Les deux âmes de Nicolas Gogol

Culture
4 avril 2024, 12:10

En avril, le monde entier commémore le 215e anniversaire de la naissance de l’écrivain Nicolas Gogol. Penchons-nous sur l’importante composante ukrainienne de l’héritage de cet écrivain de renommée internationale.

L’écrivain du XIXe siècle Nicolas Gogol, dont l’appartenance culturelle est encore débattue aujourd’hui, était conscient de l’étymologie ornithologique de son nom de famille. Le « gogol », en ukrainien, est une variété de canard : il aime l’eau douce, vole vite et est agile. L’écrivain n’a pas non plus oublié qu’il était issu du « nid » des anciens cosaques zaporogues, une proto-république militaire du Sitch Zaporogue, des cosaques et de l’Hétmanat qui ont existé entre le XVe et le XIXe siècle.

Avant son mariage, son père, Vassyl Afanasiyovich Gogol, avait été atteint pendant deux ans d’une maladie infectieuse aiguë accompagnée de fièvres épuisantes. Sa mère, Maria Ivanivna, s’est mariée à l’âge de 14 ans. Il est possible que le taux élevé de mortalité infantile qui toucha la famille s’explique par ces deux causes : seuls quatre des douze enfants de la fratrie survécurent. Aujourd’hui subsiste toujours un bouleau à cinq troncs sur le territoire du domaine qui appartenait à la famille Gogol-Yanovsky, un symbolisme que les guides aiment à expliquer par le nombre de descendants : ils disent qu’il y a autant d’enfants qu’il y a de troncs (le fils de l’écrivain, Ivan, est mort à l’adolescence).

Sa ville natale, Veliki Sorotchyntsy, a occupé une place importante dans la vie de Nicolas Gogol. C’est à propos de la foire locale qu’il a écrit sa célèbre nouvelle homonyme, La foire de Sorotchintsy. « L’expérience de la participation et de l’organisation de foires » était littéralement dans son sang, car son père, responsable du bien du représentant de la noblesse Dmytro Troshchinsky, était également chargé de l’organisation annuelle de la foire de Sorotchintsy. Ainsi, le petit Nicolas connaissait dès l’enfance toutes les nuances de fonctionnement de cet événement commercial et culturel.

D’ailleurs, Nicolas Gogol a pioché les épigraphes de « La foire de Sorotchintsy » dans son encyclopédie artisanale Le livre des choses diverses, qu’il a écrite quand il était encore étudiant au lycée de Nijyn. C’est là qu’il s’essaie à l’écriture, et qu’il recueille des textes du fondateur de la littérature ukrainienne, Ivan Kotliarevsky. Les premières publications de ses œuvres paraissent après son déménagement à Saint-Pétersbourg. En 1829, Gogol publie le poème romantique Hanz Küchelgarten : éreinté par la critique, il retire les exemplaires des librairies pour les brûler, les flammes devenant alors tout un symbole dans sa carrière littéraire. La revue littéraire russe Syny Otetchestva (Le fils de la Patrie en français) publie son poème intitulé L’Italie.

Les premiers essais littéraires, comme il arrive souvent, restent sans succès. L’écrivain change alors de tactique et décide de s’intégrer dans le courant artistique de l’époque. Selon la chercheuse Edyta Boyanovska, le recueil Soirées du hameau (aussi connu sous le titre Veillées du village de Dikanka ou Veillées d’Ukraine) l’a aidé à « chevaucher la vague » du romantisme, qui a intensifié par la suite la curiosité pour le folklore. Nicolas Gogol a fait de sa mère une assistante ethnographe. Elle décrit à son fils des détails de la vie ukrainienne et ainsi, à partir de ces notes épistolaires, des fantaisies colorées et des emprunts virtuoses de la tradition des crèches de Noël, des contes de Ernst Hoffmann, des œuvres de Ludwig Tieck et de Washington Irving, naît son immense succès littéraire, créant le mythe romantique et exotique de la Petite Russie, pour désigner l’Ukraine.

Selon le critique culturel ukrainien Eugène Malaniuk, les souvenirs de l’Ukraine étaient comme une « anesthésie » pour l’écrivain, déçu par la Russie. Cependant, rien n’a réussi à faire disparaître son ennui: la vie russe déprimait Gogol, en commençant par le sentiment de sa différence et jusqu’à la mélancolie provoquée par le temps gris de Saint-Pétersbourg. Il souhaitait retourner à Kyiv pour enseigner l’histoire à l’université Saint-Volodymyr.

