Toute sa vie de chercheur à été consacrée à l’étude des relations entre la Pologne, l’Ukraine et la Russie. L’historien Daniel Beauvois est une voix singulière, dont les travaux éclairent l’actualité. A l’occasion de la sortie de ses œuvres majeures en Ukraine, nous nous sommes entretenus avec lui.
– Votre livre « Le triangle de la rive droite : le tsarisme, la noblesse et le peuple. 1793-1914 » a récemment été publié en ukrainien et vous a valu deux doctorats honoris causa décernés par les universités de Kyïv et d’Ivanofrankivsk. Cet ouvrage n’étudie pas seulement la relation entre trois couches sociales, mais aussi les rapports entre trois capitales : Kyiv, Varsovie et Moscou. Quelle est la dynamique à l’intérieur de ce triangle, depuis la fin du XVIIIe siècle ? Quels sont les changements majeurs qui se sont produits?
– L’annexion de la rive droite de l’Ukraine, à l’ouest du fleuve Dnipr, par les Russes, en 1793, fait partie de ce qu’on appelle en France le partage de la Pologne. Pour les Ukrainiens, évidemment, c’est l’annexion d’une partie très importante de l’Ukraine. La Russie s’était déjà appropriée, depuis le 17e siècle, toute la rive gauche du Dniepr et, en 1793, Catherine II a donc annexé toute la rive droite. Il s’agit des trois provinces centrales: Volyn, Podillia et Kyiv (Volhynie, Podolie et Kyïv). À partir de là, les choses n’ont pas beaucoup évolué jusqu’en 1830, c’est à dire jusqu’à la première insurrection polonaise du XIXe siècle. Jusque là, les Russes laissaient les Polonais dominer cette région qu’ils avaient annexée, mais qu’ils n’avaient pas les moyens de contrôler vraiment. Donc les Polonais sont restés très influents surtout dans les domaines culturel et économique.
Photo: Conférence « Le triangle Ukraine-Pologne-Russie, regard sur l’histoire » dans le Centre culturel ukrainien Wassyl Slipak à Paris, avec la participation des historiens français Daniel Beauvois et Iaroslav Lebedinsky
Grâce à Alexandre 1er, le tsar le plus favorable aux Polonais, la langue polonaise s’est développée énormément. Parmi les cinq universités qu’il a créées dans tout l’empire russe, la plus grande, celle de Vilnius, est devenue le centre de direction de toutes les provinces annexées, pas seulement l’Ukraine, mais aussi la Belarus et la Lituanie. Il y avait 18 très grandes écoles secondaires polonaises en Ukraine qui étaient contrôlées depuis Vilnius et qui étaient entièrement polonaises, suivant un programme tout à fait différent des universités russes, et c’était surtout des écoles beaucoup plus fréquentées que dans le reste de l’empire russe. Mais ce n’étaient pas des écoles ukrainiennes, c’étaient des écoles polonaises ! La langue ukrainienne n’avait aucun statut officiel.
La noblesse ukrainienne avait disparu dans ces régions parce qu’elle avait été supprimée par les Polonais dès la fin du 17e siècle, donc il n’y avait que des paysans qui étaient tous des serfs. Et le servage était une sorte d’esclavage. A l’époque on comparait très souvent le servage russe à l’esclavage américain ou français, anglais etc, c’était tout à fait comparable. Les contemporains parlaient déjà d’esprit colonialiste.
– Vous avez dit que la noblesse était supprimée, elle était assimilée en partie, sans doute ?
– Exactement ! Beaucoup de nobles, autrefois de langue ruthène, avaient adopté la langue polonaise. C’était le cas de très nombreux aristocrates polonais: Czartoryski, Sanguszko, Wisniowiecki, étaient d’origine ruthène, mais entièrement polonisés. A partir de l’annexion par l’Empire, ils ont voulu conserver leurs terres, leurs domaines, leurs belles résidences, leurs collections d’art occidental, tout leur luxe et ils ont opté pour le service du tsar. Le plus bel exemple, c’est Czartoryski qui est vraiment devenu l’ami intime d’Alexandre 1er. Bien que ruthène d’origine, il n’a fait que défendre la culture polonaise.
