L’Ukraine carpatique, une autonomie désespérée au sein de la Tchécoslovaquie

Histoire
15 mars 2024, 10:15

Le 15 mars, les Ukrainiens commémorent l’ Ukraine carpatique, une courte tentative d’autonomie au sein de la Tchécoslovaquie qui a déclaré son indépendance en 1939. L’historien Volodymyr Moroz, professeur de l’Université catholique ukrainienne de Lviv, revient sur cet épisode dramatique de l’histoire ukrainienne.

À la veille de la Seconde Guerre mondiale, l’Ukraine carpatique se défendit contre les États qui pensaient avoir le « droit du plus fort » vis-à-vis des nations plus petites. La petite Ukraine carpatique osa tenir tête à la Hongrie, soutenue par l’Allemagne et l’Italie, ainsi qu’à la Pologne, qui soutenait la Hongrie de toutes les manières possibles.

Cette résilience inquiétait même Staline. Il craignait la petite Ukraine carpatique, dont les dirigeants espéraient un jour l’existence de l’Ukraine entière, qui réuniraient toutes ses terres historiques. Le jeune État fut donc noyé dans le sang, mais son souvenir a été préservé dans la mémoire familiale des Ukrainiens et dans les archives.

L’Ukraine carpatique était la suite logique des luttes de libération nationale des Ukrainiens de 1918 à 1920. Elle est devenue un symbole de leur pertinence continue. La source de résilience de cette petite république n’était pas un excès de personnes et d’armes (trop peu nombreux, au contraire), mais le renforcement d’une identité ukrainienne dans ces terres qui appartinrent à différentes périodes de l’histoire à différents États : l’Autriche-Hongrie, la Tchécoslovaquie, l’URSS et l’Ukraine aujourd’hui indépendante.

« Nous faisons partie du peuple ukrainien »

Afin de comprendre pleinement le phénomène de l’Ukraine carpatique de 1938 à 1939, il faut revenir sur les événements survenus vingt ans auparavant. Après la déclaration d’indépendance de la République populaire d’Ukraine occidentale (ZUNR) le 1er novembre 1918, de grands changements intervinrent sur les terres ukrainiennes situées sur le versant sud-ouest des Carpates. Les longs siècles de colonisation et d’assimilation hongroises n’avaient pas conduit les Ukrainiens locaux à oublier qui ils étaient. Une étape importante qui marque l’aspiration des Ukrainiens de Transcarpatie à se réunir avec le reste de l’Ukraine fut l’existence de la République ukrainienne houtsoule qui, le 21 janvier 1919, préconisa l’adhésion à la République populaire ukrainienne, née en 1917.

Figures spirituelles éminentes du mouvement de renouveau ukrainien de l’Ukraine carpatique: es prêtres gréco-catholiques Dmytro Popovych, Sevastian Sabol (moine basilien), l’évêque Dionysius Nyaradiy et Polikarp Bulik (moine basilien). Auteur inconnu. Photo provenant de sources ouvertes

Puis, la situation politique évolua de telle manière qu’une fois de plus, les Ukrainiens de Transcarpatie furent contraints de choisir le moindre mal. Soutenus par la diaspora américaine afin de ne pas se retrouver à nouveau en Hongrie, dans le contexte des occupations respectives de la République populaire ukrainienne par les bolcheviks et de la République populaire d’Ukraine occidentale par les Polonais et les Roumains, les Transcarpatiens acceptèrent, le 8 mai 1919, de rejoindre la Tchécoslovaquie.

Les arguments en faveur de ce projet étaient la parenté slave et la promesse de Prague d’accorder l’autonomie aux Ukrainiens. Cette option fut officiellement inscrite dans le Traité de Saint-Germain-en-Laye (1919), qui marque la dissolution de l’empire austro-hongrois. Cependant, faisant partie de la Tchécoslovaquie, les Ukrainiens de Transcarpatie n’obtinrent pas justice car les territoires ethniques ukrainiens situés à l’ouest de la vallée de la rivière Ouj furent cédés à la Slovaquie.

