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[post_content] => C'est tellement énorme que, il y a encore quelques mois, personne n'aurait été prêt à le croire. L'affaire Petlioura est d'abord une manipulation réussie par les Soviétiques. La victime est devenue le bourreau, et le verdict d'un tribunal a validé ce mensonge. Ce 22 mai Symon Petlioura, un homme d'état ukrainien, aurait eu 144 ans. Il a été assassiné à Paris en 1926 et son destin tragique est un symbole de la résistance ukrainienne à l'impérialisme russe. Mais encore aujourd'hui, il s'agit d'une vérité qui dérange en France, tant la propagande soviétique a réussi à fabriquer de lui une fausse image. Le restaurant Bouillon, dans le quartier latin, à Paris, où Symon Petlioura a pris son dernier dîner, a un peu changé au cours des cent dernières années. Il ne s'agit pas tant de l'intérieur. Au contraire, les propriétaires du restaurant ont pris la peine de préserver au maximum le décor d'origine dans le style Art nouveau des frères Chartier. Ce qui a changé depuis ce funeste printemps de 1926, c'est la clientèle, la carte, les prix, et avec eux, l'esprit de l'établissement. Dans les années 1920, Bouillon était une cantine ordinaire pour un public sans prétentions, où l'on pouvait manger modestement pour quatre francs. Aujourd'hui, c’est un restaurant branché dans un quartier touristique, classé monument historique et qui offre à sa clientèle une cuisine créative de chef, pas si bon marché. Bouillon a acquis son statut de monument du patrimoine architectural parisien en raison de ses miroirs biseautés et de ses carreaux de céramique, de ses lustres vintage et de ses mosaïques de marbre, de ses vitraux et de ses boiseries ciselées. Mais la plaquette publicitaire du restaurant ne mentionne pas le nom d'un client habitué de l’établissement, le président de la République Populaire Ukrainienne. Et ce n’est pourtant pas faute de l'avoir demandé ; les Ukrainiens de France n'ont cessé de le faire, pour rappeler les faits tragiques de cette histoire qui lie la France à l'Ukraine. Ils ont demandé à plusieurs reprises l'apposition d'une plaque commémorative à deux pas du restaurant, sur le bâtiment voisin de celui où Petlioura a été abattu. Mais la Mairie de Paris a refusé systématiquement. [readAlso title:" Lire aussi: "] Vassyl Vychyvany. Pourquoi Guillaume-François de Habsbourg-Lorraine était considéré comme un « roi étranger » pour l’Ukraine [/readAlso] Pour comprendre pourquoi les Français, à l'exception d'un groupe restreint d'amis de l'Ukraine, n'ont pas voulu commémorer cet assassinat commis rue Racine, le 25 mai 1926, il faut se référer aux documents du procès de Sholem Samuel Schwartzbard, l'assassin de Symon Petlioura, très probablement manipulé par les services soviétiques, vu son passé criminel et sa nature aventurière. Son casier judiciaire comporte deux braquages de banques, à Vienne (1908) et à Budapest (1909), et deux passages en prison. Puis il a servi dans l'armée rouge, en 1917, faisaient de lui un proie facile pour le GPOu, l'ancêtre du KGB, même s'il pouvait se croire tranquille à Paris, dans sa petite boutique d'horloger. Symon Petluoura a donc été tué le 25 mai 1926 à Paris. Samuel Schwartzbard, vêtu d'une blouse blanche d'horloger, lui a tiré sept balles de revolver. Au poste de police, il a expliqué qu'il avait ainsi décidé de venger les pogroms juifs qui ont eu lieu pendant la Première Guerre mondiale et la guerre de libération de l'Ukraine, de 1917 à 1921. Les enquêteurs ont trouvé un portrait de Petlioura découpé dans un journal d'émigrés ukrainiens lors d'une perquisition à son domicile, et la femme de Schwartzbard a témoigné que quelqu'un avait appelé son mari et qu'il s'était précipité hors de la maison et s'était enfui dans ses vêtements professionnels, pour aller commettre son meurtre. La personne ayant prévenu Schwarzbard par