Le droit de combattre : les femmes ukrainiennes sur les champs de bataille de la Première Guerre mondiale

Histoire
23 février 2024, 15:56

Les tirailleuses ukrainiennes ont créé un précédent unique de participation directe des femmes aux combats de la Première Guerre mondiale dès les premières semaines du conflit. Dans les autres pays qui se sont engagés dans la guerre, les unités féminines n’ont commencé à être créées qu’en 1917, et certains gouvernements, dont l’Allemagne et la France, n’ont pas autorisé les femmes à participer à la guerre. Qu’est-ce qui a poussé Olena Stepaniv, Sofia Halechko, Handzia Dmyterko et leurs sœurs d’armes à partir à la guerre aux côtés des hommes – était-ce le zèle émancipateur ou l’amour de la patrie ?

Le droit de prendre les armes

Le thème de la militarisation des femmes offre de nombreux contextes possibles de réinterprétation. De qui les tirailleuses ukrainiennes qui ont combattu pendant la Première Guerre mondiale s’inspiraient-elles ?

Il s’agissait peut-être des Amazones scythes, des guerrières glorifiées dans la mythologie grecque. Cette légende a trouvé sa suite dans l’unité d’Amazones créée en Crimée en 1787 par un duc russe, Grigori Potemkine. À cette époque, les femmes et les filles d’origine noble étaient habillées à la manière militaire et armées pour le plaisir de la tsarine Catherine II, qui inspectait ses « possessions du sud ».

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Peut-être s’agissait-il de représentantes d’officiers cosaques qui étaient contraintes de participer à la défense des forteresses, comme ce fut le cas de Maryana Zavysna en 1654, lors du siège de Boucha, une petite ville dans la région de Vinnytsia ? Ce contexte semble proche, puisque la société paramilitaire Sitch, qui recrutait des femmes dans l’armée pendant la Première Guerre mondiale, était axée sur l’héritage cosaque.

Le courage des femmes a été glorifié dans la prose historique et le théâtre ukrainiens du XIXe siècle, en particulier dans les textes de Mykola Kostomarov et de Liudmyla Starytska-Tchernyakhivska. Les écrivains semblent ainsi avoir préparé le terrain, créant des images de femmes fortes et déterminées. Parmi les documents de la confrérie Cyrille-Méthodiev, la première organisation politique secrète ukrainienne qui a vu le jour à Kiyv à la fin de l’année 1845 et qui s’est appuyée sur les traditions du mouvement de libération et d’autonomie ukrainien, a été conservée la « Note sur l’émancipation des femmes, ainsi que la fusion des philosophies et des religions ». La lutte pour la libération nationale et sociale s’est déroulée parallèlement à la lutte contre les stéréotypes patriarcaux, et les acteurs étaient souvent les mêmes.

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Un autre facteur de « normalisation » de l’engagement militaire et le recours aux armes pour les femmes a été le mouvement populiste. La célèbre poétesse ukrainienne Lessia Ukraïnka a dédié son premier poème à sa tante, Olena Kosatch, expulsée en exil en Sibérie pour un attentat contre un chef de gendarmerie. Lyudmila Volkenstein, Sofia Bogomolets et d’autres femmes d’origine ukrainienne constituaient une longue lignée de personnes impliquées dans des actions révolutionnaires et des attentats contre de hauts fonctionnaires impériaux.

L’image d’une femme forte était volontiers utilisée pour faire honte aux hommes. La phrase du célèbre poète ukrainien Ivan Franko sur Lessia Ukraïnka, « le seul vrai homme  de notre littérature », mérite d’être citée. Un autre poète ukrainien, Yevhen Malaniuk, fait des réflexions similaires dans son essai « Le courage féminin de la femme ukrainienne ».

