Alla Lazaréva Сorrespondente à Paris du journal Tyzhden

Jérôme Barbosa : « Un sursaut collectif intellectuel, économique et politique de notre part en faveur de l’Ukraine est tout simplement vital »

Culture
17 avril 2024, 17:39

Jérôme Barbosa est un photographe indépendant français qui a passé plusieurs mois en Ukraine, en temps de guerre. Il a exposé par deux fois ses reportages au festival BarrObjectif, à la galerie Adrian Bondy, travaille comme dessinateur, traducteur, metteur en scène. Il nous a fait part de ses observations sur la vie ukrainienne, la politique occidentale à l’égard de la guerre et le rôle de l’art et de la photographie dans la vie des gens.

– Quand et comment avez-vous découvert l’Ukraine ? Pourquoi avez-vous décidé d’y passer plusieurs mois, pendant la guerre ?

– J’ai véritablement découvert l’Ukraine lors des événements liés à l’Euromaïdan en décembre 2013. Les manifestations à Kyiv, en l’occurrence, m’ont beaucoup touché. Cette volonté clairement affichée de rejoindre le giron de l’UE et de s’extraire de la zone d’influence russe était un signal fort et sans équivoque. Quand Viktor Ianoukovytch a fait passer ses lois scélérates afin de dissuader les Ukrainiens de manifester et que ces derniers lui ont répondu par tout un tas de stratagèmes bon enfant, j’ai senti en moi un élan spontané de sympathie et d’admiration pour ces hommes et ces femmes.
À l’époque, j’aurais voulu partir les rejoindre, cependant les circonstances ne s’y sont pas prêtées. Face à la répression brutale lancée par le pouvoir à travers les berkout et les titouchky, la réponse qu’a apportée l’émissaire de l’Europe m’a rempli de honte. Nous n’avons pas été politiquement à la hauteur à ce moment-là. Malheureusement pour l’Ukraine, nous n’avons guère évolué dans le bon sens depuis lors.

Ce qui explique le fait que j’ai voulu partir après l’agression massive du 24 février 2022 réside dans ma lecture d’ouvrages liés aux guerres qu’a menées la Russie. En particulier, celle de Tchétchénie. Les actes de barbarie perpétrés par les soldats russes étaient tout simplement sidérants. Les manœuvres gigantesques effectuées par l’armée aux abords de la frontière ukrainienne étaient donc de très mauvais augure. La suite nous l’aura prouvé à de trop nombreuses reprises. Dès l’attaque massive du 24 février, j’ai participé à toutes les manifestations publiques de soutien à l’Ukraine.

Photo: Jérôme Barbosa. Crédit: Claude Fasano

Toutefois, lorsque le bombardement de la maternité de Marioupol a été annoncé et que l’existence des charniers de Boutcha, Irpin et Hostomel a été révélé, j’ai su que mon rôle de citoyen, de photographe ne se cantonnerait plus à documenter les marches des cortèges à Paris. Cela peut paraître naïf, mais j’y ai vu un bégaiement de l’Histoire. Mes lectures sur la guerre d’Espagne me sont revenus en mémoire, ainsi que le souvenir des Brigades Internationales. Me battre, j’en aurais bien été incapable, mais user de mon appareil photo pour donner à voir une autre facette des événements, je m’en sentais quelque peu à la hauteur.

Je n’ai pas décidé dès le départ de passer plusieurs mois sur le terrain. Je n’avais à ce moment-là aucune expérience d’un quelconque conflit armé. Si j’avais senti à mon premier voyage que je représentais un poids pour les personnes que j’accompagnais, j’aurais sans doute rebroussé chemin sans demander mon reste. Rien de plus obscène que de jouer au touriste de guerre. Quand je suis arrivé à Zaporijjia en avril 2022 et que j’ai constaté chez ceux qui m’accueillaient cette nécessité primordiale d’avoir à leur côtés un témoin direct, j’ai décidé de plonger dans ce conflit. Ensuite les séjours se sont multipliés par la force des événements et des rencontres. Il y a tant à dire. Photographier avec discernement et subtilité exige beaucoup de patience et, de facto, de temps. Ne serait-ce que par respect pour celles et ceux qui m’ont fait confiance – et ils ont été si nombreux. Sans compter l’attachement indéniable qui est né envers l’Ukraine et ses habitants et qui me fait y retourner malgré les difficultés croissantes.

