Photo : L’affiche du film La vision du papillon
Début avril, les ukrainiens ont pu voir le premier film du réalisateur Maksym Nakonechny La vision du papillon qui vient de sortir dans les salles et dont la première mondiale avait eu lieu en mai 2022 au Festival de Cannes. Le réalisateur est également scénariste, l’expérimenté Iryna Tsilyk (son film La Terre est bleue comme une orange a remporté le prix de la réalisation dans la catégorie World Cinema Documentary au Festival du film de Sundance 2020) l’a aidé dans cette tâche. Parmi les acteurs, on trouve une autre de nos célèbres scénaristes, réalisateurs et dramaturges, Natalia Vorozhbyt.
Le film suit le retour de Lilia Vasilenko, officier de reconnaissance aérienne, de la captivité où elle a passé deux mois. Chez elle, son mari Toha, sa mère et d’anciens et de nouveaux problèmes l’attendent. Le principal d’entre eux est la grossesse. Et le plus difficile, c’est qu’elle est survenue après avoir été violée en captivité.
Le film La vision du papillon commence par des images prises par un drone abattu, suivi d’un documentaire avec de vrais soldats et volontaires (l’échange de prisonniers a été filmé près de Slovyansk), auquel s’ajoutent des séquences journalistiques et un flux d’une chaîne non identifié. Ce n’est qu’ensuite, dans la voiture qui transporte Lila et sa famille, que nous sommes laissés seuls face à la réalité, telle qu’elle est perçue par ce personnage dépourvu d’ailes. Ce n’est pas par hasard que les cicatrices sur son dos font penser à des ailes coupées.
Un autre aspect important du film est la vision, le mot qui a été annoncé dans le titre. Sur le front Lilia avait un pseudo « Papillon ». Et donc de temps en temps, sa vision terrestre et humaine des événements passe à une vision céleste, comme à partir d’un drone. Pour Lilia, cet « œil céleste » est un énorme papillon qui vient la hanter dans ses rêves. Cette tentative de montrer la bidimensionnalité simultanée du monde souligne que tout acte peut être vu de différentes manières : de près, sous un angle humain, et de loin, distancié, telle de la nature qui nous observe.
Il est clair que l’homme s’est déjà trop éloigné de la nature, comme en témoignent les guerres que l’humanité mène depuis l’Antiquité, alors que le film ne montre que les événements de 2014. Une grande partie du film met l’accent sur le caractère artificiel de l’homme, bien qu’un papillon non plus ne puisse pas tomber enceinte. Le personnage de Lilia est une synthèse de ces deux visions, une tentative de faire joindre le banal et le céleste.
C’est Tokha qui réagit à ce qui se passe pire que les autres. Lui, il ne trouve pas sa place dans une vie paisible, s’engage dans la patrouille nationale et, par excès d’énergie, se déchaîne contre un camp de Roms, au cours duquel une personne trouve la mort. En conséquence, il se retrouve au tribunal, mais c’est la grossesse de Lily qui le sauve, et il est le seul à être libéré. Le dialogue le plus important entre les deux époux se déroule dans la voiture (un intérieur récurrent dans le film) juste après cette libération. Tokha s’indigne qu’elle « s’apitoie sur le sort des Tziganes et des enfants séparatistes », et elle lui reproche « trouver normal qu’il tue des civils désarmés ». Et sa dernière remarque est perçue tout à fait autrement aujourd’hui, après plus d’un an d’invasion de grande échelle : « Tu n’es pas sur la ligne de front ».
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Cependant, cette affirmation n’est plus aussi convaincante qu’avant le 24 février. Et Tokha, qui après avoir rentré des combats de l’ATO (opération antiterroriste) ramène à la maison tout un sac d’armes, fait une remarque qui est bien évidente pour nous aujourd’hui : « Le troisième Maïdan ne sera pas pacifique ». Tout de même, c’est déjà une vision du passé déformée depuis un avenir malheureux, et ce qui arrive à Tokha est aussi l’un des symboles de la « génération perdue » à laquelle l’Ukraine indépendante a été confrontée pour la première fois après 2014.
Le fait que le « Papillon » retourne à la reconnaissance aérienne, après toutes ses péripéties, c’est aussi est une décision assez symbolique, car nous sommes constamment en guerre, sauf les lignes du front ne sont pas tous les mêmes pour nous tous. Dans le film, on voit aussi les images de Kyiv avec des destructions produites par des missiles près du stade Olimpiysky, tel un avertissement, soit une prophétie, filmée en 2020 et au printemps 2021, bien avant de l’agression du 24 février. La ligne de front dans le film reste derrière la caméra, on ne voit que les conséquences, mais l’imagination ajoute les détails terribles. Les souvenirs de Lilia de son emprisonnement et des tortures qu’elle y avait subies, on ne les voit que de façon fragmentaire et surréaliste, c’est son passé traumatisant, fantasmé et perçu à travers les yeux de l’Autre, une créature ailée qui ne peut qu’observer, mais pas intervenir ou sauver.
Le passage aux allusions de l’héroïne au futur ou au rêve (souvent indiscernables) se présente comme un défaut de la caméra, qui se manifeste d’abord par l’exemple d’un drone : l’image se pixellise, se désagrège et bascule dans une autre dimension, sombre, effrayante, inhumaine.
La vision du papillon, c’est une histoire sur les traumatismes et les troubles de stress post-traumatique, qui est très difficile à surmonter. Et il semble que le choix de l’héroïne ne soit pas le meilleur, puisque tôt ou tard la guerre prendra fin et il n’y a aucune certitude que Lilia pourra s’installer dans une vie paisible par la suite. Mais ce sera plus tard, et pour l’instant, le papillon prend son vol, ainsi que Lilia, inspirée par le fait qu’elle a une mission, une vocation et un objectif. Ainsi, dans un sens, il s’agit d’une autre histoire de personnes qui essaient de noyer tous leurs traumatismes et leurs problèmes dans le travail, en oubliant que le papillon finira par atterrir et sera forcé d’affronter douloureusement la réalité non militaire, tout comme Lilia, que le chauffeur de bus ne veut pas laisser rentrer gratuitement comme le permet sa carte d’identité de combattant.
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Donc La vision du papillon est l’une des réponses à la question comment survivre à un traumatisme. La réponse est insatisfaisante parce qu’elle est réaliste, et tragique parce qu’elle est viscérale. Les auteurs du film ne font que suggérer un compromis, car des réponses satisfaisantes sont celles qui se produiront après la guerre et après notre victoire, à la fois sur terre et dans le ciel.