Émancipation, éducation et nouveau type de comportement

Le mouvement d’émancipation est devenu un facteur d’unification des femmes de la Galicie (région de l’ouest de l’Ukraine qui a longtemps fait partie de l’Autriche-Hongrie) avec leurs consœurs qui vivaient à cette époque sur le territoire de l’Empire russe. Natalya Kobrynska, Olga Kobylyanska, Olena Ptchilka et d’autres femmes de lettres ont organisé la « Société des femmes ruthènes » et publié l’almanach des auteurs féminins La Première Couronne.

Les proches de Sofia Galetchko, la tirailleuse du Sitch, affirmaient : « Ce désir de paraître égal aux hommes – même en temps de guerre – est né sous l’influence de la littérature d’émancipation ». Mais qu’en est-il vraiment ?

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De toute évidence, l’esprit d’émancipation des femmes était dans l’air et aurait pu influencer la décision des femmes de rejoindre la lutte armée sur un pied d’égalité avec les hommes. Mais les milieux des partisans de l’émancipation et ceux des femmes issues des cercles patriotiques étaient-ils imbriqués ? Aucune des autrices de La Première Couronne n’a pris les armes.

Les futurs tireuses appartenaient à d’autres milieux – les Plastouns (Plast est l’équivalent des scouts en ukrainien) et les sitchoviks, sociétés paramilitaires sportives patriotiques, comptant jusqu’à 40 femmes. « Nous, divisés en deux groupes d’adversaires, « combattions », envoyant des patrouilles pour démasquer et localiser les forces de « l’ennemi », afin qu’elles puissent être attaquées, etc. », se souvient la tireuse d’élite Gandzia Dmyterko- Ratytch de ses années adolescentes passées au Plast.

Photo : Plastouns en expédition

Une des tirailleuses d’élite, Olena Stepaniv, a déclaré que c’est son amour pour l’Ukraine qui l’avait conduite à rejoindre une unité de combat. Lorsqu’on lui demande si elle aurait combattu sur un autre front, elle répond : non, car elle est venue lutter contre les Moscovites.

D’autres femmes, selon elle, pourraient aussi être motivées par « l’impulsion de la jeunesse, l’ennui quotidien et le désir d’aventures inhabituelles, l’évasion des responsabilités de la vie, le désir d’égalité avec les hommes ».

Par contre, l’écrivain et journaliste ukrainien du début du XXe siècle, Osyp Nazarouk, dans son article sur Olena Stepaniv, a qualifié les raisons de la militarisation des femmes par « les liaisons amoureuses, l’excentricité, le manque de féminité ». Le commandant de la Légion des tireurs ukrainiens du Sitch, Mykhailo Galoustchynsky, a été encore plus dur dans ses déclarations, qualifiant la participation des femmes à la guerre de « penchant morbide » et d’« hystérie ». Le centurion Roman Doudynsky croyait que c’est « la littérature révolutionnaire russe et le mouvement d’émancipation » qui avaient amené les femmes dans l’armée.

Les tirailleuses étaient pour la plupart des jeunes femmes instruites issues de riches familles nobles. Olena Stepaniv entra à la faculté de philosophie de l’Université de Lviv en 1912, soutint son doctorat à Vienne en 1921 et travailla comme professeur assistant à Lviv jusqu’à son arrestation en 1949. Osyp Nazarouk a enregistré le souvenir selon lequel « elle était non seulement belle, mais aussi intelligente ». Son fils, le célèbre historien ukrainien Yaroslav Dashkevych, a hérité de son érudition.

Maria Batchynska (épouse Dontsova) a étudié à Vienne, elle aussi. Avant la guerre, une autre tireuse, Sofia Galetchko, a étudié la philosophie de Kant, Fichte, Schelling, Hegel à l’Université de Graz. Elle a été attirée par le fait que dans les œuvres de ces philosophes, la personne apparaît comme un être éthique, orienté vers une activité créatrice, luttant pour la liberté et se sacrifiant pour le bien de la communauté. « La victoire ne s’obtient pas par la force des mains ni par la perfection des armes, mais par la force d’esprit… Une personne noble doit être prête même à mourir pour sauver la nation, afin que la nation vive et qu’elle vive elle-même la seule vie qu’elle voulait vivre », a-t-elle noté. Dans les rangs des Tireurs ukrainiens du Sitch, entre les batailles, Galetchko lit aussi des manuels militaires et résout des tâches tactiques pour améliorer ses compétences militaires.