téléphone que Petlioura était venu déjeuner seul au restaurant Bouillon, sans sa femme et sa fille, a été identifiée assez rapidement. Il s'agit de l'agent tchékiste Mikhail Volodin, qui une fois arrivé à Paris, a passé beaucoup de temps avec Schwartzbard et à l'ambassade soviétique, et a très probablement recruté Schwartzbard pour espionner Petlioura et le tuer. Mais il n'a jamais été jugé par le tribunal français pour complicité de meurtre, contre toute évidence. Il a pu quitter la France rapidement après le meurtre. Pourquoi cela ? Il faut se rappeler que l'avocat de Schwartzbard, maître Henri Torrès, se rendait régulièrement à l'ambassade soviétique : la presse française en a parlé en 1926, très ouvertement (en particulier, Le Figaro). A l'époque, une habile manipulation, soutenue par une campagne de presse, a su transformer le procès du meurtrier en condamnation sans appel de sa victime, avec un soutien du Parti Communiste Français et de ses amis disposants de multiples relais. Pour appuyer la défense de Schwartzbard, un certain Bernard Lecache qui n'était ni juge d’instruction, ni fondé de pouvoirs dans l'affaire, toujours avec l’aide de l'ambassade de l'URSS, s’est vu faciliter un voyage en Ukraine « pour réunir des preuves » et y sélectionner des documents d’une manière très tendancieuse. [readAlso title:" Lire aussi: "] Aristocrate, féministe, membre de la Rada centrale [/readAlso] Il n'a pas hésité à utiliser des traductions falsifiées de la presse, comme l'a montré à l'époque un académicien ukrainien, Serhiy Yefremov, dans son Journal intime. Ensuite, à la place des témoins oculaires, ce sont des gens fort éloignés de la scène du crime qui ont pu témoigner lors des audiences. Et enfin, le plus important : pour maître Torrès, l’affaire Schwartzbard est devenue un tremplin pour une carrière fulgurante d’avocat, et pour Lecache, un prétexte pour fonder la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (LICRA) qui joue un rôle influent en France jusqu’à nos jours. Aujourd'hui, il est peu probable qu’un « Français lambda » sache répondre à la question : « qui était Petlioura ? » Mais la jurisprudence française a si bien installé le verdict de ce procès dans les têtes que l'idée même de revenir sur ses nombreuses lacunes, contradictions et manipulations, se heurte le plus souvent à une sourde opposition. L'image du « vengeur » s'inscrit trop bien dans la tradition de la République française, où les pauvres, les persécutés et les méprisés ont traditionnellement plus de crédit que les combattants pour l'indépendance des peuples colonisés. D'ailleurs, réviser ses erreurs n'a jamais été l'exercice favori des élites françaises. Et c’est donc bien l’image fantasmée du militant juif voulant faire expier les crimes imaginaires du « pogromiste » Petlioura qui a prévalu. Mais reconnaître qu'il s'agissait d'une opération spéciale réussie du GPOu mise en place par Moscou, et corroborée par le verdict d'un tribunal ? Pas question ! Il vaut mieux tourner cette page le plus vite possible. Toutefois, la France n'est pas dépourvue de personnes honnêtes. Les contradictions de la version officielle sur le meurtre de Petlioura ont attiré l'attention des historiens français Daniel Beauvois et Stéphane Courtois, du journaliste et sociologue Jean Pellissier et de quelques autres chercheurs qui n’ont pas eu une attitude biaisée vis-à-vis de l'Ukraine. En 2019, le livre Le crime de Samuel Schwartzbard de l'historien français Rémy Bijaoui a été publié à Paris. L'auteur a essayé d’élucider ce qui s’était passé exactement au Palais de justice il y a près de cent ans.