Le drame de Gogol, c’est que ce n’est qu’à Saint-Pétersbourg qu’il a pu obtenir la reconnaissance qu’il souhaitait. C’est pourquoi, comme l’écrit un autre critique littéraire, Yurii Lutskyi, dans son ouvrage Les souffrances de Mykola Hohol…, l’écrivain a décidé de vivre selon le principe « ubi panis, ibi patria » (là où il y a du pain, là est la patrie). Il rassemble ses forces pour la conquête finale de la culture impériale russe, et pour se calmer, ironiquement, il roule des boules de pain.

Après la première de sa comédie Le Revizor, là où le héros Khlestakov trompe les fonctionnaires provinciaux, Nicolas Gogol tente de se mentir à lui-même et part à l’étranger, où il écrit des récits sur la vie à Saint-Pétersbourg, et rédige la deuxième édition dite « impériale » de Tarass Boulba. Il commence sans le terminer le roman Annunziata et travaille à la trilogie Les Âmes mortes (dont la deuxième partie reste inachevée). Par la suite, l’Ukraine ne sera plus l’objet de la prose de Gogol, mais ses œuvres comporteront des éléments ukrainiens.

Ainsi, le critique littéraire Mikhail Weisskopf démontre que l’esprit ukrainien ressort non seulement dans le recueil Mirgorod, mais aussi dans l’histoire Le Manteau, tant aimée des Russes. Il est impossible d’imaginer Gogol sans le baroque ukrainien, à chaque étape de sa vie. Le baroque se manifestait déjà dans les drames Le chien – le chèvre et Le simplet écrits par son père, Vassyl Gogol-Yanovsky (dans une lettre à sa mère du 30 avril 1829, Gogol lui demande de les lui envoyer à Saint-Pétersbourg ).

Il semble que dans Le Testament, Gogol cherche également la grandeur des mots d’un grand auteur ukrainien, Grygory Skovoroda : « Le monde a essayé de m’attraper et n’a pas réussi ». L’écrivain, qui a passé sa vie à cacher son identité au nom de la célébrité, dans une agonie de paradoxes, renonce à ses liens terrestres et demande qu’on ne lui érige pas de stature. Certes, ce désir a été ignoré. Les monuments à la gloire de Gogol se sont répandus dans le monde entier, ainsi que de nombreuses rééditions de ses textes.

A présent, à l’occasion du 215e anniversaire de sa naissance, sa prose ne nous semble pas du tout démodée. Le monde ukrainien de Nicolas Gogol vaut la peine de le relire aujourd’hui. Voici quelques raisons majeures pour cela.

1. Pour découvrir qu’en Ukraine, même le mal ne fait pas peur

Dans les ouvrages de Gogol, l’Ukraine est si souriante, amicale et joviale qu’elle ridiculise et donc domine le mal. Dans les histoires ukrainiennes, le diable est un personnage comique avec un nez de cochon et des pattes de vache, qui, dans ses intentions de tromper les gens, se révèle ridicule. Il est possible de dissiper l’obsession des sorcières par un signe de croix. A titre d’exemple, il suffit que Vakula, dans « La nuit de Noël », menace de faire étalage de toutes les signatures d’accords faites sur le dos du diable, et de faire au cornu un signe de croix pour qu’il devienne « doux comme un agneau » et se laisse chevaucher. Tout comme le mal n’a aucun pouvoir sur le cosaque de «La lettre perdue» : au cours d’une fête avec une sorcière, il mélange les cartes sous la table et sauve son âme. Ainsi, de petites cartes ensorcelées se transforment en atouts et le non-être devient l’être.

Illustration de Ihor Vyshynsky pour le livre « Sorcière ukrainienne : Essais sur la démonologie ukrainienne » par V. Miloradovych

Les forces de l’enfer auraient perdu si, dans la vie réelle, Gogol avait réussi, comme les cosaques zaporogues dans ses œuvres, à renoncer au diable déguisé en Empire… Dans ce contexte, le texte « transitoire » de Vij est remarquable. Lorsque Homa Brutus (dont le nom évoque déjà la trahison) voit pour la première fois la jeune femme dans le cercueil, son cœur se brise, comme si « parmi le tourbillon de gaieté et le blizzard des danseurs, quelqu’un se mettait à chanter des chansons sur le peuple asservi ». Il est possible donc de supposer qu’en accomplissant le rituel funéraire pour la sorcière, il dit ainsi au revoir au « peuple asservi ». Lorsqu’il parle de l’Ukraine, Gogol regarde toujours en arrière : il voit l’âge d’or de l’histoire ukrainienne dans un passé irréversible. D’où l’image d’une vieille femme en qui la sorcière se transforme, et la différence regrettable entre la beauté passée et l’image d’un cadavre à moitié décomposé. En devenant Brutus à sa patrie, Gogol saisit pour la première fois sur le papier une peur authentique, qui lui colle à la peau.