– Vous vous êtes installés à Kharkiv, la ville qui subit des bombardements réguliers. Qu’est-ce que cette expérience a changé en vous ? Dans votre vision du monde, peut-être ?

– À Kharkiv, j’ai appris à faire avec la peur. Et celle-ci fut de prime abord paralysante. Elle est toujours là, mais je ne la laisse plus prendre le dessus. J’essaie de la devancer en me saisissant de mes affaires et en me mettant aussitôt à la recherche du point d’impact le plus proche. D’avoir passé du temps à Kharkiv, sous la menace des missiles et des shaheds (drones de fabrication iranienne), m’a en quelque sorte préparé à vivre à Kherson. Là-bas, la distance séparant la ville de l’artillerie russe est si faible qu’il n’y a aucun moyen de se prémunir contre les attaques tant elles peuvent être rapides et inopinées. Les alertes aériennes y sont d’ailleurs inutiles.
En journée, j’ai donc appris à décrypter le comportement des habitants et comment adapter le mien en cas de danger immédiat. La nuit, la donne change complètement : on se retrouve face à l’incertitude et à la terreur – pour ma part, j’étais logé en zone rouge, sur les bord du Dniepr : les périodes d’insomnies ont donc été nombreuses et harassantes pendant mon séjour. J’éprouve un immense respect pour les habitants qui décident de rester sur place et de résister avec les moyens qu’ils ont à leur disposition. Je pense souvent, entre autres, à Marina Polyakova à Kharkiv et Oksana Pogomii à Kherson, à leur détermination, à leur courage, à leur générosité. Chaque fois que résonne à mes oreilles la phrase « Slava Ukraïni ! Heroïam Slava ! », mon cœur se serre et de nombreux visages m’apparaissent. Les héros, les vrais, sont tout compte fait très discrets. Face à eux, face à elles, l’humilité est de rigueur.
Toute personne qui a eu à subir des bombardements n’est plus tout à fait la même. On ne sort pas indemne d’une pareille expérience. Et je ne parle même pas de ce qui peut venir s’ajouter à cela, qui est bien pire encore. Que des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité puissent encore à l’heure où je vous parle se produire sur le sol européen m’est tout simplement insupportable.

Photo: Jérôme Barbosa, Serhuiy Storcheus et Maryna Vorontsova. Crédit: Natalia Katkova

– Avez-vous gardé des contacts avec des Ukrainiens que vous avez photographiés ?

– Photographier nécessite de se déplacer souvent et pour des durées aléatoires. J’essaie de collecter le nom de toutes celles et de tous ceux qui passent devant mon objectif. Et même si malheureusement ce n’est pas à chaque fois possible de le faire, je m’astreins à suivre cette règle du mieux que je peux. Cependant rester en lien avec toutes ces personnes relève tout bonnement du défi : elles sont si nombreuses ! Je tente de conserver des liens avec certaines, mais il est difficile, voire impossible de le faire sur le long terme, les aléas sont légion dans de telles circonstances. D’aucunes disparaissent sans crier gare, d’autres ont déménagé ou ont dû fuir. Certaines d’entre elles sont même mortes. Comme ce soldat surnommé Rammstein que j’ai photographié à Slaviansk en février dernier au cours d’une formation aux soins d’urgence. À la fin de la séance, il est venu me voir pour que nous échangions nos contacts. Deux jours plus tard, j’apprenais son décès dans un obscur accident. Il arrive également que des contacts très précieux deviennent des amis au gré des événements que nous traversons ensemble. Il a pu se produire que je les ai photographiés et que leur image ait, par la suite, pris sens dans le corpus de mes travaux. Dans ce cas-là, je leur envoie les photos lorsque je prends de leurs nouvelles.

– Est-ce que la photographie a le pouvoir d’influencer la politique ? La vie sociale ? De contribuer aux changements ?