Photo. Ataman-journaliste. Entre les combats et les négociations avec la Triple Entente, Petlioura a contribué à la publication ukrainienne en français de la revue «Bulletin d'informations» « Or, en dépit de tout ce qui a été publié à ce sujet, la connaissance du rôle exact de Petlioura dans la tragédie des pogroms demeure faussée par les idées reçues ou les partis pris », souligne Rémy Bijaoui dans la préface du livre. Après avoir scrupuleusement analysé les documents du procès et les publications en français à ce sujet, l'historien est parvenu à la conclusion que Symon Petlioura était étranger à toute forme d'antisémitisme. Il cite un autre historien, Peter Kenez, qui estime que « les pogroms perpétrés par l'Armée blanche en 1919 étaient une anticipation de la Shoah... "En matière d'antisémitisme", écrit Kenez, "les officiers blancs étaient les précurseurs des Nazis". » Pourtant en France Anton Denikine, un des chefs de l’Armée blanche, qui soutenait le tsar russe, conserve l'image d'un officier libéral, consciencieux et attaché à la démocratie. Pour les historiens ukrainiens, le rôle des Armées blanche et rouge dans les pogroms n’est pas un secret. Mais leurs homologues français commencent seulement à découvrir les événements tragiques des années 1917-1919. L’image de « Petlioura – massacreur de Juifs » n’est pas définitivement éliminée, et cela malgré les faits historiques et les témoignages. L'image fabriquée par la propagande de Moscou s'avère persistante. [readAlso title:" Lire aussi: "] La militarisation de la mémoire. Comment les souvenirs de la Seconde Guerre mondiale ont alimenté l’invasion de l’Ukraine par la Russie [/readAlso] Pourquoi une Russie rouge, blanche et post-soviétique ne se lasse-t-elle jamais de discréditer Petlioura avec le même zèle? Tout d'abord, en raison du poids symbolique de cette figure, pour les Ukrainiens. Il fut l'Otaman en chef de l'armée de la République populaire Ukrainienne, l'équivalent du ministre de la Défense à l'époque où l'Ukraine a pour la première fois proclamé son indépendance. Cette première indépendance, aussi brève fût-elle, a créé un précédent pour l'État ukrainien. Il a alors créé sa propre armée, battu sa monnaie, ouvert ses ambassades et même envoyé plusieurs délégations ukrainiennes qui étaient en concurrence à la Conférence de la paix de Paris de 1919-1920. Elles ont clairement prouvé au monde que les Ukrainiens non seulement existaient, mais qu'ils se battaient activement pour avoir le droit d'avoir un État à part entière.
Dans la conscience russe, un soldat de Petlioura est analogue à un cosaque de Mazepa, à un combattant nationaliste de Bandera ou du « pravosek » (membre du mouvement très hétéroclyte et minoritaire « Pravy sektor » qui a vu le jour pendant la Révolution de la Dignité en 2013 - ndlr), c'est-à-dire un porteur de cette identité ukrainienne qui se défend l’arme à la main contre l'invasion russe. Journaliste de profession, de tempérament « pacifique », d'orientation socialiste, Petlioura a été pris dans les combats puis les négociations difficiles avec les représentants de l'Entente. Il a réussi à écrire pour le journal ukrainien en français Le Bulletin d'informations. Dans une parution, il s'est notamment adressé au « Conseil des Trois »: les coprésidents de la Conférence de paix de Paris, Lloyd George, Georges Clémenceau et Woodrow Wilson. « Il y a déjà cinq mois que les troupes de la République Populaire Ukrainienne combattent contre l’armée des Bolcheviks russes, écrit Petlioura le 13 juin 1919. Dans cette guerre, nos troupes défendent non seulement l'indépendance et la souveraineté de notre République, mais protègent également l'Europe centrale et occidentale contre l'armée bolchevique. Nous défendons l'idée démocratique, la liberté et l'égalité contre les empiétements d'une poignée de voleurs aveugles et fanatiques qui cherchent à imposer la dictature aux nations européennes ». On pourrait croire que cela a été écrit en 2023... [readAlso title:" Lire aussi: "] Trois mythes répandus au sujet de l’Ukraine [/readAlso] Symon Petlioura fut l'un des rares à avoir rapidement compris la véritable nature totalitaire du