Musicien et poète, Mykhaïlo Kotsioubynsky est surtout connu des Ukrainiens pour ses romans, dont deux sont traduits en français: Les Chevaux de feu et l’Age d’homme. Il est devenu un classique de la littérature ukrainienne. Retour sur la vie de cet écrivain qui a travaillé le jour comme fonctionnaire, et qui créait la nuit.
Il a peint des aquarelles, des études et des esquisses et était l’auteur de chansons et de symphonies, mais il est entré dans le panthéon des grands classiques ukrainiens grâce à ses textes. Mykhaïlo Kotsioubynsky est un maître de la prose impressionniste qui entremêle mots, musique et images visuelles vivantes, plaçant son héritage littéraire sur la même étagère que, par exemple, les poètes Mallarmé, Baudelaire, Rimbaud et Verlaine, ainsi que Knut Hamsun.
Quelques touches au portrait
Photo : M. Kotsioubynsky sur la plage sur l’île de Capri. Photo. 1910
Mykhaïlo Kotsioubynsky, fils aîné d’un petit fonctionnaire, est diplômé du séminaire théologique, mais n’entre pas à l’université dont il rêvait : son père meurt prématurément et le très jeune Mykhaïlo doit apprendre le métier d’instituteur et subvenir aux besoins de sa famille. Néanmoins cela n’empêche pas le futur écrivain de devenir l’une des personnalités les plus cultivées de son temps ; il est l’ami d’une cohorte d’intellectuels ukrainiens de son temps, il connait neuf langues : trois langues slaves, trois langues romanes (français, italien et roumain), ainsi que le tatar, le turc et le romani. Il traduit, voyage beaucoup et participe activement à la vie sociale et politique, notamment en étant l’un des initiateurs de la création de la branche de Prosvita à Tchernihiv, une organisation éducative anticolonialiste et pro-ukrainienne.
Chaque jour, pendant plus de dix ans, Kotsioubynsky se dépêche de travailler et à l’âge de 34 ans, il obtient enfin un poste stable dans l’administration du Zemstvo de Tchernihiv où il s’installe après avoir quitté la région de Vinnytsia. Le jour, il est fonctionnaire, et la nuit, pendant son temps libre, Kotsioubynsky se plonge dans ses mystères musicaux, visuels et littéraires. Situation qui n’est pas passée inaperçue aux yeux de ses successeurs plein d’esprit :
Il portait un col serré et une lourde mallette,
Il était ordonné, soigneux et silencieux
Il a passé sa vie difficile ici
dans un travail de statisticien pas très joyeux .
(M. Rylsky, Sonnets de Tchernigiv )
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Néanmoins, durant les 48 années de sa vie, Kotsioubynsky a signé six romans et plus de deux dizaines de nouvelles (on ne peut que louer ses chefs-d’œuvre pour enfants), cela peut sembler peu, mais chacun d’entre eux est rempli d’images et de symboles reconnaissables et appropriés qui se sont fermement établis dans la littérature ukrainienne ultérieure et sont sans aucun doute intéressants et dignes d’intérêt (ou même de découverte) pour des lecteurs internationaux.
Qui d’entre nous ne s’est jamais senti perdu, abandonné et à bout de forces ?
Ce sont ces thèmes, ou plutôt ces sentiments existentiels, dont parle Mykhaïlo Kotsioubynsky. Ils ont d’ailleurs été dépeints de manière si puissante et nouvelle dans les œuvres majeures de l’écrivain La fleur du pommier (1902) et Intermezzo (1908), que désormais l’on peut parler, à juste titre, de la dualité, de la solitude et de la fatigue de Kotsioubynsky lui-même.
Le personnage principal de La fleur du pommier, remarquable exemple de littérature existentielle essayiste, est un écrivain qui vit une expérience marginale : la mort de sa fille unique. Kotsioubynsky a réussi à transmettre toute la palette des expériences vécues du deuil d’un père : chagrin profond, brillance et espoir en déclin, acceptation, amour indescriptible et désespoir; cependant, à l’arrière-plan, il y a aussi l’alter ego du personnage : son moi d’écrivain. Malgré la douleur de la situation, le personnage ne peut s’empêcher de remarquer la beauté du printemps derrière la fenêtre et de se débarrasser de la vision détachée de l’auteur :
« Je vois le regard vitreux des yeux déjà mi-clos, et mes yeux, mon cerveau captent avec avidité toutes les détails de l’instant terrible. et notent tout… (…) Pour ne pas oublier… pour ne rien oublier… ni ces côtes qui, au dernier souffle, se soulèvent et s’abaissent ensemble… Ni ces boucles dorées éparpillées sur l’oreiller, déjà sans vie (…) Tout cela me semblera… un jour… comme un matériau… Je le sens, je comprends, quelqu’un me parle de cela, quelqu’un d’autre, qui est caché à l’intérieur de moi… »
Et le dernier accord sonne dans La fleur du pommier. (À propos, la fleur du pommier est devenue un symbole personnel pour Kotsioubynsky, — selon des témoins, ses amis l’ont apportée aux funérailles de l’écrivain — les fleurs étaient aussi une source importante de son inspiration, comme se souvient sa fille Iryna : « Il aimait des fleurs, il les étudiait avec enthousiasme. Il avait beaucoup de connaissances botaniques. Il y a eu des fleurs de toute sorte dans notre jardin »).