La période de Saint-Pétersbourg qui s’ensuit est littéralement truffée de démons. Tchitchikov, le personnage principal dans Les Âmes mortes, avec son « esprit démoniaque », n’est plus seulement une « figure » individuelle, mais un « marionnettiste professionnel ». Il semblerait que le diable est toujours le même, dans les cycles ukrainiens comme dans les périodes russes, seuls les gens sont différents. Les Ukrainiens, chez Gogol, sont forts et joyeux, et les Russes, tristes et serviles.

2. Pour voir la beauté dans le quotidien et répondre à la question « Connaissez-vous la nuit ukrainienne » ?

Selon Michel Tournier, Rousseau « a découvert la beauté des montagnes », tandis que Goethe a décrit l’amour romantique dans « Les Souffrances du jeune Werther ». Cela ne signifie pas qu’avant Rousseau et Goethe, les montagnes étaient moins belles et que les gens ne tombaient pas amoureux. Mais parfois il nous faut un écrivain talentueux pour remarquer certaines réalités.

C’est ce qu’est devenu Nicolas Gogol pour les paysages ukrainiens. Dans ses œuvres, il décrit le ciel familier avec des cerisiers autour des maisons, avec les anges qui regardent les gens à travers les fenêtres étoilées (Une nuit de Mai ). Les forêts vertes deviennent les cheveux sur la tête d’un habitant d’un autre monde (Une terrible vengeance), et la nuit du sud « a les traits d’un garçon » « attiré par les forts bustes des villageois » (Comment Ivan Ivanovitch se brouilla avec Ivan Nikiforovitch ou La brouille des deux Ivan). Comme le souligne le critique littéraire Yurii Barabach dans son étude Connaissez-vous la nuit ukrainienne ? , Gogol attachait une importance particulière aux grandes steppes et aux jardins aux feuillages denses.

Gogol aimait le jardinage et le travail sur le sol, il effectuait ce travail de manière délibérément intuitive, car il n’était pas partisan de la symétrie: il jetait généralement quelques pierres ou glands pour montrer où les arbres allaient pousser. L’écrivain était heureux de planter un bosquet dans la ville de son enfance, Vassilivka. On sent dans ses œuvres qu’il aime sincèrement ce qu’il écrit, et ce virus de l’amour se transmet instantanément aux lecteurs. Ainsi, non seulement l’immense fleuve Dnipro ou les vastes steppes, mais aussi les petits insectes, sous ce regard surpris, se transforment en quelque chose d’une valeur et d’une beauté exceptionnelles, comme dans La Foire de Sorochintsy : « Les pierres précieuses : perles, topazes, jaconites d’insectes éthérés tombent sur les potagers multicolores, gratifiés par les tournesols ».

Certes, il est possible de reprocher à Gogol qu’en construisant une image de l’Ukraine comme un paradis, il néglige les besoins et les problèmes réels des gens qu’il place dans ses paysages fantastiques. Mais il n’était pas le seul à écrire de cette manière en XIXe siècle. Par conséquent, bien que Gogol romance l’espace, il le fait avec une telle maîtrise que la plus grande fiction ne semble pas excessive. On peut dire que de tels paradoxes sont appelés le pouvoir du talent.

3. Pour être libre dans l’interprétation

Le mystère et la complexité de la nature de Nikolas Gogol influencent sa prose, la transformant en une énigme et en un objet de débat incessant. L’une de ses œuvres les plus importantes est l’histoire de Tarass Boulba. Autour de cette œuvre se multiplient et se confondent les interprétations et les divergences. L’histoire a été publiée pour la première fois en 1835 dans le recueil Mirgorod et, selon Gogol, elle n’était pas assez développée sur le plan artistique. Par conséquent, sept ans plus tard, en 1842, le deuxième volume des Œuvres de Nicolas Gogol comprend la deuxième rédaction, sensiblement augmentée : au lieu de neuf chapitres, la nouvelle version du texte en contient douze.

