Si la propagande poutinienne ne se lasse pas d’instrumentaliser et de réécrire l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, nous ne nous lasserons pas de préciser que l’unité qui pénétra le 27 janvier dans Auschwitz-Birkenau et libéra le centre de mise à mort était majoritairement composée de soldats ukrainiens.
« C’était en janvier. Seules quelques personnes pouvaient parler »
Anatoliy Shapiro est né de parents juifs ukrainiens sous le nom d’Anshel Shapiro en 1913 à Krasnograd, près de Kharkiv, en Ukraine. Il fut l’un des premiers à entrer dans le tristement célèbre camp d’extermination. C’est son unité qui ouvrit la porte du camp d’Auschwitz I, puis II, en janvier 45. Ce qu’il y vit le poursuivra le reste de sa vie. En 2006, il fut, à titre posthume, élevé au rang de héros de l’Ukraine par le Président ukrainien Viktor Iouchtchenko.
Dans ses mémoires, il avait raconté ce qu’il avait pu comprendre et vu de la machine de mort nazie.
Photo: Auschwitz II, le camp d’extermination de Birkenau.
« Les SS voulaient effacer toute trace du crime qu’ils avaient commis là-bas, un crime sans précédent dans l’histoire de l’humanité. Mais ils n’ont pas réussi ».
En 2005, pour les 60 ans de la libération d’Auschwitz, âgé de 92 ans, il n’avait pu se rendre aux commémorations officielles mais avait répondu à plusieurs interviews. Dans celle accordée à l’agence de presse juive JTA, il avait à nouveau partagé son témoignage et ces souvenirs de l’horreur, « les choses » qu’il disait voir encore dans ses cauchemars 60 ans plus tard. « Rien de ce que nous avions déjà vécu ne nous avait préparés à ce que nous allions trouver à Auschwitz ».
Ce 27 janvier 1945, « quand nous avons ouvert la porte, nous avons vu une caserne, puis une autre, et ainsi de suite pendant une centaine de casernes. (…) Quand j’ai vu les gens, ils n’avaient que la peau et les os. Ils n’avaient pas de chaussures et il faisait un froid glacial. Ils ne pouvaient même pas tourner la tête, ils se tenaient là, comme des morts ».
« Je leur ai dit : « Vous êtes libres ! » Ils ne comprenaient pas. Quelques-uns d’entre eux ont touché nos bras et ont demandé : « Est-ce vrai ? Est-ce réel ? » »
Il découvre l’espace des baraques de femmes, environ 650 cadavres y gisent. « Il s’agissait pour la plupart de femmes mortes d’épuisement ou abattues par les membres des SS la nuit précédente ».
Ses soldats allèrent de baraques en baraques. Il se souvient : « Quand j’ai ouvert la caserne, j’ai vu du sang, des morts et, entre eux, des femmes encore vivantes et nues ».
« On ne pouvait pas rester une seconde. Personne n’avait emmené les morts dans une tombe. C’était inimaginable. Les soldats de mon bataillon me dirent : « Laisse-nous partir. On ne peut pas rester. C’est incroyable » ».
Dans les baraques des hommes, la même horreur que dans celles des femmes.
Photo: Musée d’Auschwitz-Birkenau.
« Les gens étaient nus, ou n’avaient que des vêtements légers, pas de chaussures, dans un froid glacial ; c’était en janvier. Seules quelques personnes pouvaient parler ; elles n’avaient aucune énergie. Mais quelques-unes parvenaient à articuler, très lentement. [Ils nous ont dit] qu’une fois par jour, ils recevaient un peu d’eau, pas de pain, rien du tout. Si quelqu’un mourait, ils prenaient ses vêtements, pour avoir un peu de chaleur, n’importe où. Ils mouraient de faim et de froid.(…) J’étais choqué, dévasté ».
Shapiro avait dit alors se souvenir de deux casernes pour enfants.
« À l’extérieur, on pouvait lire « Kinder ». Mais à l’intérieur, il n’y avait que deux enfants en vie ; tous les autres avaient été tués dans des chambres à gaz ou se trouvaient à « l’hôpital » où les nazis pratiquaient des expériences médicales sur eux. Quand nous sommes entrés, les enfants criaient : « Nous ne sommes pas juifs ! » »
« Il s’est avéré qu’il s’agissait en réalité d’enfants juifs et qu’ils craignaient d’être emmenés dans les chambres à gaz ».
Photo: Musée d’Auschwitz-Birkenau.
En 2005, il racontait aussi comment « la répression du judaïsme dans l’ex-Union soviétique » avait non seulement laissé dans les limbes du camps le nombre exact de victimes, et qu’il n’avait pas su combien de Juifs les nazis avaient tués, jusqu’à ce qu’il apprenne que les vrais chiffres du bilan effroyable de plus de 6 millions, une fois lui et sa famille immigrés aux États-Unis en 1992.
Shapiro avait été invité à prendre la parole par la Pologne en cette année 2005, pour la cérémonie du 27 janvier à Cracovie commémorant la libération du camp. Il n’avait pas pu s’y rendre, mais estimait essentiel de parler de ce qu’il avait vu « pour que les générations futures s’en souviennent ». Il en était particulièrement ému aussi car, de pouvoir parler de ce dont il avait été témoin, il n’avait pas pu le faire en ex-URSS : « Si j’avais raconté ce que j’ai vu, j’aurais été envoyé en prison », disait-il.
« Je n’oublierai jamais ce qui est arrivé à Auschwitz et pendant la guerre à 6 millions de personnes et à tous ceux qui sont morts aux mains des nazis ».
Aux États-Unis, il pu écrire et publier ses livres de mémoires I Remember This Day et The Sinister Marathon.
Shapiro mourut cette même année de commémoration, en 2005. Il est enterré au cimetière Beth Moses de Long Island.
« Momentanément à l’abri des avanies et des coups, il nous est possible de rentrer en nous-mêmes et de méditer, et alors tout nous dit que nous ne reviendrons pas.Nous avons voyagé jusqu’ici dans les wagons plombés, nous avons vu nos femmes et nos enfants partir pour le néant ; et nous, devenus esclaves, nous avons fait cent fois le parcours monotone de la bête au travail, morts à nous-mêmes avant de mourir à la vie, anonymement. Nous ne reviendrons pas. Personne ne sortira d’ici, qui pourrait porter au monde, avec le signe imprimé dans sa chair, la sinistre nouvelle de ce que l’homme, à Auschwitz, a pu faire d’un autre homme ». Primo Lévy, écrivain, docteur en chimie italien, dans son livre Si c’est un homme, le récit de sa déportation dans le camp d’extermination d’Auschwitz.
C’est un tankiste ukrainien, Igor Pobirchenko, qui franchit en premier les portes du camp.
C’est un major juif ukrainien, Anatoliy Shapiro, qui commandait le bataillon.
Zakhor, en hébreu, veut dire Souviens-toi !