La place des femmes dans l’armée et leur rôle dans la guerre

Photo : Bureau de rédaction dans un wagon, Première Guerre mondiale, Volyn, près de la ligne de front. Photo colorisée

Les rôles des femmes pendant la Première Guerre mondiale étaient variés. Tout d’abord sur les zones de guerre, il y avait des infirmières, mais aussi des dactylographes, des cuisinières, des référentes et agentes de liaison, des éclaireuses, des soldates et des commandantes.

A l’arrière, le principal domaine d’activité des femmes pendant la guerre était le travail, notamment physique : ouvrières des usines militaires, métallurgiques et chimiques, travailleuses portuaires. La présence des femmes dans l’espace public s’est également accrue : employées de banque, factrices, serveuses de cafés, conductrices de tramway… Avant la guerre, ces métiers étaient considérés comme une affaire d’hommes.

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Une autre hypothèse est celle des femmes soldats de la paix. En 1915, la Ligue internationale des femmes pour la paix et la liberté a été créée à La Haye. Les Ukrainiennes Nadiya Sourovtsova, Oksana Drahomanova et Harytia Konenko l’ont notamment rejoint.

Photo : Carte postale de la Première Guerre mondiale

En plus de leur activité professionnelle, des millions de femmes devaient « simplement » attendre leur mari avec altruisme. Françoise Thébaud, chercheuse française spécialiste de l’histoire des femmes, affirme que dans les sociétés en guerre, on attend des femmes un patriotisme particulier : elles doivent donner leurs fils et leurs maris à leur patrie, leur inspirer du courage pour aller au front. Dans la plupart de cas, elles-mêmes sont souvent privées de la possibilité de se battre, même si elles en manifestent le désir.

Dans l’armée : à l’appel du gouvernement ou en résistance ?

Fin juillet 1914, la presse viennoise publie un message du premier grand groupe de femmes autrichiennes, la Frauenhilfsaktion Wien, appelant les « femmes autrichiennes » à remplir leur devoir envers la nation et à prendre part à la guerre. Les femmes étaient aussi censées fournir une grande partie du travail nécessaire pendant cette période et, selon la classe sociale, certaines participeraient même à la direction des communautés locales en Autriche.

Photo : Une garde féminine à Lviv

Les tirailleuses ukrainiennes du Sitch furent les premières unités ukrainiennes d’Autriche-Hongrie, sélectionnées sur des bases nationales. Le noyau fut constitué des membres des sociétés Sitch, Plast, Sokil – ainsi que des femmes qui y participaient. Avec le début de la guerre à Lviv, Olena Stepaniv avec Maria Batchynska (Dontsova), Ivanna Mourska et Olga Levytska (Basarab) recrutèrent des volontaires pour rejoindre la Légion.

Photo : Le caporal H. Dmyterko et les khorunzhy S. Galetchko et O. Basarab à Vienne, 1917.

Contrairement à d’autres pays, où des unités spéciales pour femmes ont été créées par décision gouvernementale en 1917 (soit pour encourager, soit pour faire honte aux hommes démoralisés), les tireuses ukrainiennes combattaient dans les mêmes unités que les hommes.

Dans le même temps, au Royaume-Uni, en 1917, à l’initiative du gouvernement, un corps militaire auxiliaire féminin a été créé, dans lequel 40 000 femmes ont servi en 1918, dont plus de 8 000 étrangères. Ces femmes étaient très critiquées, plus encore que les femmes des usines, car elles provoquaient une « peur de la masculinisation » des femmes. Le 19 juin 1917 en Russie, le gouvernement provisoire forma le premier bataillon féminin, dirigé par Maria Botchkareva. Il s’agissait d’un contingent spécifique, puisque tant la dirigeante que ses subordonnés avaient un passé criminel.
Pendant ce temps, ni l’Allemagne ni la France ne créaient de tels corps de femmes.