bolchevisme. Il s'est constamment opposé à cette idéologie qui s'est imposée dans la Russie rouge. « L'une des meilleures figures du mouvement national ukrainien et de la révolution russe, il deviendra plus tard un héros national ukrainien », a écrit le journaliste, sociologue et diplomate français Jean Pelissier dans son livre La tragédie ukrainienne. « C'est un Garibaldi ukrainien, qui aurait pu, s'il avait été entendu à temps et soutenu pour la cause de la mise en place de l'armée ukrainienne, sauver l'Ukraine et, peut-être, toute la Russie pour éviter une anarchie intérieure »... La Première Guerre mondiale a été accompagnée d'une guerre de l'information non moins féroce que celle qui a lieu de nos jours. A l’époque, la communication manipulatrice russe menait avec succès sa campagne de discrédit contre Symon Petlioura, chef du Directoire (instance dirigeante de la République Populaire Ukrainienne - ndlr). Bénéficiant des efforts de l'immigration blanche et de l'aide des opposants polonais à l'État ukrainien, Moscou a réussi à convaincre Clémenceau que Petlioura était son antithèse politique. Suite à la conférence de paix de Paris, Symon Petlioura est devenu le symbole d’une immense solitude politique, de la discorde interne entre factions ukrainiennes et de la myopie occidentale face à la menace bolchevique. [readAlso title:" Lire aussi: "] Né de la guerre. Comment les conflits armés ont façonné la nation ukrainienne au fil des siècles. (1e partie) [/readAlso] L'affaire Schwartzbard a ajouté à ce portrait la fausse image d'un assassin des Juifs, bien que Petlioura lui-même ait appelé à plusieurs reprises à l'union du « Trident et de Sion » (C'est-à-dire des Ukrainiens et des Juifs) dans ses articles pour le journal des Ukrainiens de France Trident (le Trident, Tryzub en ukrainien, est un symbole ancestral des Ukrainiens – ndlr). Au cours de ces trente dernières années, de nombreuses enquêtes historiques sur Symon Petlioura ont été publiées. La grande majorité des publications ont été faites par des chercheurs ukrainiens. Des archives privées et publiques ont progressivement permis aux historiens de revenir sur les clichés propagandistes et de percevoir sa vraie personnalité, avec toutes ses hésitations et ses intuitions, ses principes et ses erreurs, ses opposants et ses partisans, ses aptitudes prophétiques et son insouciance tragique. Pour les Ukrainiens de France, Symon Petlioura fut la victime d’un verdict injuste, non seulement envers sa seule personne mais aussi envers la cause ukrainienne. Y a-t-il une possibilité de revenir sur ce mensonge historique, transformé en vérité judiciaire ? Le moment est venu de mettre les intellectuels français face à leurs responsabilités, malgré leur habitude d'« avoir tort avec Sartre ». Une révision de l'affaire Schwarzbard 100 plus tard ? Ce serait un beau défi pour 2027.
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[post_content] => Travailleur humanitaire, François Grunewald est fondateur du groupe Urgence réhabilitation développement (URD), qui conseille les grandes ONG internationales et intervient dans les pays en crise. Il est présent en Ukraine depuis 2020 et explique pourquoi il a été difficile, pour les acteurs de la solidarité, de s'adapter au contexte ukrainien. Les grandes ONG habitués à des pays où l'Etat est défaillant se sont retrouvés dans un contexte différent, où il existe une société civile active et des municipalités qui agissent au quotidien. - Pouvez-vous raconter quelle action entreprend le Groupe URD en Ukraine ? - Nous sommes spécialisés dans l’analyse, l’évaluation et le conseil sur la gestion de crises, l'action humanitaire et les processus de reconstruction. Au cours des 30 dernières années, nous avons ainsi travaillé sur la plupart des crises de la Corée du Nord à la Colombie. Nos travaux sont à destination des grands bailleurs de fonds