Photo : Le bureau de l’écrivain dans sa maison à Tchernihiv
Dans La fleur du pommier, l’auteur reconnait avec franchise des sentiments inappropriés, « erronés », « inhumains », Il franchit la frontière de ce qui est généralement accepté pour normaliser (ou du moins décrire et nommer) ce qu’une personne peut ressentir et lui donner un exutoire. L’état de dédoublement du moi qui existe dans deux registres, et que Kostioubynsky décrit dans cette œuvre, a trouvé un écho chez de nombreux artistes et écrivains. En particulier, dans l’œuvre Romance du grand poète ukrainien Mykola Khvylovy : ici, le personnage doit choisir entre sa mère et servir les idéaux du parti. Et Kotsioubynsky savait par expérience qu’il est parfois impossible de faire un choix : durant de nombreuses années, il a aimé une autre femme – Oleksandra Aplaksina, mais n’a pas pu quitter sa famille.
Non moins pertinent est Le sentiment de fatigue spécifique due à la « main de fer de la ville » décrit dans la nouvelle Intermezzo (qui a eu une nouvelle lecture, je crois, pendant le confinement du Covid). Construite sur le principe d’une symphonie, la nouvelle « présente certains traits communs avec la symphonie en sol mineur de Mozart », selon Serhiy Efremov, critique littéraire et contemporain de Kotsioubynsky. Les personnages principaux (tels qu’ils sont indiqués au début de l’œuvre, comme dans une pièce de théâtre) sont Ma Fatigue, le Soleil, la Main de fer de la ville, le Chagrin humain.
« Il ne me restait plus qu’à faire mes valises… C’était un de ces innombrables « il faut que » qui me fatiguaient et m’empêchaient de dormir. Peu importe, il s’agissait d’un impératif insignifiant ou assez important, à chaque fois, il réclamait mon attention, ce que je ne mangeais pas il me contrôlait. De fait, contre ton gré tu deviens l’esclave de cette bête à plusieurs têtes. Au moins pour quelque temps, s’en libérer, l’oublier, se reposer. Je suis fatigué. (…) Je ne peux pas rester sans contact humain. Je ne supporte plus la solitude ».
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Pourtant la solitude chez Kotsioubynsky n’est pas une punition ou un exil, c’est un moment d’harmonie avec soi-même, que son personnage ressent après avoir passé du temps en solitaire dans la nature. Le thème de l’unité et du dialogue avec la nature est l’un des thèmes clés pour Kotsioubinski, c’est probablement la raison pour laquelle Kotsioubynsky est entré dans l’histoire de la littérature ukrainienne sous le pseudonyme d’Adorateur du soleil.
Les mondes magiques des peuples de Kotsioubynsky
Photo : Illustration du roman « Les chevaux de feu : Les ombres des ancêtres oubliés » de Mykhaïlo Kotsioubynsky, 1963; Huéorhiy Yakoutovytch
L’orientalisme spécifique de Kotsioubynsky est un thème dont on peut débattre longuement. Orientalisme, car comment qualifier autrement la fascination sincère de l’écrivain pour la recherche ethnographique et ses propres études sur les ethnies turques et les groupes montagnards qui habitent l’ouest de l’Ukraine. Un orientalisme spécifique, puisqu’il est difficile de trouver un autre exemple dans la littérature mondiale, où le point de vue de l’étranger est si dénué d’arrogance qu’il semble que ces peuples eux-mêmes aient choisi Kotsioubynsky pour être leur porte-parole…
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Sous l’influence de son séjour en Crimée et de la culture islamique, Kotsioubynsky a créé quatre récits dédiés à ce sujet au cours de différentes années : Sous les minarets, Dans le monde du péché, Sur la pierre et Dans les chaînes de Shaytan. Ici, la Crimée saturée d’images vives, apparaît comme un royaume séparé, presque fantastique, complètement auto-suffisant et unique, dépourvu de l’influence de la politique colonialiste de l’Empire russe. Basé sur ces récits, le premier film en langue tatare de Crimée dans le monde – Triptych Tatare (2004) a été tourné, et le musée de Mykhaïlo Kotsioubynsky existe à Simeiz en Crimée, temporairement occupée par la Russie.
