L’histoire de la Rzeczpospolita peut servir d’une bonne leçon pour des voisins de la Russie impériale.
Ce dernier temps, avant de m’endormir, j’aime me plonger dans le bouquin d’un auteur polonais Paweł Jasienica La Rzezcpospolita des deux nations : histoire d’une agonie (Rzeczpospolita Obojga Narodów: Dzieje agonii ), publié en 1972.
Paweł Jasienica était un historien et vulgarisateur de l’histoire polonaise. Il était surtout célèbre pour sa synthèse de l’histoire de l’État polonais avant les partitions du pays, qu’il a réalisée dans ses essais historiques. Ces textes ont été publiés dans les collections « Polska Piastów ». (La Pologne des Piastes, lignée de rois et de ducs qui ont gouverné la Pologne depuis son apparition en tant qu’État indépendant, de 960 jusqu’en 1370 – ndlr ), « Polska Jagiellonów » (La Pologne des Jagellons) et « Rzeczpospolita Obojga Narodów » (Rzeczpospolita des Deux Nations).
Le dernier et troisième livre met en avant-scène les années fatales 1696-1795, le déclin de l’État, qui a abouti à une fin tragique, lorsque l’État multinational, qui s’était construit au cours de plusieurs siècles, que nous connaissons sous le nom de la Rzeczpospolita, (litt. La chose publique du latin res publica – ndlr) a cessé d’exister sur la carte de l’Europe, divisée entre ses voisins : la Russie, la Prusse et l’Autriche.
Selon Jasenica, la Rzeczpospolita a été perdue essentiellement à cause des péchés des époques précédentes : « Depuis le déclin de la dynastie Piast et jusqu’à l’époque de Stanisław August (le dernier roi de la Rzeczpospolita), les intérêts du gouvernement et du peuple ont souvent ressemblé à deux lignes divergentes, et étaient parfois en conflit flagrant ».
J’ignore si l’histoire peut instruire pour de vrai, mais pour un observateur attentif, elle fournit toujours matière à réflexion et à certaines comparaisons. Après tout, la modernité a ses racines dans le passé et d’une façon ou d’une autre nous sommes des héritiers de nos pères. L’histoire de la Rzeczpospolita nous intéresse du point de vue de la Ruthénie/Ukraine qui sous des formes diverses faisait partie de cet État multinational. Je ne vais pas disserter ici sur les subtilités historiques des relations ruthéno-polono-lituaniennes, mais il convient de rappeler qu’une partie des élites ruthènes (une autre définition des Ukrainiens – ndlr) s’est trouvée progressivement délayée dans un système politique des magnats et des oligarques qui régnait dans la Rzeczpospolita. Et c’est ce système qui a finalement amené au déclin de l’un des États européens les plus puissants.
La seconde moitié du XVIIe siècle montrait déjà des signes d’incontrôlabilité et de décadence de l’État. Le XVIIIe siècle est une ligne déclinante pour la Rzeczpospolita qui s’avançait vers des abîmes de l’histoire. Au cours de la seconde moitié du XVIIIe siècle, sous le règne de la dynastie saxonne de Wettin (dont une branche règne de nos jours dans plusieurs pays : Belgique, Royaume-Uni, etc. – ndlr), l’ État de facto devient un protectorat russe. Le dernier souverain qui arrive au pouvoir lors d’une élection libre (les rois de la Rzeczpospolita étaient élus par la noblesse lors de la dite Diète électorale), le roi Stanisław August Poniatowski n’appartenait pas à la caste des magnats, mais disposait plutôt du soutien de la Russie, et pas seulement parce qu’il a été brièvement l’amant de la tsarine Catherine II dans sa jeunesse. Paradoxalement, le règne de Sigismond II August fut une période de grandes réformes étatiques, malheureusement tardives. Son plus grand succès fut la première Constitution en Europe (formulée six mois plus tôt que la Constitution française). Adoptée le 3 mai 1791, elle transforme l’État en une monarchie constitutionnelle et introduit le principe de la division du pouvoir en trois branches. C’est la Diète bicamérale qui est censée mettre en œuvre la volonté souveraine de la nation.