internationaux, des organisations internationales, les ONG, le mouvement de la Croix Rouge, les gouvernements. On peut trouver nos travaux sur notre site. Nous travaillons dans la périphérie de l'ex Union Soviétique depuis des années. Nous avons fait des missions d'évaluation en Tchétchénie, en Géorgie, en Abkhazie, en Ossétie, et évidement, nous avons commencé à travailler sur l'Ukraine à partir de 2020, où nous avons organisé des formations, notamment, à Slaviansk et Mariupol, sur le problématique de gestion de risques technologiques dans les zones de guerre. Ce travail était fait avec la Protection civile Ukrainienne (SESU), avec la Croix Rouge ukrainienne et quelques ONG. De que la guerre totale a démarré, en février 2022, nous avons tout de suite commencé à mettre à la disposition, pour des acteurs de l'aide, des documents, des conseils sur les pratiques à mettre en place, avec notamment un document résumant les bonnes pratiques pour ce genre de contexte. En été, nous avons fait une grosse mission d'évaluation de la réponse de l'aide internationale à l'Ukraine, et nous continuons de soutenir des acteurs ukrainiens et internationaux qui travaillent dans le pays. - Votre article dans Libération sur la disproportion des fonds et les difficultés sur place a reçu un écho retentissant. Pourriez-vous détailler, s'il vous plaît, votre analyse mis à jour à ce sujet ? - Il y a trois choses qu'il faut voir. La première, c'est que l'aide internationale depuis les années travaillait plutôt en Afrique, en Amérique Latine, en Asie, dans le contexte de la catastrophe et de conflit, mais dans les conditions complètement différentes de ce qu’était l'Ukraine, et elles ont mis du temps à s'adapter à ce contexte-là. L’Ukraine n’est pas un « Etat Fragile » et malgré la guerre, les administrations continuent à fonctionner de façon efficace, tant au niveau national qu’au niveau municipal qui s’est trouvé renforcé avec les politiques de décentralisation des dernières années. De plus, il existe en Ukraine une société civile ukrainienne extrêmement développé, dynamique et organisée, qui était déjà très forte après le Maïdan. L'aide internationale devait donc comprendre ceci et s'adapter. Le deuxième élément est que l'aide internationale a mis du temps aussi à appréhender le fait que la société civile ukrainienne n’était pas seulement engagée dans des processus d'aide, mais aussi et surtout dans une dynamique profonde de résistance. Et donc autour de ça, l'aide internationale s'est trouvé quelque part en situation de déséquilibre. Elle a l'habitude de travailler sur les principes d'indépendance, de neutralité et d'impartialité, et d'un coup elle s'est retrouvé avec les acteurs qui disent que « non, nous ne pouvons pas rester neutre face à l'agression, on est tous unis contre l'agression ». Et ça aussi, l'aide internationale a mis du temps à comprendre et à s'adapter. Et le troisième élément, c'est que l'Ukraine dispose de gens formés, des techniciens de très haute qualité, des gens qui ont des masters, qui ont terminé des universités… Donc il existe de très importantes compétences qui fait que des jeunes humanitaires se sont trouvé face à un pays où les compétences sont énormes, et il fallait s'adapter à ça aussi. - Libération a écrit en décembre passé que les grandes associations internationales captent quasiment la totalité des fonds réunis pour l'aide à l'Ukraine, tandis que les ONG locales ne bénéficient que de 0,31% d'argent recueillit ? Savez-vous si c'est toujours le cas ? - Alors, moi je ne me bats pas sur les chiffres, mais ce qui est clair, c'est que l'aide internationale directe aux acteurs associatifs ukrainiens et aux groupes des volontaires, le financement direct a été très limité. Par contre, beaucoup d'aide en nature est arrivée sur place et a été transférée aux acteurs locaux. Parce que l'aide internationale qui arrive à