– Dans vos livres, vous présentez une version de l’histoire qui démontre que la Russie, l’Ukraine et la Belarus avaient chacune leur développement propre et que la Russie n’était pas du tout « une grande sœur » à coté de deux petites. A votre avis, pourquoi tant d’intellectuels français ne connaissent-ils pas mieux cette histoire de l’Europe de l’Est ? Et même l’histoire de la Pologne, d’ailleurs, qu’ils ne le connaissent pas non plus…
– C’est tout le drame de la méconnaissance française de l’histoire des pays de l’Est. Une tradition française veut que ce soit la langue russe et l’histoire russe qui ont toujours été mises en avant à cause du prestige de l’empire des tsars, pour des raisons économiques et beaucoup de propagande. Je pense qu’à partir de la fin du 19e siècle, surtout au moment de l’alliance franco-russe, la France a été complètement inondée par la propagande russe: tsariste d’abord, puis soviétique, et l’une puis l’autre ont complètement faussé la vision historique qui présente l’histoire de la Rus’. Il faut évidemment retourner à la Rus’ du 9e siècle pour comprendre qu’il y avait un territoire commun entre tous les ruthènes et que chaque région, dont la moscovite, c’est séparée de la Ruthènie Kievienne.
Lire aussi: L’Ukraine et l’occident : une histoire contrariée
Voilà comment les choses se sont passées, mais les Français ne veulent pas l’admettre, et surtout ils sont complètement aveuglés par les historiens russes qui vivent en France et qui écrivent encore des livres d’histoire russe. Si vous prenez la collection la plus populaire d’histoire en France, la collection Que sais-je? et que vous cherchez l’histoire de la Russie ancienne dans cette collection qui est écrite par une Russe, vous constatez qu’elle reprend une vision complètement “tsarosoviétique” de l’histoire. C’est toute la récupération de l’histoire qui vient des constructions moscovites des XV-XVIe siècles. Donc en parlant de la Russie ancienne, à aucun moment l’auteure ne dit que c’est de la Ruthénie ancienne qu’elle parle. Il faudrait expliquer, faire un nouveau volume rectifiant toutes les données pour expliquer aux Français de quoi il s’agit.
– Est-ce que vous constatez que depuis le retour de l’indépendance ukrainienne en 1991 les choses ont commencé à changer?
– Légèrement. Oui certains font un effort, mais depuis le début le février 2022, on interviewe exclusivement des historiens de l’immédiat, ou alors on présente des gens qui se disent historiens, mais qui reprennent la version russe de l’histoire et n’ont pas travaillé suffisamment sur les sources.
– Les historiens français commencent-ils à travailler avec les archives comme celles que vous avez pu consulter et analyser?
– Quelques-uns avaient à peine commencé, mais depuis la guerre, c’est impossible. Déjà à l’époque soviétique, j’étais un oiseau rare parce que je savais ce que je cherchais et ce que je voulais absolument retrouver dans les archives, et que j’ai retrouvé. Quand j’allais en mission du CNRS pour des longs séjours, je n’ai jamais vu un collègue français! J’ai vu quelques collègues américains, anglais… Le livre en ukrainien, dons vous avez parlé, n’existe pas en français, par exemple. C’est assez caractéristique. Les Polonais ont été les plus intéressés, très rapidement.
J’ai publié , depuis 2005, sept éditions en polonais, soit quelques 20 000 exemplaires de ce gros bouquin! Cela montre à quel point les Polonais ont évolué, parce que, eux aussi, ont constaté que les Russes avaient faussé l’histoire et que leurs propres historiens en avaient fait autant. Maintenant en Pologne je sens le changement. Aux États-Unis, il y a quelques historiens aussi qui me font le plaisir d’intégrer mes travaux. Mais bon, je ne suis pas connu en anglais non plus, j’aimerais bien que ce livre paraisse en anglais, je crois que cela changerait la vision du monde. Ce n’est peut-être pas très modeste de ma part de dire cela, mais je crois quand même qu’une édition anglaise serait plus importante encore qu’une française. J’essaye d’en discuter en ce moment avec Timothy Snyder. Il m’a inscrit dans son équipe, je ne sais pas ce que cela va donner.
– Comment expliquez vous le fait que les Polonais ont pu évoluer quant à leur regard sur l’Ukraine, sur leur politique envers l’Ukraine, et les Russes non ?