La Constitution a été adoptée 19 ans après le premier partage, à la suite duquel la Rzeczpospolita a perdu environ 35 % de son territoire et 30 % de sa population. La Russie en a pris le maximum : la Livonie (nom historique donné à plusieurs entités politiques en Baltique orientlae – ndlr) et les terres ruthènes, où vivaient 1,3 million d’habitants. Comme l’a écrit Catherine II : « La Russie emportera les terres qui lui appartiennent, car il y a des cités érigées par des princes ruthènes, des peuples apparentées aux Russes y vivent ».
Les élites éduquées, instruites par le partage de 1772, sortent de leur sommeil et veulent sauver l’ensemble de l’Etat polono-lituanien. Le principal prétexte au vol effectué par les empires voisins est l’argument de son « déclin complet ». L’Europe ne proteste pas beaucoup.
Stanisław August Poniatowski, réalisant que seule la bonne volonté de l’impératrice Catherine pouvait sauver les restes de l’État qui demeuraient sous son règne, lui envoya une lettre privée dans laquelle il dit :
« Il est important pour toi d’avoir une influence sur la Pologne et de pouvoir y déplacer des troupes sans aucun problème, chaque fois que tu veux t’en prendre aux Turcs ou à l’Europe. Il nous importe d’éviter les révolutions constantes que toute anarchie ne peut que produire, entraînant l’intervention de tous nos voisins et nous armant les uns contre les autres. Nous avons aussi besoin d’une gestion interne, mieux organisée qu’avant. C’est donc le moment et la manière de tout combiner. Donne-nous ton petit-fils Constantin comme mon successeur, qu’il unisse les deux pays par une alliance éternelle et un traité commercial, bénéfique pour les deux parties. Je ne peux pas dire que toutes les circonstances favorisent plus que jamais la mise en œuvre de ce plan (…). Tu peux être certaine que tout ce que j’y propose soit accepté avec un enthousiasme, peut-être même plus grand que n’importe quelle décision de cette Diète ».
En cette année la plus difficile de 1772, la Russie, l’Autriche et la Prusse ont conclu un traité entre elles concernant la Rzeczpospolita. Il ne mentionnait pas la division. Les empires n’ont décidé que de restituer une ancienne anarchie dans l’État et se sont solennellement engagés « qu’ils ne prétendront jamais à faire monter les princes de leurs maisons sur le trône de la Rzeczpospolita… ». Un sage dirait : « ne jamais dire jamais » . En 1815, l’empereur russe Alexandre Ier s’accapare le titre de roi de Pologne et s’installe à Varsovie en tant que gouverneur au nom de son frère Constantin.
Cent ans ont passé. Suite à des changements géopolitiques en Europe après la fin de la Première Guerre mondiale, la Pologne a obtenu son indépendance en 1918 et a dénommé son État ressuscité deuxième Rzeczpospolita en l’honneur de sa précédente historique. Une vingtaine d’années se sont écoulées, et en septembre 1939, les voisins de la deuxième Rzeczpospolita, à savoir l’Allemagne et la Russie soviétique, procédèrent à un nouveau partage de l’Etat polonais, comme ils l’appelaient « le bâtard de Versailles ». La fin de la Seconde Guerre mondiale n’a pas apporté une liberté absolue à la Pologne, seulement une autre Rzeczpospolita avait été créée, cette fois-ci « populaire », de facto, sous le protectorat soviétique. Seuls l’effondrement de l’Union soviétique, l’adhésion de la Pologne à l’OTAN, puis à l’Union européenne, ainsi que l’émergence d’une Ukraine indépendante à l’Est de la Pologne, ont permis de construire la troisième Rzeczpospolita, cette fois-ci démocratique et intégrée à l’Europe occidentale. L’Ukraine est désormais le nouveau voisin occidental de la Russie, mais la tradition impériale russe n’a pas disparu, elle s’est seulement concentrée sur la conquête et la vassalisation de l’Ukraine.
Il s’avère que l’histoire de la Rzeczpospolita peut être une bonne leçon pour tous les anciens et nouveaux voisins de la Russie impériale.