Gogol procède non seulement à l’approfondissement des intrigues (par exemple, autour d’Andriy et de la noble polonaise), il change aussi certains accents idéologiques, de sorte que Tarass Boulba se transforme d’un colonel ukrainien à un nouveau symbole du nationalisme russe. A l’époque de la Russie des Tsars, ce texte était inclus dans la bibliothèque des soldats : le contenu était réduit à quelques pages, la seule chose qui reste intacte est le passage où Tarass Boulba tue son fils Andriy pour trahison à sa patrie.

Le personnage de Tarass Boulba apparaît contradictoire en raison du mélange des registres positifs et négatifs, et les évaluations de ses actions varient considérablement, du noble chevalier à l’autocrate tragi-comique qui tue son fils et à l’intrigant qui pousse les Cosaques à la guerre. De plus, son nom de famille reçoit les explications les plus diverses : du littéral et comique Johnny Potato [ « boulba » veut dire pomme de terre en ukrainien du nord – ndlr], qui symbolise la rondeur et la corpulence du gros colonel (d’après Edita Boyanovska), à «  la boule de terre » (d’après Petro Kraliuk).

Il convient de préciser qu’initialement, Gogol voulait nommer son héros Koulbaba (« Pissenlit » en ukrainien), probablement pour souligner le contraste entre son corps rude et la petite fleur jaune, ainsi que pour marquer le rôle des femmes et de la féminité dans l’histoire.

Gogol n’est pas un auteur autoritaire : il considère ses lecteurs comme des égaux, capables de choisir comment lire les textes et ce qu’il faut y voir exactement. Tarass Boulba n’y fait pas exception.

4. Pour ressentir la résistance des gens d’autrefois

Dans le récit campant des personnages de propriétaires campagnards Un ménage d’autrefois, on voit une idylle endormie, l’étouffement mortifiant où on ne vit que dans les intervalles entre le tintement des cuillères et le cliquetis des tasses. Le couple de vieux Opanas Ivanovitch et Poulcheria Ivanivna Tovstogoub, éloigné du monde extérieur, observe tranquillement depuis les fenêtres de leur maison le remplacement d’une époque par une autre, comme sur la scène de l’histoire. Étrangement, c’est dans cette touchante inactivité et cette inertie que réside probablement leur anticonformisme.

Selon Yurii Barabach dans son étude Un ménage d’autrefois : idylle ? parodie ? Drame? , une lecture attentive de ce texte montre clairement que, dans sa jeunesse, Opanas Ivanovitch a servi « dans les compagnons ukrainiens ». Il est connu que les régiments de compagnons des XVIIe et XVIIIe siècles étaient « une sorte de troupe entre la garde du hetman et la garde nationale moderne, et les troupes intérieures ». Il est donc possible de considérer ces formations militaires comme les derniers vestiges de l’autonomie nationale ukrainienne (en 1776, après la destruction du Sitch de Zaporijjia, ces régiments ont été réformés).

En tant que major, c’est-à-dire, en tant que représentant à la fois des cosaques et de la noblesse, Opanas Ivanovitch Tovstogoub a pu facilement obtenir un titre de la noblesse russe, continuer à servir dans l’armée russe et ainsi se dissoudre complètement dans l’environnement dangereusement acide de l’empire. Cependant, comme le souligne Y. Barabach, Tovstogoub maintient sa dignité nationale et, en mémoire de cet « Atlantide de cosaques » noyé, choisit une vie tranquille dans le monde d’autrefois par opposition aux carrières ouvertes aux renégats ambitieux.

Un tel résumé de la célèbre histoire, proposé par l’un des meilleurs spécialistes de Gogol, révèle l’existence d’un axe solide dans la vie modeste des personnages. Il s’agit du rejet du pouvoir étranger et de ses ordres (pas étonnant que dans la maison des Tovstogoub est accroché un portrait de Pierre III, assassiné sur ordre de Catherine la Grande, l’impératrice russe qui a supprimé l’autonomie du Hetmanat et détruit le Sitch). Cela montre que les œuvres de Nicolas Gogol présentent encore des signes de la fierté de la noblesse ukrainienne.

La vie de Gogol était comme un labyrinthe, les souvenirs de l’Ukraine était le fil d’or qui conduisait sans cesse son âme dans les endroits les plus sombres. Ses nouvelles ukrainiennes comportent quelque chose de très réjouissant, qui peut vous faire rire, vous effrayer, puis vous rassurer avec une nouvelle plaisanterie, comme un enfant avec un beau jouet. Les deux âmes de Gogol, ukrainienne et russe, sont en corrélation l’une avec l’autre, comme la respiration à pleins poumons et la raideur figée.