– J’ignore si aujourd’hui la photographie peut changer la politique. Pour vous dire la vérité, j’en doute. Pour ce qui est de la vie sociale, oui, très certainement. En tout cas, elle a bouleversé la mienne ! Elle a activement participé à mon éveil politique. Mais mon cas est particulier, et assez isolé. Plus je montre mon travail au public, plus je vais à sa rencontre, plus je me rends compte que les gens s’intéressent à ce qu’il se passe ailleurs, que l’empathie existe belle et bien, qu’elle résiste, qu’elle est indispensable. Aujourd’hui, tout un chacun est sollicité à outrance de la part des médias, des annonceurs publicitaires, des réseaux sociaux, et finit par ne plus savoir où donner de la tête. D’où l’apparition de ce que l’on nomme la fatigue informationnelle. Voilà pourquoi je privilégie davantage les expositions-rencontres que les publications dans la presse. L’important est d’aborder ces personnes à hauteur d’hommes et de femmes, de pouvoir échanger sereinement dans un cadre bien défini. Cela suscite à coup sûr des interrogations, des indignations et parfois des initiatives. J’ai pu le constater lors du festival de photojournalisme de BarrObjectif (Charente) en septembre 2023. D’avoir pu y présenter mon travail à des adolescents grâce à la préparation mise en place en amont par les professeurs engagés des collèges et des lycéens environnants a été une expérience très enrichissante. Et parfois pleine d’émotions. Comme lorsqu’une jeune fille m’a avoué être ukrainienne et avoir trouvé refuge dans la région : elle était bouleversée qu’on pût parler de son pays avec autant de conviction, que celui-ci ne fût pas tombé dans l’oubli.
Très récemment, j’ai rencontré Emmanuel Guibert, l’auteur d’une bande-dessinée qui m’a beaucoup influencé (Le photographe, consacrée à Didier Lefèvre). Je lui ai parlé d’une amie de Kharkiv, Olena Desyushka. Elle mène une action exemplaire auprès des enfants et des personnes âgées dans des refuges en ville et aussi dans des villages situés dans les territoires libérés. Je l’ai suivie à de diverses reprises pour ses ateliers. Elle m’a aussi beaucoup aidé dans mes déplacements sur le terrain. Sans elle, une bonne partie du travail que j’ai réalisé à Kharkiv et dans ses environs n’existerait pas. Emmanuel Guibert a été très touché par ce qu’il a entendu. Il m’a suggéré de lui préparer un dossier concernant Olena. Je m’y suis appliqué de mon mieux. Et quelques jours plus tard, il m’a annoncé que l’Institut accordait à Olena une bourse exceptionnelle pour qu’elle soit en mesure de poursuivre son action sur le terrain. Sans doute que cela va, entre ses mains, permettre de changer le destin de quelques personnes. D’avoir pu établir une chaîne de solidarité par laquelle a transité une poignée d’images qui va modestement contribuer à des changements positifs : voilà qui me fait garder foi en la photographie. C’est un travail de longue haleine, de persévérance et de hasards heureux.

– Vous travaillez souvent en noir et blanc. Pourquoi ?

– Parce que je vois mieux en noir et blanc. À ce propos, je ne remercierai jamais assez Tom Stoddart de m’avoir conforté dans cette idée, sur ce chemin. La couleur me distrait, m’empêche de voir l’essentiel. Je ne m’en sers que lorsqu’elle apporte une information supplémentaire importante. La plupart du temps, tel n’est pas le cas, elle relève trop souvent de l’anecdote. Que m’importe la couleur d’un vêtement, d’un mur, d’une source de lumière artificielle. Ce qui me préoccupe en premier lieu, c’est l’expression que dégage une personne, son attitude, le lien qu’elle peut entretenir avec d’autres autour d’elle, ses mains. On ne fait pas assez attention aux mains ! C’est pour cela que je me focalise essentiellement sur les liens : comment puis-je en rendre compte avec justesse dans des circonstances aussi éphémères, aussi volatiles ?
La photographie pour la photographie ne m’intéresse guère. Rendre compte de l’humanité d’une personne, d’un groupe de personnes dans des moments aussi délicats, aussi extrêmes tient presque d’une exigence morale. L’ascétisme du noir et blanc m’est un précieux allié pour parvenir à ce but. Pour autant, je n’en nie pas l’esthétisme. D’ailleurs, c’est par ce biais-là que j’ai découvert la photographie et qu’elle m’a attiré. La plupart des images que je garde en mémoire pour m’avoir bouleversé sont en noir et blanc. La plupart des photographes que j’admire œuvrent majoritairement en noir et blanc. C’est un langage franc, direct, simple en apparence, qui me parle à bien des égards depuis longtemps. Et surtout, comme le soulignait Denis Roche, il émet du silence. Et celui-ci me permet de mieux saisir, de m’imprégner davantage de ce qui se dégage d’une photographie.

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– Votre exposition à Vernon a eu lieu le 13 avril. Est-ce qu’elle sera accueillie de suite dans d’autres galeries en France ou ailleurs ?

