Alexandre Archipenko est un célèbre artiste ukrainien qui a vécu en France de 1908 à 1920. Ses œuvres sont exposées au Centre Pompidou à Paris.
Chaque fois que je visite un grand musée d’art dans le monde, je suis sûre de trouver au moins un Ukrainien dans la collection. Je me tourne toujours vers le département de sculpture moderne et je reconnais sans hésiter les œuvres d’Oleksandr Arkhypenko (en France, il est connu comme Alexandre Archipenko; la question de savoir s’il est toujours explicitement identifié comme Ukrainien est une autre affaire).
Les grands musées de Paris, Londres, New York, Berlin, Stockholm, Genève et Prague ont tous au moins une « sculpture spatiale » d’Archipenko dans leurs expositions permanentes. Mais, me direz-vous, qu’y a-t-il de si remarquable à cela : toute sculpture n’est-elle pas « spatiale », puisqu’elle est située dans un espace ? Et bien, c’est Archipenko qui a été le premier à le souligner, en disant que « la sculpture est un espace délimité par la matière », changeant ainsi à jamais la vision de la sculpture.
Étudiant de plusieurs villes
Alexandre Archipenko (1887-1964) et sa famille sont des Kiéviens depuis plusieurs générations. Son père était ingénieur, il travaillait et enseignait à l’université St Volodymyr de Kyiv. Son grand-père était peintre d’icônes. C’est la combinaison de deux éléments – l’ingénierie appliquée et la spiritualité – qui s’est avérée être une combinaison gagnante dans le destin du futur artiste.
L’un des souvenirs marquants de l’enfance d’Alexandre – il y revient souvent dans ses interviews et ses mémoires – est celui des anciennes figures féminines en pierre, signes de l’histoire séculaire, que l’on peut encore voir près du bâtiment du musée historique de Kyiv. Elles émerveillaient le garçon par leur étrangeté, leur puissance ancestrale et le savoir-faire primitif d’un auteur anonyme – plus tard, nous retrouverons ces traits bruts du corps humain dans les sculptures d’Archipenko.
« Consciemment ou non, cet art ancien a influencé la formation de la méthode sculpturale d’Archipenko. Ses premières œuvres étaient plus proches des idoles qui ornaient autrefois les monticules des steppes ukrainiennes que de la sculpture classique – vivement anti-réalistes, faites de blocs bruts de formes géométriques », écrivait un critique américain d’avant-guerre.
Il fut élève de l’école d’art de Kyiv, où étudiaient en même temps les futurs génies du modernisme et de l’avant-garde ukrainiens, Oleksandr Bohomazov et Volodymyr Burliuk. Il n’y étudie cependant que trois ans : il en est exclu pour avoir participé aux protestations politiques anti-tsaristes de 1905.
Alexandre quitte Kyiv pour Moscou, le centre de l’empire à l’époque, mais il y étudie encore moins longtemps, seulement deux ans, et en 1908, il quitte définitivement l’Europe de l’Est pour s’installer à Paris, ville pleine de couleurs et d’influences.
Les artistes ukrainiens de talent n’y manquent pas et Archipenko les rejoint dans un premier temps. Leur centre était situé dans un bâtiment appelé La Ruche, et c’est là que l’on pouvait rencontrer Sonia Delaunay, Nathan Altman, Volodymyr Baranov-Rossinet, mais pas seulement. C’est là qu’Archipenko rencontre Guillaume Apollinaire, qui deviendra une figure importante pour lui. Au total, le centre comptait 140 ateliers, ce qui était un peu trop, « on avait l’impression de vivre dans une tête de fromage », se souvient Archipenko, qui a donc déménagé très vite.
Le sculpteur ne perd pas de temps et ouvre en deux ans son propre atelier-école à Paris, qui durera une décennie. Il se trouve que l’artiste n’a pas bénéficié d’une formation artistique complète. « Le Louvre est mon école », dira-t-il plus tard, et avec raison : pendant deux ans, il se rend au musée tous les jours, comme pour travailler. Pendant ce temps, l’artiste trouve sa voie et fait plusieurs découvertes artistiques qui lui apportent le succès.
Peinture sculpturale, vides, formes en creux et autres innovations
L’une des principales découvertes d’Archipenko est la peinture sculpturale : elle ressemble à des sculptures peintes ou à des peintures tridimensionnelles, mais il s’agit en fait d’une combinaison de la puissance de l’espace et de la couleur dans une seule œuvre d’art. Le plus souvent, la peinture sculpturale se présente sous la forme de panneaux sur lesquels sont montés des éléments de formes et de couleurs différentes. L’artiste n’a pas caché les joints et les clous : ils sont, comme le processus de création, des éléments à part entière de l’œuvre.