– Je crois que les Polonais ont fait un effort de révision de leur histoire vraiment très-très sérieux. En Pologne les choses changent depuis longtemps. En 1989 déjà il y a eu un essor de l’histoire rénovée, avant encore, à l’époque communiste, une réflexion avait commencé sur la noblesse polonaise, et justement j’avais participé à cette grande discussion en Pologne, pour montrer que les bases étaient fausses dès le départ.
– Les idées sarmates ?
– C’est cela. Le sarmatisme, l’attachement à la vision de leur ancienne Rzecz Pospolita, de leur République… Ils étaient persuadés pendant très longtemps que c’était un Etat idéal où il n’y avait pas d’intolérance, où les nobles étaient égaux entre eux, etc. Et moi je suis arrivé avec mes sources et j’ai montré que c’était faux. Que la noblesse polonaise n’était pas du tout égalitaire comme on le disait, qu’il y avait un petit noyau de nobles riches, l’aristocratie, les Wisnowiecki et les Czartoryski, et qu’il y avait une masse de centaines de milliers de prétendus nobles, de petits nobles qui vivaient comme les paysans. Ils étaient maltraités comme les paysans. Et cela, en Pologne, a créé un choc. Ils n’étaient pas du tout prêts à voir les choses de cette manière. Et à partir de là, il y a eu des auteurs qui se sont mis à chercher, à comparer, à vérifier, et l’histoire a vraiment changé. On peut dire que la Pologne a fait sa mise à jour, c’est très net. Ce qui ne veut pas dire que c’est fini, parce que, encore aujourd’hui, il y a des anti-Ukrainiens très virulents, très arriérés au point de vue historique.
– Comment expliquez vous cela? Est-ce que ce sont les influences russes ou est-ce que c’est quelque chose de proprement polonais qui couve depuis longtemps ?
– C’est plutôt la deuxième version. Évidemment, ils sont très contents de trouver des échos de l’histoire dans la présente attitude de Poutine, mais cela correspond aussi à leur tradition. C’est la tradition Sarmate qui les a convaincus que leurs grands propriétaires terriens ont été d’excellents cultivateurs qui protégeaient les paysans, qui les aidaient, qui leur fournissaient des graines quand il y avait des famines etc. C’est une vision idyllique du passé qui correspond à leur autoportrait. Ils se voient en protecteurs du peuple et en peuple idéal. Cette vision est maintenant contestée.
– Dans une autre interview pour Tyzhden, il y a quelques années, vous m’avez dit que les historiens et les politiciens n’ont pas estimé à sa juste valeur le facteur de la folie humaine, quand ils ont cherché à expliquer les raisons des deux guerres mondiales. En parlant de la guerre actuelle entre la Russie et l’Ukraine, est-ce que ce facteur est présent également, à votre avis?
Lire aussi: Trois mythes répandus au sujet de l’Ukraine
– Bien sûr. Malheureusement, la folie humaine est une constante de l’histoire. Elle est présente dans toutes les histoires : dans l’histoire de France comme dans l’histoire d’Angleterre, d’Espagne, l’histoire romaine, l’histoire grecque, l’histoire assyrienne… Tous les peuples ont commis des horreurs. Je crois que c’est dans la nature humaine d’en commettre. L’idéal, c’est de chercher la civilisation, de chercher à faire passer des valeurs, la morale avant la sauvagerie. Mais la sauvagerie, malheureusement, est en chacun de nous. Il faut savoir la contenir. Il faut savoir la modérer, ne pas permettre qu’elle explose.
– Est-ce que cette guerre entre la Russie et l’Ukraine était inévitable?
– Hélas oui. Dans la mesure où Poutine exprime une vieille tendance russe à la domination et à la négation du peuple ukrainien. C’était certainement inévitable. Poutine, depuis qu’il est au pouvoir, n’a pas cessé de reprendre les valeurs soviétiques. Or les valeurs soviétiques, étaient aussi des valeurs de domination et de négation des peuples. Ils ont créé des républiques, mais chacun sait que ces républiques étaient des faux-semblants. Staline était le premier commissaire aux nationalités ! C’était son premier titre. Personne n’a mieux nié les nationalités que Staline! Et ce qu’il a fait au moment du Holodomor, en 1933-34, montre combien il méprisait le peuple ukrainien. En 1926, c’est déjà lui qui guide la main de l’assassin de Symon Petlioura, le symbole de l’opposition ukrainienne réfugiée à Paris. Sa responsabilité est aujourd’hui prouvée. Donc pour répondre à votre question est-ce que c’était inévitable, hélas, je crois que oui.