En voyage en Italie pour se faire soigner, Kotsioubynsky écrit un cycle de «récits italiens » (Rêve», Louange à la vie, Sur l’île). Le thème principal est la rencontre de l’homme avec la nature, principalement avec l’élément eau, la vie quotidienne, les objets et, encore une fois, les plantes. L’histoire Sur l’île est basée sur le symbolisme de la fleur d’agave, qui « fleurit pour mourir et meurt pour fleurir ». Ainsi, peu avant sa mort, l’écrivain gravement malade s’émerveille du cours naturel de la vie.
Dans son roman de À un prix élevé, Kotsioubynsky relate la vie des Tsiganes remplie de curiosité et d’émerveillement. Pourtant, rien n’égale en force et finesse du maître le roman Les chevaux de feu : les ombres des ancêtres oubliés (1911) qui parle de l’histoire de Roméo et Juliette Hutsul (population montagnarde des Carpates. — ndlr ) .
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Les chevaux de feu : les ombres des ancêtres oubliés, 113 ans d’une histoire éternelle sur la vie et l’amour
Photo : Mykhaïlo Kotsiubynsky. Archives centrales d’État – Musée de la littérature et de l’art d’Ukraine
Nous sommes en 2016, à Kyiv, et des centaines de personnes font la queue pour aller voir l’une des plus grandes expositions de l’époque. Elle est dédiée au film réalisé par l’éminent réalisateur arméno-ukrainien Serhiy Paradzhanov, basé sur le roman de Mykhaïlo Kotsioubynsky Les chevaux de feu , Les ombres des ancêtres oubliés. Ayant remporté de nombreux prix internationaux, ce film figure désormais sur la liste des films incontournables pour les étudiants en cinéma de l’Université Harvard. Le réalisateur se souvient : « J’ai longtemps rêvé de faire un film qui raconterait l’histoire de l’âme poétique et prodigieuse du peuple ukrainien. (…) Nous avons découvert les Carpates non comme un matériel ethnographique. L’amour, le désespoir, la solitude, la mort, telles sont les fresques de la vie humaine que nous avons créées ». Pour créer son épopée cinématographique sur l’âme du peuple ukrainien, Paradzhanov a choisi avec raison l’œuvre de Kotsioubynsky.
L’intrigue de l’histoire est à la fois simple et vieille comme le monde : Marichka appartient à une famille qui voue une haine féroce à celle d’Ivan, mais ils tombent secrètement amoureux l’un de l’autre. Alors qu’Ivan part travailler, Marichka meurt tragiquement lors d’une inondation. À son retour, Ivan n’arrive toujours pas à surmonter sa perte : même après avoir épousé une autre femme, il erre dans les bois, où il rêve de son amour de jeunesse. Finalement, il répond à l’appel de Marichka et meurt en se noyant dans un torrent de montagne.
Kotsioubynsky a raconté cette brève histoire à travers le prisme des croyances et des représentations mythiques des Hutsuls, « de vrais païens », comme il les appelait. Et même, la langue originale de l’œuvre est un dialecte Hutsul authentique, que l’auteur, originaire d’une autre région d’Ukraine, a délibérément appris, de sorte que cette œuvre est en grande partie adaptée aujourd’hui. L’auteur a noté : « Si je pouvais transposer sur papier la saveur de la région des Hutsul et l’odeur des Carpates, j’en serais ravi ».
L’œuvre est construite selon les techniques perfectionnées par l’auteur : le temps et l’espace ressemblent à un mythe, les mondes du réel et du fantastique sont inextricablement liés, le style d’écriture est basé sur les couleurs, la lumière et les ombres, les nuances sonores et les tons. De plus, Kotsioubynsky a utilisé sa méthode favorite de construction d’une œuvre littéraire sur le modèle d’une œuvre musicale, en y ajoutant cependant encore plus de fragmentation et de cinématographie. Immédiatement après sa publication et jusqu’à ce jour, cette histoire a inspiré des générations d’écrivains.
Photo : Monument à Kotsioubynsky à Vinnytsia
Mais pas seulement des écrivains. En plus du chef d’œuvre cinématographique de Paradjanov, un projet d’exposition multimédia contemporaine, un ballet du compositeur Vitaly Kireiko ont été créés dans les années 1960, et l’œuvre elle-même a inspiré de nombreux illustrateurs. La plus célèbre est peut-être une impressionnante série de linogravures de Héorhiy Yakutovych. L’histoire a fait d’un petit village des Carpates, Kryvsryvna, un centre touristique : il y a un musée-manoir où le film a été tourné et tout le monde connaît les histoires qui ont servi de base à la saga ukrainienne du grand et véritable amour.