il y a moins de projections aujourd’hui, principalement en raison du risque accru de bombardements.

Même avant la guerre totale, la distribution du cinéma européen en général et du cinéma français en particulier ne couvrait pas tous les grands cinémas d’Ukraine. Ceci est principalement dû aux craintes justifiées des distributeurs que ces films n’attirent tout simplement pas un nombre significatif de spectateurs. Il est important de noter qu’il ne s’agit pas d’une méfiance spécifique à l’égard des films français, mais plutôt d’une attitude générale à l’égard de l’ensemble du cinéma européen et asiatique. Il a de nombreux fans fidèles, mais ils ne sont pas des millions, car ces films ne font pas l’objet d’une publicité aussi large que, par exemple, les superproductions hollywoodiennes, et ne peuvent donc pas rivaliser avec elles au niveau du guichet.

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Effectivement, les films états-uniens sont présents dans presque tous les médias et sur toutes les plateformes, tandis que les informations sur les autres cinémas nationaux restent un phénomène de niche pour les groupes ou les réseaux sociaux. C’est une sorte de cercle vicieux, plein de stéréotypes. Les distributeurs croient que le public n’est pas attiré par les films français et ne les proposent donc pas au même titre que les films états-uniens. Les propriétaires de cinéma sont également persuadés de la même chose et favorisent les blockbusters hollywoodiens ou les dessins animés parce qu’ils garantissent un rendement au guichet. Finalement, il est impossible pour les Ukrainiens de voir de nombreux films français sur grand écran.

Il semble également que les distributeurs ne savent pas comment promouvoir les films européens : ainsi, ils « vendent » simplement les films ayant remporté des prix dans les principaux festivals de cinéma (comme dans le cas d’Anatomie d’une chute). Ou bien ils tentent d’attirer des spectateurs de tous niveaux et d’exploiter la ressemblance avec les films d’actions états-uniens et, en partie, le goût, qui dure depuis l’époque soviétique, pour les personnages d’Alexandre Dumas (comme dans le cas de Les Trois Mousquetaires — D’Artagnan).

Les longs métrages d’animation sont des cas particuliers, car le pays de production n’est pas très important pour la plupart des jeunes spectateurs et téléspectateurs. Mais même pour ces films, il est rare que l’Europe surpasse les Etats-Unis.

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Il est clair que, compte tenu de la guerre en cours, il n’est pas réaliste d’affirmer que le cinéma français en Ukraine gagnera très rapidementen popularité et rapportera beaucoup plus d’argent dans un avenir proche. Cependant, il est encore possible de sortir du cercle vicieux stéréotypé susmentionné, même si cela nécessitera non seulement des efforts des amateurs francophiles, mais également le développement de programmes gouvernementaux qui incluraient divers festivals de films français et un soutien à des projets pédagogiques. Bien entendu, le ministère ukrainien de la Culture et de la politique de l’information devrait s’en charger en étroite collaboration avec ses homologues français. L’Ukraine a besoin d’un plan de coopération non pas pour un ou deux ans, mais pour une période beaucoup plus longue si les deux pays veulent en tirer les bénéfices.