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Divide et impera

S’étant engagées sur la voie de la création d’un peuple « tchécoslovaque », les élites du nouvel État « le plus démocratique » de cette partie de l’Europe, comme elles aimaient à le dire, appliquèrent des approches coloniales à la Transcarpatie ukrainienne, visant l’assimilation. Face à la division des élites ukrainiennes de l’époque en plusieurs camps, les russophiles ou « Russes » et les « Narodovtsis » [indépendantistes – ndlr] ukrainiens, les Tchèques soutenaient les Russophiles.

Après le renforcement des « Russes » locaux par des immigrants instruits de l’ancien Empire russe, en particulier des représentants des gardes blancs, souvent assez chauvins, les Ukrainiens de Transcarpatie furent contraints d’apprendre la « langue russe » avec une orthographe étymologique dans les écoles, et l’orthodoxie avec un « esprit russe » fut promue à la place de l’église catholique grecque fortement magyarisée.

Tract de propagande de Stepan Fentsyk, l’un des leaders des russophiles de Transcarpatie, chef des fascistes des Carpates russes. Photo : Archives du service de sécurité de l’Ukraine dans la région de Transcarpatie.

Pendant deux décennies, les autorités tchécoslovaques utilisèrent l’opposition des camps nationaliste ukrainien et russophile pour ne pas tenir leur promesse d’accorder l’autonomie à la Transcarpatie. Les refus invoqués furent les suivants : la population locale n’est pas prête à l’autonomie; on ne sait pas à qui transférer le pouvoir car cette société est divisée. En disant cela, les autorités de l’État exerçaient en même temps une discrimination à l’égard des Ukrainiens, les empêchant d’acquérir une expérience de gestion, même dans les administrations locales.

Cela continua jusqu’à ce que le camp nationaliste ukrainien, grâce au renforcement de l’identité nationale ukrainienne, dépasse en nombre le camp russophile au milieu des années 1930.
Les Ukrainiens de Transcarpatie parvinrent à obtenir une vie de plus en plus autonome. Le sort des dirigeants ukrainiens, en particulier d’Augustin Volochine, en est un exemple. La génération de Volochine et celles qui suivirent sont littéralement passées des « Ruthènes hongrois », une minorité ethnographique opprimée, aux Ukrainiens.

L’accord de Munich et ses conséquences

Avec l’empiétement croissant de ses voisins, principalement l’Allemagne nazie dirigée par Adolf Hitler et son alliée la Hongrie dirigée par Miklósz Horty, la Tchécoslovaquie se retrouva en difficulté. Le 30 septembre 1938, la Grande-Bretagne, la France, l’Allemagne et l’Italie conclurent les accords de Munich, selon lesquels la Tchécoslovaquie devait céder les Sudètes à l’Allemagne et devenait sans défense face à Berlin.

La leçon à retenir est celle des attentes non satisfaites du Premier ministre britannique de l’époque, Neville Chamberlain, un « artisan de la paix » qui, à son retour de Munich, annonça pourtant devant sa résidence du 10 Downing Street : « Chers amis, pour la deuxième fois de notre histoire, le Premier ministre britannique est revenu d’Allemagne apportant la paix avec honneur. Merci du fond du cœur. Rentrez chez vous et dormez paisiblement ». En apaisant ainsi les dictateurs, les dirigeants du monde occidental avaient jeté les bases de la Seconde guerre mondiale.

Les décisions de Munich provoquèrent une crise en Tchécoslovaquie, mais permirent à la Transcarpatie d’accéder à l’autonomie. L’État fut contraint de se transformer en une fédération de la République tchèque, de la Slovaquie et de la Rus’ subcarpatique, l’Ukraine carpatique.

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L’arbitrage de Vienne ne brisa les Ukrainiens

Avant même que ne soit passée l’euphorie de l’acquisition d’un pouvoir véritablement ukrainien, la Transcarpatie reçut un nouveau coup dur. Le 2 novembre 1938, l’Allemagne et l’Italie conclurent à Vienne un premier arbitrage par lequel, usant du droit de la force, elles obligèrent la Tchécoslovaquie à céder une partie de son territoire à la Hongrie. L’Ukraine carpatique perdit environ 12 % de son territoire, dont la capitale Oujhorod et les villes de Tchop, Moukatchevo et Berehovo. Mais les Ukrainiens ne baissèrent pas les bras pour autant : ils évacuèrent tout ce qu’ils purent des territoires occupés et déplacèrent la capitale à Khoust.