– Pour l’instant, non. Les rencontres culturelles de Vernon-Ternopil sont une première étape. En tout cas, l’idée est qu’elle continue à voyager. Que les photographies qui la compose ne soient plus simplement les miennes, mais qu’elles tracent leur chemin et vivent leur vie, qu’elles interpellent les gens, qu’elles fassent réagir, qu’elles suscitent des actions solidaires. Depuis mon dernier séjour en Ukraine où j’ai partagé le quotidien des soldats de la 92ème brigade dans le Donbass, j’ai repris mon bâton de pèlerin et je suis de nouveau allé frapper aux portes. À un maximum de portes. C’est bien plus épuisant que de rendre compte de la guerre et de ses conséquences, car l’indifférence et l’immobilisme persistent, les fins de non-recevoir abondent, les promesses sans lendemain se multiplient et les empêchements de toute sorte s’accumulent. De ce fait, je ne me limite pas qu’à la France. Récemment, j’ai été approché par une organisation allemande. Je vais tout faire pour que cela se concrétise et que nous puissions travailler ensemble.
Étant donné l’accueil que j’ai reçu de la part des Ukrainiens, leur dévouement à mon égard, l’amitié qui me lie à présent à certains d’entre eux, l’espoir que j’ai créé par ma seule présence, ne pas en faire un peu plus chaque jour reviendrait à les trahir.

– Avez-vous le projet de retourner en Ukraine ?

– Oui, mille fois oui. Pour l’instant, je dois me concentrer sur les photographies déjà faites et, comme je vous le disais plus haut, les faire connaître. J’ai également besoin de repos. Ces deux dernières années n’ont presque été qu’exclusivement consacrées à l’Ukraine. Quoi que je fasse, elle n’est jamais bien loin de mes pensées et de ce qui me motive. Au mois d’octobre, je voudrais accompagner un jeune documentariste sur le terrain ; en ce moment, nous cherchons des financements. Afin de suivre la ligne de vie entre Dnipro et le Donbass, suivre les unités médicales en intervention. Beaucoup d’actions encourageantes sont mises en place à l’heure actuelle pour maintenir et sauver des vies. Et aussi retrouver certaines personnes croisées précédemment, leur fournir l’occasion d’un droit de suite, savoir comment elles vont, leur montrer qu’on ne les abandonne pas.

– Qu’est-ce qu’il faut faire, selon vous, pour que la Russie perde la guerre contre l’Ukraine ?

– Je ne suis certainement pas la personne la plus avisée pour vous fournir la méthode ad hoc afin de faire capituler la Russie. Ce n’est pas mon domaine d’expertise. Toutefois je pense qu’un soutien renforcé en armement à l’Ukraine est une première étape décisive. À ceux qui disent que les caisses sont vides : pourquoi n’utilise-t-on pas les biens et les actifs des oligarques russes qui sont entre les mains des Européens après qu’ils aient été confisqués ? Ils devraient servir à la défense européenne, à la fabrication d’armes et au ravitaillement de l’armée ukrainienne. Les sanctions financières contre la Russie devraient être renforcées. Évidemment, je conçois que cela est bien plus facile à dire qu’à mettre en œuvre. Néanmoins nos politiques ne pourront pas se cacher éternellement derrière des condamnations officielles en pagaille des crimes de guerre et contre l’humanité commis par l’armée russe. Celle-ci est sous l’autorité de chefs militaire, d’un haut-commandement, d’un président. Si l’on n’agit pas, arrive un moment où cette inaction s’apparente à de la lâcheté ou de la complicité. Cette mollesse face au pouvoir russe aura forcément des résultats désastreux bien au-delà des frontières de l’Ukraine. Les Européens dans leur ensemble doivent le comprendre. Nous nous sommes beaucoup trop détachés de l’Histoire, or celle-ci est toujours en marche. Et si les élections présidentielles américaines portent à nouveau Donald Trump au pouvoir en janvier prochain, le pire est à craindre. Un sursaut collectif intellectuel, économique et politique de notre part en faveur de l’Ukraine est tout simplement vital.
Je me prends également à rêver que le peuple russe se débarrasse enfin de ce pouvoir mafieux qui, depuis tant d’années, l’asservit, le terrorise, l’utilise comme chair à canon pour des guerres cruelles, dispendieuses et totalement inutiles.