Iryna Tsilyk: « Nous nous sommes éloignés de cette époque étouffante où l’héritage soviétique était très fort »

Culture
24 avril 2024, 10:29

La réalisatrice, scénariste et lauréate 2022 du Festival français du film documentaire Le Grand Bivouac, du plus prestigieux Prix national Taras Chevtchenko en Ukraine et du Festival Sundance, s’est entretenue avec Tyzhden de son mari, l’écrivain Artem Tchekh, engagé dans les forces armées de l’Ukraine, du fossé qui se creuse entre les gens qui ont des expériences différentes, de la « désintoxication » de la société ukrainienne et d’un nouveau projet de film soutenu par la France.

Félix et moi («Я і Фелікс») est le premier long métrage d’Iryna Tsilyk. Auparavant, elle avait réalisé d’importants documentaires : Le Bataillon invisible raconte les conditions de vie des femmes en guerre, La terre est bleue comme un orange est l’histoire d’une famille de la zone rouge du Donbass. Il a remporté un prix au festival Le Grand Bivouac en France. Sa nouvelle création est fondée sur un roman de son mari, Artem Tchekh, militaire ukrainien. Leur fils y joue le rôle du personnage principal.

Photo: Artem Tchekh. Crédit: page Facebook de l’écrivain

– Dans Felix et moi nous voyons beaucoup de pièces authentiques, d’objets des années 90. Est-ce l’influence du cinéma documentaire sur votre travail artistique ?

– Je dois dire que l’équipe, la directrice de production Maria Ostrovska, l’accessoiriste Anna Surikova, les autres costumiers et bien d’autres personnes, était très motivée pour reconstruire l’ambiance de cette époque. Nous avons reconstitué le monde de notre enfance, car tous les personnages sont presque de la même génération : nous avons entre 30 et 40 ans. Nous nous souvenons de beaucoup de choses, mais il fallait travailler aussi avec des photos documentaires de l’époque, pour analyser les détails.

– Comment ce film a-t-il vu le jour ? À quel moment est-il devenu évident qu’il allait être réalisé ?

– Il se trouve que Chekh n’avait pas encore terminé le manuscrit, le livre n’avait pas encore été publié, mais nous savions déjà qu’il y aurait un film. J’étais là, j’ai participé aux réflexions, à la lecture des brouillons, lorsqu’il travaillait sur le roman. A un moment donné, il est devenu évident que ce texte était très cinématographique. C’est alors que j’ai reçu une offre des producteurs ukrainiens Volodymyr et Hanna Yatsenko pour travailler ensemble sur un long métrage, et j’ai eu l’idée de créer un film basé sur le roman. Chekh m’a également rejointe et il a coécrit le scénario. Nous avons commencé à travailler sur le scénario alors que le livre n’existait pas encore! Le film a été réalisé en 2020 et le roman Mais qui es-tu donc ? («Хто ти такий? ») a été publié en 2021. Bien que le scénario soit très différent, je souligne toujours qu’il s’agit d’un film basé sur le livre.

–  Quel était le message principal pour le spectateur, au tout début? Et a-t-il évolué par la suite, au cours de la réalisation?

Il est difficile de dire ce qui m’a guidé en 2020. C’est probablement l’histoire commune des gens de ma génération. Bien que nous ayons tous eu des familles différentes, certains traumas sont communs. Et certains bons souvenirs sont également communs. Je le ressens tous les jours. En tant qu’adulte et mère d’un adolescent, j’ai ressenti le besoin de regarder en arrière et de voir tout cela autrement. J’ai eu besoin de réfléchir d’où nous venions et où nous en sommes aujourd’hui.

D’une manière étrange, le film a « résisté » ces quatre années, mais ce n’est qu’aujourd’hui qu’il a été distribué aux spectateurs ukrainiens. Il est apparu clairement que l’une des lignes de force est celle du retour à la vie civile d’un vétéran de la guerre en Afghanistan, qui ne trouve pas sa place. Il ne sait pas comment s’intégrer. Et ses proches ne savent pas non plus comment s’y prendre avec lui.

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Je pense que cette ligne a pris de nouvelles couleurs. Car si la guerre actuelle dure depuis dix ans, les deux dernières années ont tout exacerbé, d’abord en termes d’échelle. Aujourd’hui, ce sujet – les anciens combattants qui rentrent chez eux et ceux qui reviendront par la suite – est devenu très important. Il est essentiel d’en parler entre nous. Si nous n’avons pas encore toutes les réponses, nous devons au moins poser des questions. Il y a différents vides entre nous. J’ai envie de croire que les livres et les films peuvent réduire ce fossé entre des gens d’expériences différentes aujourd’hui.

– Quels sont les parallèles les plus intéressants entre les années 90 et la situation actuelle ?

– A vrai dire, je ne vois pas de parallèles évidents, mis à part le fait que c’était aussi une période difficile et très instable. C’était une période de transition d’une réalité à une autre, et tout le monde était épuisé par cette recherche d’un sol sous les pieds, de réponses à la question « qui sommes-nous et où allons-nous désormais ?».