– Le retour de Trump au pouvoir aux États-Unis fait peur aux européens, du fait qu’il risque d’affaiblir son soutien à l’OTAN. Le ton de médias français est imprégné d’inquiétude. Quelquefois ils donnent l’impression de projeter leurs peurs sur l’Ukraine. Et vous, avez vous peur que les Américains ne vous abandonnent ? Est-ce qu’il y a une solution pour assurer la sécurité des Européens si les Américains décident de ne plus soutenir l’Europe ni l’Ukraine? Quelle analogie peut-on trouver dans l’histoire ?
– Là nous entrons dans l’inconnu, et dans un futur proche dont on ne sait rien. Mais il est clair que si on veut sauver l’Ukraine et donner sa chance bien méritée à ce peuple, il faut que l’Europe s’unisse, réagisse et comprenne que le sort de l’Ukraine préfigure le sort de tous les peuples européens, en particulier des peuples d’Europe de l’Est, mais pas seulement. Parce que Poutine probablement poussera ses pions, si on lui laisse la moindre liberté. Il faut lui faire vraiment comprendre qu’on ne supportera plus sa barbarie. Je suis comme vous, je ne sais pas où nous allons. Est-ce que l’Europe avec Orban, avec les Slovaques, avec tous ces gens qui semblent réserver leurs sourires à Poutine plutôt qu’à Bruxelles ne se prépare pas à trahir la cause ukrainienne? Ils sont déjà en train de le faire. Je veux rester optimiste. Je veux espérer que les nouvelles récentes sont plutôt positives. On parle d’un fond financier entre la France, l’Angleterre, l’Italie et l’Allemagne, ce serait déjà pas si mal, ce noyau des plus grosses puissances européennes. Mais est-ce que ce sera suffisant? Je veux l’espérer. Les armes ne sont pas suffisantes. C’est le plus inquiétant, nous avons de bonnes armes, mais en trop petite quantité.
Je ne sais pas comment Poutine envisage de réagir, ni non plus ce qu’il a vraiment. Poutine est-il si dangereux? Peut-être pas. Parce qu’au 19e siècle la Russie faisait aussi très peur au moment de la guerre de Crimée. J’ai lu que le ministre de l’Intérieur, Valouev, écrivait carrément dans son journal: « Ah si l’Occident savait combien nous sommes faibles! » Alors qu’à l’époque tout le monde craignait l’ours russe, et il y avait des dessins dans la presse parisienne qui montrait l’ours dangereux etc. Aujourd’hui, c’est un peu la même situation. Est-ce que cet ours est vraiment une bête féroce incontrôlable, ou est-ce qu’on peut lui mettre un collier au cou? Ce serait bien!
– Il y a quelques semaines, à la conférence au centre culturel ukrainien, vous avez dit que la tsarine russe Catherine II était une bonne propagandiste…
– Alors oui, une excellente! Et beaucoup de Français se sont laissés séduire par elle. Le premier est Voltaire. J’aime beaucoup Voltaire pour ses idées de tolérance et de liberté etc. Mais par ailleurs il était aussi un esclavagiste. Il avait investi dans le commerce des Noirs, et de la part de Catherine II il acceptait tous ses “cadeaux”! Et elle savait qu’il était vénal, qu’on pouvait l’acheter facilement. Donc elle lui envoyait des pelisses de renard, des horloges… Il était très amateur de mécanismes compliqués de très grand prix, elle lui les offrait, et aussitôt qu’il les avait reçus, il écrivait pour défendre sa politique. Il a écrit de cette manière cinq opuscules et une tragédie pour appuyer l’annexion de la Pologne. C’est grâce à lui que le premier partage a été accepté en Europe. Parce qu’il a préparé le terrain, en expliquant à tout le monde que les Russes étaient des amis de la liberté et Catherine la Sainte-Catherine de Saint-Pétersbourg. C’est ainsi qu’il l’appelait! C’était quelque chose d’incroyable à quel point il était facile à corrompre.