Aujourd’hui on parlerait d’installation, mais à l’époque il s’agissait d’une technique très avant-gardiste, d’autant plus que l’auteur utilisait aussi souvent des objets trouvés et réaménagés.
Par exemple, dans l’œuvre « Dans le boudoir », outre les deux figures principales féminines, il y a une petite photographie de l’artiste lui-même, pour signifier sa présence. Une autre option pourrait être les sculptures multicolores, à propos desquelles l’artiste s’est exprimé comme suit : « Il s’agit d’une technique plus efficace et plus polyvalente, née d’une fusion et d’une combinaison spécifiques de matériaux, de formes et de couleurs ». D’ailleurs, Archipenko a également fait des expériences avec des matériaux, combinant le verre, le plastique, le bois, etc. dans ses sculptures.
Le sculpteur ukrainien a beaucoup exploité les illusions d’optique, notamment en ce qui concerne les formes en creux. Comme il le rappelle lui-même, cette technique n’a pas été acceptée pendant longtemps. « J’aime beaucoup mieux cette autre sculpture que ces fictions aux formes concaves ! » lui a dit un conservateur de musée un jour. Le sculpteur objecta : « Mais cette sculpture est aussi concave, on ne la voit pas parce que la lumière tombe différemment de notre côté ! »
Cependant, la marque de fabrique d’Archipenko était son travail sur les vides, ou l’espace négatif. Souvent, le vide est placé au centre de la sculpture, créant un équilibre entre la matière et son absence. Selon la légende, Archipenko aurait découvert le vide alors qu’il était enfant. En plaçant deux vases convexes l’un à côté de l’autre, il en vit un troisième entre les deux, dans le vide, qui était cependant complètement rempli de sens pour lui : « Dans le processus créatif, comme dans la vie elle-même, la réalité du négatif est un reflet conceptuel du positif absent (…) la cause et l’impulsion de la motivation créative n’est pas tant la présence d’une chose que son absence ».
Cependant, Archipenko n’était pas seulement un sculpteur talentueux, il est également connu comme artiste graphique. Sa série d’albums de 1921 intitulée « Alexandre Archipenko. 13 lithographies », commandé par l’éditeur berlinois Ernst Wasmuth, est basés sur ses dessins de Paris. L’album n’a été tiré qu’à 60 exemplaires, ce qui en fait aujourd’hui une véritable rareté bibliographique. Par exemple, le MoMA à New York n’en possède qu’un seul exemplaire dans sa collection.
Reconnaissance, succès et nouveau départ
Ce sont les innovations dans la pratique artistique qui caractérisent le travail d’Archipenko. Il a participé activement à des expositions dans toute l’Europe, mais sa principale réussite à l’époque a été sa présence à la Biennale de Venise en 1920. L’artiste est d’ailleurs le premier Ukrainien à participer à cette prestigieuse exposition internationale. Sa sculpture « Le gondolier », placée au centre de la salle, a immédiatement attiré l’attention. D’autres sculptures et plusieurs œuvres sculpturales et picturales étaient disposées sur le pourtour d’une salle séparée.
Les réactions du public et des critiques d’art sont mitigées : l’ajout de couleurs à la sculpture et l’expérimentation des vides sont trop radicaux. Lors de l’exposition, il est qualifié de « figure la plus controversée de l’art contemporain » et le Pape interdit aux paroissiens d’aller voir des sculptures qui « déforment l’image de l’homme, créé à la ressemblance et à l’image de Dieu ». Mais les gondoliers vénitiens l’adorent : c’est la première fois qu’un artiste leur accorde une telle attention.
Exposition des œuvres d’Arkhipenko à la Biennale de Venise
La participation à la Biennale a donné une impulsion importante au développement de sa carrière. Archipenko accepte une invitation à enseigner et s’installe à Berlin, nouveau centre pour les artistes ukrainiens en exil. Mais le climat politique y est défavorable, et il y a encore moins d’argent pour l’art dans l’Allemagne d’après-guerre, si bien que deux ans plus tard, il part à la recherche d’une vie meilleure sur un autre continent, aux États-Unis.
Ces deux années en Allemagne ne doivent cependant pas être rayées de sa biographie : l’artiste y a beaucoup exposé (il a participé à 25 expositions durant cette période !) et, surtout, il y a rencontré sa femme, la sculptrice Gela Foster (de son vrai nom Angelika Schmitz). Tous deux partent ensemble pour l’Amérique.
Aleksandre Archipenko et son épouse Angelika Archipenko à bord du navire
Il s’avéra que c’était une bonne décision : quelques années plus tard, les œuvres d’Archipenko seront interdites aussi bien dans l’Allemagne nazie qu’en URSS.