Aujourd’hui, nous vivons une période complètement différente et je pense que notre film permet de bien mesurer l’énorme bond en avant que nous avons accompli au fil des ans. Nous nous sommes éloignés de cette époque étouffante où l’héritage soviétique était très fort. Nous étions complètement différents à l’époque. Nous étions encore empoisonnés à différents niveaux par toutes ces années de réalité soviétique.

Iryna Tsikyk avec son mari et son fils. Photo: page Facebook d’Iryna

Mais nous avons déjà traversé une telle période de désintoxication! Je constate des progrès considérables. Les dix dernières années ont été des années de guerre, ce qui complique nos vies, repousse notre développement à tous les niveaux possibles… Mais nous sommes différents. Nous sommes les membres de la famille européenne, de la communauté européenne.

– Vous avez déjà reçu des dizaines, ou des centaines de critiques de la part des spectateurs, tant en Europe qu’en Ukraine. Quels sont les mots qui vous ont le plus marquée ?

– J’étais persuadée que ce film était essentiellement destiné au public ukrainien. Au niveau international, il restait à savoir si les gens allaient réagir. Je suis donc toujours surprise lorsque je comprends que le public étranger s’identifie à quelque chose. J’ai été surprise lorsque nous avons remporté un prix lors du plus grand festival du film pour enfants et adolescents d’Europe, qui a eu lieu en Italie. Les films ont été jugés non par par un jury professionnel, mais par 600 adolescents italiens. Et ils nous ont donné un prix. Alors, je me suis dit: « Où sommes-nous et où sont les adolescents italiens modernes? » Quelque chose a attiré leurs attention.

Ou récemment, j’ai entrepris une tournée aux États-Unis, où j’ai eu des présentations dans huit universités et collèges différents. La rencontre avec des publics essentiellement américains a également été très étonnante… Il y avait beaucoup de réactions indiquant que les gens non seulement ont compris quelque chose… mais qu’ils sont parfaitement capables d’expliquer ce qu’ils ont compris. Par exemple, une femme a dit: « J’ai grandi dans le Massachusetts provincial dans les années 90 et je n’aurais jamais pensé que nous ayons tant de choses en commun avec les Ukrainiens ».

Par ailleurs, le film est enfin dans les salles de cinéma en Ukraine. J’ai hâte de recevoir la première vague de critiques. Je vois beaucoup de réactions très vives. Très souvent, les gens indiquent que le film les touche, qu’il les ramène à l’époque de leur enfance, qu’il leur fait revivre et remonter des souvenirs oubliés depuis longtemps. Cependant, à part que le film est devenu un voyage un peu triste dans le passé, je constate qu’il laisse un léger arrière-goût. C’est un sentiment du genre: quelle bonne chose que tout cela reste dans le passé. Nous sommes différents aujourd’hui et nous pouvons regarder en arrière et nous libérer de nos traumatismes.

– C’est votre premier film de fiction… Y en aura-t-il d’autres?

– Je suis un auteur qui ne fait pas de stratégies pour l’avenir. J’ai vraiment envie de tout essayer. Je suis à la recherche des formes et des outils les plus opportuns pour parler de différentes choses qui me préoccupent à différentes étapes de ma vie. J’ai déjà de l’expérience avec différents types de cinéma, j’aime beaucoup ces deux façons de parler le langage du cinéma à propos de choses différentes. Et j’espère vraiment que j’aurai l’occasion de tourner des projets documentaires ainsi que des films de fiction.

Mais à présent, il est intéressant de voir que j’entre à nouveau sur un terrain inconnu, je vais à nouveau faire mes débuts. Je suis sur le développement d’un long métrage documentaire ayant pour titre provisoire Zone rouge. Ce sera un film-essai très intime, assez poétique, sur ma vie privée, ma famille, mes amis et ma génération… Au cours de ces dix années de guerre, ils ont beaucoup changé à différents niveaux, y compris à des niveaux délicats qui ne sont pas toujours évidents. Je veux aborder certains sujets dont nous ne parlons pas encore très ouvertement. Par exemple, ce qu’il arrive aux couples mariés séparés par l’expérience de la guerre. Comment se crée cette étendue de grands malentendus, comment l’intimité entre les proches est mise en danger par l’incomparabilité des expériences.

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Je veux parler non seulement de la zone rouge où se déroulent aujourd’hui les affrontements, mais aussi de l’espace de l’insécurité et de l’incapacité à se préparer à l’avenir. En effet, cet espace de la zone rouge peut se trouver n’importe où à présent. Bien sûr, nous ne pouvons pas comparer le danger, je veux parler d’autre chose. Même les personnes qui quittent l’Ukraine… Elles emportent souvent avec elles ce sentiment d’insécurité et d’incertitude quant à l’avenir.

Le projet est encore au stade précoce, mais nous avons déjà des partenaires, le Luxembourg et la France, qui accordent un premier soutien financier dans leur pays pour commencer. La réalisation de ce film nécessitera beaucoup de temps – quatre ans ou plus. Il est difficile de dire ce qui nous arrivera entre-temps. Le film ne décrit pas la guerre, mais il parle de ce que les gens ressentent lorsque le monde familier disparaît. Il explique comment nous apprenons à nous adapter malgré toutes les tragédies quotidiennes, en essayant de nous défendre à l’aide du rire et une certaine vitalité, la capacité d’aimer.

Contre toute attente.