– Donc Orwell n’a rien inventé quand il disait que la liberté c’est l’esclavage ?
– Oui, en quelque sorte, lire aujourd’hui la correspondance entre Catherine II et Voltaire, c’est quelque chose d’assez répugnant. Quel cynisme de part et d’autre !
– C’est donc logique qu’il se soient retrouvés ? Ils étaient pareils sur plusieurs points…
– Absolument ! Et au 19e siècle cela continue : le régime tsariste, surtout à partir de Nicolas 1er, à partir de 1825-1830, achète la plupart des journaux français. Toute la presse des années 1870-1890 est corrompue par la Russie. Et cela, on ne le dit pas assez. Tous les journaux français touchaient de l’argent ! Un autre exemple: Prosper Mérimée a écrit un livre sur Khmelnytsky. Il était complètement ligoté par son amour de la Russie!
Et moi-même, j’ai été un peu victime de la chose parce qu’une hongroise qui vit en France et qui est responsable de l’édition des œuvres complètes de Mérimée, m’a demandé de m’occuper des œuvres de Mérimée concernant l’Ukraine. Quand j’ai plongé dans les archives, j’ai vu aussi à quel point cet écrivain s’est fait l’avocat du bon droit des Russes. On est gêné quand on découvre le livre de l’auteur ukrainien Kostomarov, parce que Mérimée l’a copié presque entièrement du russe, il “adapte” Kostomarov pour faire son livre. Il publie ce livre sous son propre nom en le plagiant. A aucun moment, il ne veut faire l’éloge de Khmelnitsky, parce qu’il sait qu’il est observé par la police du tsar à Paris et il a très peur de se faire mal voir à Saint-Pétersbourg. C’est très ancien comme jeu d’influence. La police russe était derrière de nombreux écrivains. Mais voici qu’aujourd’hui, depuis plus de 10 ans, la rédactrice des Oeuvres Complètes de Mérimée qui classe Khmielnytskyj parmi « les héros russes de Mérimée » ( sic) me censure et jette un interdit sur ma longue étude de présentation ! Bel exemple de la persistance de la russophilie française.
– Et Balzac qui était marié avec Evelina Hanska ?
– Balzac, on l’a fait chanter complètement. Il voulait aller voir sa Dulcinée en Ukraine à Verkhivnia, on lui a longtemps laissé penser qu’il n’aurait pas le passeport russe, et finalement on le lui a accordé. Mais on lui a dit: attention n’écrivez pas trop mal sur la Russie. Il a quand même écrit, d’une manière tout à fait inattendue et n’a pas publié cette « Lettre sur Kiew » (sic). Et là, il décrit ce qu’il a vu, mais il le décrit comme si c’était madame Hanska qui parlait. C’est à dire que c’était le point de vue polonais: les Ukrainiens sont des sauvages, si on abolit le servage, ce sera une catastrophe, surtout si on les laisse libres, ils vont tous se mettre à boire, ce sont tous des ivrognes, un peuple de sauvages. C’est ainsi que madame Hanska lui a présenté les paysans de son domaine. Elle avait des hectares et des hectares, où vivaient beaucoup de serfs ukrainiens. Balzac les décrit comme des bêtes sauvages. Voilà le résultat de son manque de discernement. Il a cédé au chantage du tsar pour avoir son passeport, mais cela ne l’a pas rendu plus sage. Ce qu’il a écrit sur les Ukrainiens montre qu’il a adopté la mentalité esclavagiste des seigneurs polonais d’Ukraine.
– Donc on peut dire que c’est une triste continuité qui perdure au 20e siècle aussi ?