À l’appel de l’Ukraine carpatique en 1938-1939, des Ukrainiens de diverses régions, principalement de Galice, de Volhynie, de Polissya, ainsi que de l’émigration, y affluèrent.

La confiance dans l’Association nationale ukrainienne, principale force politique de l’Ukraine carpatique, dirigée par Volochine se traduisit par les votes exprimés en sa faveur par environ 92,4 % des électeurs aux élections du 12 février 1939. Pendant ce temps, la Hongrie élaborait de nouveaux plans pour son occupation. Cependant, à chaque fois, les Hongrois furent retenus par Hitler, qui attendait le moment opportun pour liquider la Tchécoslovaquie en tant qu’État. Ce moment survint lorsque la Slovaquie déclara son indépendance le 14 mars 1939. Sous prétexte de « maintenir la paix », l’Allemagne occupa la République tchèque et la Hongrie occupa l’Ukraine carpatique.

Augustin Volochine, prêtre gréco-catholique, éducateur, mécène, personnalité politique, président de l’Ukraine des Carpates. Photo provenant de sources ouvertes

Résistance farouche aux envahisseurs

L’État ukrainien résista fermement contre l’occupant, même si son organisation populaire d’autodéfense « Sitch des Carpates » n’était pas encore devenue une armée, mais était une simple organisation paramilitaire. Déjà sous le rugissement des armes, la Diète de l’Ukraine carpatique à Khoust adopta la première partie de la loi constitutionnelle qui proclamait l’indépendance de l’État, la langue ukrainienne comme langue officielle, le drapeau bleu et jaune et l’hymne « L’Ukraine n’est pas encore morte ». L’Ukraine carpatique devint un État avec tous les attributs nécessaires. Augustin Volochine fut élu président.

Le bâtiment du gymnase d’État de Khoust, où le Parlement de l’Ukraine carpatique a déclaré son indépendance. Photo provenant de sources ouvertes.

Le 16 mars, les troupes hongroises s’emparèrent de Khoust et le 19 mars, elles annoncèrent la prise de l’Ukraine carpatique, bien que la résistance se poursuivît en certains lieux jusqu’en mai. On dénombra environ 1 500 tués, blessés et membres du Sich capturés. Par la suite, les Hongrois massacrèrent environ 4 500 autres Ukrainiens indépendantistes dans la région.

La Hongrie fut « propriétaire » de la Transcarpatie jusqu’en octobre 1944, date à laquelle elle fut chassée par les troupes soviétiques. Il est significatif que les communistes, lorsqu’ils établirent leur pouvoir dans cette région ukrainienne, malgré leur dénigrement de l’Ukraine carpatique, aient tenté d’utiliser son autorité pour se légitimer. Ils empruntèrent même le nom de la région en le modifiant en « Transcarpatie ukrainienne ». En réalité, ils commencèrent, comme leurs prédécesseurs, à détruire tout ce qui était ukrainien et qui n’entrait pas dans leur schéma idéologique.

Dans le tourbillon de la Seconde Guerre mondiale, le président de l’Ukraine carpatique et son peuple firent leur examen de conscience et ne coopérèrent pas avec les nazis, les fascistes et leurs alliés, contrairement à certains de leurs voisins. Ivan Rohach, Ivan Roshko-Irlyavsky, Vasyl Kuzmyk, figures bien connues de l’Ukraine carpatique, sont morts en combattant l’idée d’un État ukrainien unifié dont la capitale serait Kyiv.

Le président Volochine, après son départ, demeura à Prague, où il travaillait à l’Université libre d’Ukraine. En mai 1945, l’unité de contre-espionnage du Commissariat du peuple à la défense de l’URSS (SMERSH) l’arrêta. Le prisonnier s’est vu proposer de soutenir l’établissement d’un régime communiste en Transcarpatie, mais il considérait à juste titre ce gouvernement comme une occupation. Après avoir été interrogé et torturé, Volochine mourut dans la prison de Butyrka le 19 juillet 1945. Il n’avait trahi ni ses idéaux ni ses valeurs. En 2002, Volochine reçut à titre posthume le statut de héros de l’Ukraine, et le nom de « Sich des Carpates » fut repris par une unité qui se bat actuellement sur le front, poursuivant la lutte pour l’indépendance de l’Ukraine.