En Amérique, l’artiste emprunte des sentiers déjà battus : il ouvre une école de plastique à New York. Il commence également à faire des expériences combinant le savoir-faire de l’ingénierie à sa pratique sculpturale. L’une de ses premières inventions est l’archipel, un tableau mécanique dans lequel des bandes colorées avec 2 ou 3 images sur chaque bord défilent à l’aide d’un dispositif spécial. Ainsi, au lieu d’une toile, il y en avait trois, et la peinture devenait cinétique.
Les panneaux d’affichage utilisent le même mécanisme, qui a été inventé par Archipenko. En 1927, il fait breveter son invention. 20 ans plus tard, l’artiste propose une autre innovation : les modules lumineux, des sculptures faites de plexiglas et de lumière. Grâce au système qu’il a inventé, des formes translucides sont éclairées de l’intérieur, de sorte que la lumière « passe à travers la masse transparente ». De plus, il a mené de nombreuses expériences de « sculpture sonore ». De fait, en Amérique, c’est sa formation d’ingénieur qui a pris le dessus.
Un lien indéfectible avec l’Ukraine
Bien qu’il ait passé la majeure partie de sa vie en exil, Archipenko n’a jamais rompu complètement avec l’Ukraine. « La terre ukrainienne, le pain ukrainien, l’esprit ukrainien de liberté et d’individualité ont constitué la base de ma créativité », a déclaré l’artiste en 1954, selon The Ukrainian Weekly.
Dans les années 1920, alors que c’est encore possible, Archipenko participe à plusieurs expositions collectives dans la République socialiste soviétique d’Ukraine. Plus tard, en 1929, le sculpteur est à nouveau invité à revenir et à devenir professeur à l’Institut d’art de Kyiv. Heureusement, il ne peut pas accepter, ce qui lui sauve probablement la vie, et se consacre dès lors à la promotion de la culture ukrainienne à l’étranger, par exemple en concevant des modèles de monuments à Taras Chevchenko, Ivan Franko et au prince Volodymyr.
En 1933, Archipenko conçoit le pavillon ukrainien de l’exposition Century of Progress à Chicago, à l’initiative de la diaspora ukrainienne. Malgré toutes les protestations de la délégation soviétique puisque seuls les États indépendants sont autorisés à participer à l’exposition, une exception est faite pour l’Ukraine.
Une machine conçue par Archipenko pour exposer des peintures en mouvement
Il réussit à rester en contact avec l’Ukraine occidentale pendant un peu plus longtemps. En 1933, il devient membre de l’Association des artistes ukrainiens indépendants de Lviv. L’année suivante, la diaspora ukrainienne décide de faire don de la sculpture intitulée « Ma » d’Archipenko au musée national d’art de Lviv. Lorsqu’Alexandre l’apprit, il n’accepta pas d’argent en échange, mais demanda simplement une compensation pour les matériaux. « Je suis très heureux que mon œuvre soit conservée près du cœur des Ukrainiens », écrivit-il à Ilarion Sventsitskyi, directeur du musée.
Cependant, après l’occupation de l’Ukraine occidentale, cette sculpture, comme beaucoup d’autres, fut transférée par les Soviétiques dans un fonds spécial et n’a jamais été restituée aux Ukrainiens. En 1952, elle a été détruite par les autorités communistes. Le sculpteur a effectué un autre geste charitable au profit des victimes du Holodomor [famine orchestrée par les autorités soviétiques en 1932-33 – ndlr]. En 1934, il a offert son œuvre « Le passé » à une vente aux enchères de charité et a fait don de la recette à des fondations caritatives de l’Ukraine occidentale.
« La danseuse bleue »
Cependant, l’artiste n’a jamais plus quitté les États-Unis. Il avait sa propre école de sculpture et son propre studio dans une maison qu’il avait construite avec ses premiers honoraires américains, et enseignait dans les universités de Chicago et de Kansas City. En 1953, il a été nommé membre honoraire de l’Association des artistes ukrainiens en Amérique.
En 1964, l’artiste meurt dans son atelier à New York, alors qu’il travaillait sur sa dernière œuvre, une sculpture du roi Salomon de 18 mètres de haut. Elle a été achevée par sa seconde épouse et ancienne élève, de 48 ans sa cadette, Frances Gray. Après sa mort, elle a publié un livre de mémoires intitulé My Life with Oleksandr Archipenko (Ma vie avec Alexandre Archipenko) et a géré la maison de l’artiste à New York. Les œuvres du maître sont conservées dans de nombreux musées : les plus grandes collections se trouvent à Sarrebruck (Allemagne), à Tel Aviv (Israël), au MoMA (États-Unis). « Femme se coiffant » est devenue l’une des œuvres les plus chères d’Archipenko : en 2015, elle a été vendue pour 2 045 000 dollars chez Christie’s.