– Absolument ! J’ai trouvé des exemples dans la littérature polonaise d’auteurs assez secondaires, mais qui, dès les années 1810-1820, s’opposaient au servage. Ils parlaient du servage pratiqué par les seigneurs polonais, et disaient que c’était exactement la même chose que dans les colonies américaines ou françaises. Donc ils étaient parfaitement conscients du terrible problème social. Il y a un autre exemple qui mérite d’être souligné, c’est l’exemple de l’écrivain anglais Conrad. C’est un personnage tout à fait intéressant qui était aussi issu de la noblesse polonaise d’Ukraine. Il a fuit ce monde à l’âge de 18 ans parce qu’il ne pouvait plus supporter ces esclavagistes. Il s’est engagé à Marseille sur un bateau français, puis il est parti en Angleterre, et là il s’est assimilé à ce pays, il est devenu un marin anglais et il a écrit ses livres merveilleux contre l’esclavage. Ce qu’il décrit, c’est plutôt l’esclavage anglais en Afrique, mais il a pris ses idées dans le servage qu’il avait vu dans sa jeunesse, avant ses 18 ans, en Ukraine. Conrad, c’est en fait un pseudonyme, il s’appelait Korzeniowski, ce qui est polonais. Son oncle a laissé des Mémoires très intéressantes. Il se montre très libéral, très ouvert et humaniste. Il constitue un très bon témoignage sur le milieu du 19e et l’abolition du servage. Il montre à quel point tous les seigneurs polonais qui vivaient autour de lui était contre l’abolition du servage même en 1860, lorsque les Russes eux-mêmes abolissaient le servage! Les aristocrates polonais étaient accrochés à leurs privilèges et à leur confort.
Lire aussi: Un déjà-vu historique : les leçons de la Rzeczpospolita
– Parlons d’un autre polonais éminent, Jerzy Giedroyc, et de sa revue, Kultura. Comment évaluez vous son héritage et son influence sur les relations ukraino-polonaises ?
– Pour moi énorme! Pour le monde polonais énorme aussi. Pour certains Américains, comme Zbigniew Brzeziński, qui a complètement hérité des idées de Giedroyc, aussi. Donc c’est important pour la politique mondiale. Le rôle de Kultura, la revue en polonais avec des numéros spéciaux en ukrainien, en russe quelquefois, est tout à fait capital. Moi, j’ai été abonné à Kultura pendant toute ma vie de chercheur, à partir des années 70 jusqu’à jusqu’à la fermeture de Kultura en l’an 2000.Cette année là , il a arrêté, il a dit: « Maintenant la Pologne est indépendante, mon rôle est terminé. Je mets la clé sous la porte ». Et il a fermé Kultura et son siège à Maisons-Laffitte. Puis il est mort. Mais ce centre existe encore, toutes les archives sont là, et c’est un très bel héritage. Malheureusement, il a vécu en France, mais n’a pas su se faire comprendre des Français. Ils ne cherchait pas beaucoup le contact avec eux. Il avait tellement l’obsession de sa Pologne à lui! Il voulait une Pologne ouverte. C’est un personnage clé. Il m’a beaucoup marqué.
Je pense que mon travail lui doit énormément. Quand j’ai vu que mes livres étaient publiés dans les trois langues essentielles du domaine que j’ai étudié, j’ai dit comme Giedroyc : j’ai réussi ce que je voulais faire. Mais je regrette que ce magnifique rédacteur ne soit pas plus connu en France. Si Kultura avait pu avoir une une édition en français, cela aurait quand même été capital pour que les esprits évoluent. La plupart des Français pendant très longtemps l’ont regardé avec le regard de la propagande soviétique, on disait que le centre de Kultura était une officine de l’espionnage américain, de la subversion antisoviétique etc. C’est vrai, c’était de la subversion antisovietique, il y avait même peut être aussi des crédits américains, c’est probable. Mais il n’empêche que c’était pour la bonne cause! C’était très important ce qu’il a fait, il avait une très bonne équipe autour de lui. Il avait, notamment, à Londres, un très bon rédacteur, Ludwik Mieroszewski, qui était partisan des contacts avec l’Ukraine . Et surtout, Giedroyc avait une vision pour l’Europe qui semblait sur le point de se réaliser quant Poutine a détruit cet espoir.
– Nous pouvons résumer alors, en disant qu’il existe en l’homme une propension à la folie qui influence le cours de l’histoire, mais aussi sûrement une possibilité de sauver sa dignité ?
– Tout à fait ! C’est sa part de sagesse. La sagesse aussi, heureusement, a toujours réussi à contrebalancer la barbarie. Les deux cohabitent dans l’homme. Il faut choisir le bon côté.