Photographe ukrainien, photojournaliste, correspondant militaire, réalisateur et écrivain, Mstyslav Tchernov a couvert les guerres de Syrie, d’Irak et d’Ukraine; il a été l’un des premiers à se rendre sur le site du crash du Boeing 777 de Malaysia Airlines dans le Donbass. Il a remporté de nombreux concours et participé à des expositions de photos à travers le monde. Son matériel vidéo de Marioupol est devenu la base du film «20 jours à Marioupol», qui a fait partie de la sélection du festival du film indépendant américain «Sundance». The Ukrainian Week l’a interrogé sur les tendances actuelles du journalisme, sur ce qui l’a guidé pendant le tournage de son film, sur ce qu’il a enregistré à Tchernobyl et à Marioupol et sur le rôle d’un documentaire et sa fonction.
— Mstyslav, félicitations pour le prix du public décerné à votre documentaire « 20 jours à Marioupol ».
Merci, c’est un prix inattendu, car nous pensions que ce serait un film difficile pour le public. Mais il se trouve que celui-ci a décidé que c’était le meilleur film à leurs yeux. Le programme de la catégorie dans laquelle il concourait comprenait un autre film ukrainien – «Papillons de fer» de Roman Liubyi. Nous avons aussi projeté «Klondike», un très bon film de Marina Er Gorbach, qui a remporté le prix de la meilleure réalisation à Sundance l’an dernier.
— Quelles sont les tendances actuelles du documentaire? Quoi filmer, à part la guerre, évidemment?
— Les documentaires actuels sont différents selon qu’ils sont américains ou ukrainiens; dans les documentaires américains, les sujets traités le plus souvent sont l’inclusion et les problèmes sociaux; la guerre n’y est pas très présente, bien que, l’année dernière, il y ait eu un film très important intitulé «Mouvement inverse» sur le retrait des troupes américaines d’Afghanistan; nous nous attendions à ce qu’il gagne quelque chose aux Oscars (parce qu’il était dans le top quinze); au bout du compte, «Mouvement inverse» n’a pas fait partie des finalistes. Et cela nous a surpris. Mais il y a une explication à cela, car c’est une vision très américaine de ces événements et l’opinion et les juges européens jouent un grand rôle aux Oscars. Autrement dit, la perspective adoptée est particulièrement importante. À «Sundance», trois films ont représenté l’Ukraine dans la compétition internationale, c’est beaucoup. Aux Oscars, un film ukrainien a été sélectionné, l’intérêt pour le cinéma ukrainien est évident, et c’est bien, cela signifie que notre cinéma est de qualité. Et, en même temps, malheureusement, l’une des raisons en est la guerre. Le monde est attentif à ce qui se passe en Ukraine, et cette année, nous verrons des dizaines de documentaires sur l’invasion du pays. Le thème de la guerre dominera sans doute le cinéma européen des prochaines années.
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– «20 jours à Marioupol» participe-t-il à d’autres festivals?
– Oui, nous avons été invités à «Kharkiv MeetDocs». Nous négocions aussi avec Copenhague et plusieurs autres rencontres. Dans quelques mois, après qu’il aura été distribué, il pourra être sélectionné pour les Oscars, puis il sera diffusé sur le service de streaming de PBS; et il sera disponible gratuitement pour les téléspectateurs plus tard dans l’année.
– Vous avez écrit le roman «Le temps des rêves» en 2020; avez-vous l’intention de retravailler des séquences qui n’ont pas trouvé place dans le documentaire pour les inclure dans un long métrage basé sur le roman?
— Pendant notre séjour à Marioupol, compte tenu des possibilités de connexion, nous n’avons pu envoyer que 40 minutes de matériel. Quand j’en suis parti, j’avais environ 30 heures de rushes et nous avons pu monter une vidéo d’une heure et demie mais nous n’avons pas pu y introduire nombre de scènes que j’aurais aimé y voir.
J’aime travailler à la façon d’un artiste, j’ai commencé à écrire un livre sur Marioupol, il sera basé sur des événements réels, c’est-à-dire qu’il ne s’agira pas de fiction. Ce drame est si proche et il n’est pas encore achevé, il est donc difficile de travailler sur une interprétation esthétique. Cependant, nous connaissons au moins une partie de l’histoire de Marioupol et nous pouvons déjà en dire quelque chose, mais nous devons aborder cela avec prudence, ne pas ouvrir la porte à la propagande et à la mise en scène. J’aime la façon dont la série «Tchernobyl» présente les choses; lorsque elle est sortie, les auteurs ont immédiatement publié un podcast où ils racontaient comment ils avaient modifié les faits et pourquoi, dans le but de dramatiser certaines situations. L’essentiel est que le spectateur sache ce qui fait partie de l’art et ce qui est un document.
– Quels sont les films qui vous ont inspiré lorsque vous avez réalisé «20 jours à Marioupol»?
– Parmi les longs métrages, je suis surtout inspiré par les travaux d’Alejandro González Iñárritu lorsqu’il collabore avec Emmanuel Lubecki. J’admire aussi Paul Greengrass, en particulier ses premiers travaux, comme par exemple «Dimanche sanglant». En ce qui concerne le cinéma documentaire, j’ai, comme beaucoup de documentaristes, été influencé par les œuvres de Werner Herzog. Mais pas seulement. En travaillant sur «20 jours à Marioupol», nous avons été inspirés par «Sans soleil» de Marker, «Le caméraman» de Johnson; nous avons aussi pensé à des films comme «Restrepo» de Hetherington et Junger, «Mission accomplie» de Lang et «For Sama» d’Al-Katib. Parmi les documentaires contemporains, je recommande «Icarus» de Vogel, «Citoyen quatre» de Poythress, «Navalny» de Royer, «Maison d’échardes» de Wilmont, «Papillons de fer» de Lyuboy et «L’hiver en feu» d’Afieievsky.
– Quels sont vos prochains projets de travail?
– Je veux faire un deuxième film sur Marioupol quand la ville sera libérée. En attendant, je souhaite travailler en Ukraine, en première ligne, en tant que caméraman et journaliste de l’Associated Press. Travailler sur ce dernier film a changé ma façon de filmer, ma vision, ma manière d’interroger les gens pendant un tournage. Ce film m’a changé en tant que journaliste et en tant que personne. Pourquoi avons-nous choisi de travailler sur un documentaire? Les nouvelles et les vues courantes et banales sur YouTube ne restent pas en mémoire, ne donnent pas de contexte et, pire que tout, ne restent pas dans l’Histoire. Nous ne forgeons pas notre idée du passé à partir des pages des journaux, mais le plus souvent nous puisons ces connaissances dans la littérature, les romans et les films. La fiction et les documentaires demeurent plus longtemps dans nos souvenirs et permettent aux générations futures d’acquérir des connaissances et un jugement sur les événements. Dans 50 ans, quand quelqu’un voudra savoir ce qui s’est passé pendant la huitième année de la guerre entre l’Ukraine et la Russie, il regardera mon film. Étrangement, les nouvelles générations aiment les documentaires, c’est l’une des recherches les plus populaires sur YouTube. C’est de là qu’elles tirent leurs connaissances sur le monde et sur eux-mêmes plutôt que dans la lecture d’articles et de livres, de sorte que le rôle des documentaires ne fera que croître dans l’avenir.