Les défis de la guerre

Maryana Baidak, chercheuse ukrainienne sur les enjeux militaires, a intitulé son livre sur la participation des femmes à la Première Guerre mondiale « La guerre comme défi et opportunité ». Les défis ont évidemment prévalu : les uniformes inconfortables constituent toujours un problème dans l’armée ukrainienne, comme il y a environ un siècle. Les difficultés d’hygiène et la propagation des maladies, les efforts physiques inhabituels et le syndrome des tranchées frappent les femmes de la même manière que les hommes. Mais la pression de la société et l’incompréhension même de la part des personnes les plus proches ont ajouté des désavantages supplémentaires aux femmes.

Hanna Dmyterko se souvient : « Je ne pouvais pas dormir parce qu’il faisait froid et les tirs intenses me rendaient nerveuse. Des balles passaient au-dessus de nos têtes ». Caporal de l’unité Sitch, elle a survécu à la guerre et a eu une longue vie en émigrant aux États-Unis. Deux de ses quatre fils ont continué la lutte pour l’Ukraine pendant la Seconde Guerre mondiale.

Photo. Les dirigeants des Tireurs ukrainiens du Sicth Zenon Noskovsky, Olena Stepaniv, Ivan Chmola, Osyp Yarymovytch et Sofia Galetchko sur le mont Makivka

Selon des témoignages de proches, une des combattantes, Sofia Galetchko, officier du Sitch, n’a pas supporté d’être suspendue de l’action militaire. Elle est décédée en 1918 alors qu’elle nageait dans une rivière de montagne, sans doute pour se suicider.

Quant à Olena Stepaniv, elle a été arrêtée trois fois. Une première fois dans les premiers jours de la guerre, en 1914, elle fut arrêtée par les Autrichiens et prise pour une espionne car on ne croyait pas qu’elle était soldate. La deuxième fois, en 1915, lors de la bataille pour Bolekhiv, elle fut capturée par les Russes et resta à Tachkent pendant deux ans, puis revint triomphalement à travers le nord de l’Europe, devenant l’héroïne de nombreux reportages de presse. Et la troisième fois, en 1949, elle fut arrêtée, condamnée et envoyée dans les camps de Mordovie avec son fils Yaroslav. Elle n’a été libérée qu’en 1956.

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On ne peut qu’imaginer les difficultés que les femmes ont surmontées il y a cent ans pour rejoindre l’armée. Osyp Nazarouk, chroniqueur de l’époque, a qualifié Olena Stepaniv de « fleur impossible dans le marais de la guerre » – et il est peu probable qu’elle l’ait pris comme un compliment.

Les femmes défendaient leur droit de protéger leur terre natale selon l’appel de leur cœur. Dans le même temps, elle ne faisaient pas de campagne pour l’implication massive des femmes dans les opérations militaires.

En 1914, Olena Stepaniv participa activement à la formation d’une unité de volontaires. Et en 1919, après avoir vécu l’expérience de la captivité et ayant subi le scepticisme de ses compagnons d’armes, elle déclara lors d’une rencontre avec des paysannes qui avaient exprimé leur intention de rejoindre l’armée: « Le commandement apprécie votre enthousiasme et votre bonne volonté. Par ma bouche, il a voulu vous rappeler combien vous, les femmes, êtes nécessaires à votre place… dans votre village : laver et ramasser le grain, car un soldat a besoin de nourriture ; expulser les déserteurs et encourager vos frères, vos maris et vos fils à accomplir leur devoir militaire ; nourrir les affamés, aider les blessés et les malades ; et votre travail sera un sacrifice tout aussi précieux pour l’Ukraine…
Il vaut mieux ne pas partir que de tomber en panne et de se faire piétiner sur le bord de la route…
Qu’est-ce que c’est la guerre, et surtout pour une femme soldat ? Demandez à celles et ceux qui l’ont vécue
».


Photo : la tombe d’Olena Stepaniv à Lviv