Kyiv, Dnipro, Odessa n'a pas des réseaux pour distribuer, elle fait appel aux ONG locales pour récupérer les stocks et le distribuer soit aux déplacés, soit surtout dans les zones difficiles proches du front. Il y a eu assez peu de soutien opérationnel, voire stratégique aux groupes de bénévoles ukrainiens. Les procédures de l’aide internationale n’étaient pas du tout adaptées pour travailler avec ces groupes de volontaires auto-organisés, ni d’ailleurs en direct avec les municipalités. - Est-ce que la situation est en train de changer ou rien ne bouge ? - Les choses évoluent quand même ! Différents rapports, dont le nôtre qui ont été largement diffusés aux Nations-Unies, aux bailleurs de fonds et aux ONG ont contribué à ce changement et nos échanges avec les acteurs de l’aide le confirment. Les acteurs eux-mêmes se sont en effet rendus compte qu’il fallait adapter les modes d’actions, même si les choses ne changent pas assez vite. Un autre acteur fondamental en Ukraine, ce sont les municipalités qui sont au cœur de la coordination, de la localisation de ressources, de la réparation de l'eau, de gaz, de l'électricité. Or elles restent aussi souvent marginalisées dans les processus d’aide. Les grandes structures internationales n'ont pas l'habitude de travailler avec elles directement. Nous essayons de mobiliser les énergies, d'organiser cette collaboration, notamment avec Cités Unies France, le Geneva City Hub, etc. Nous connaissons bien les gens de la municipalité de Kharkiv, de Mykolaiv, de Dnipro, ce sont les gens formidables. Simplement, l'aide internationale n'a pas dans son ADN de mécanisme stratégique pour travailler avec des acteurs municipaux. - La guerre nous met devant le défi inédit : tout réinitialiser, repenser autrement... Cet ADN, peut-il être modifié ? - Oui bien sûr. J'étais la semaine passée en conférence à Genève qui a été organisé par la mairie de cette ville, avec des grands bailleurs suisses, suédois, etc, pour justement réfléchir à ça. Le sujet de la conférence était : comment on travaille mieux avec les acteurs municipaux. Ça va prendre du temps, mais ça change. La dynamique est lancée. - Vous avez travaillé avec la Croix Rouge, à plusieurs reprises. De notre coté, nous nous sommes entretenus avec des nombreux proches des disparus, civils comme militaires, et ils ont beaucoup d'amertume et de ressentiment vis-à-vis de CICR, qu'ils trouvent un peu trop compréhensif avec la Russie. Qu'est-ce que vous en dites ? - Le Comité International de Croix Rouge a une position complexe. D'une coté, son fonctionnement est basé sur les Conventions de Genève de 1949, mais sa possibilité pour les appliquer dépend du bon vouloir de deux cotés. Il est évident que le bon vouloir du coté ukrainien est présent, et c'est plus compliqué avec l'autre coté. Je sais que le CICR, fait beaucoup d'efforts, mais que ces derniers ne sont pas souvent couronnés de succès. On comprend la frustration et la situation horrible dans laquelle sont ces femmes ukrainiennes qui ne savent pas si leur mari est mort ou prisonnier, qui demandent au CICR de faire les démarches et n’obtiennent pas de réponse. Il faut juste savoir que cette situation n'est pas le résultat de la mauvaise volonté du CICR. Je pense que l’accumulation de crimes de guerre et de violation du Droit Humanitaire international nous emmènera à des processus du type Tribunal Spécial, Cour Pénale à la Haye ou autre où la partie qui n'a pas répondu aux demandes du CICR sera confrontée à des accusations majeures. [readAlso title:" Lire aussi: "] Le comité international de la Croix-Rouge reste silencieux sur les entraves à son travail en Russie [/readAlso] - Un autre problème qui est souvent mentionné au sujet du travail des grandes associations internationales en Ukraine, c'est la sécurité de leurs salariés. Souvent, elles ne les autorisent pas à aller aux endroits considérés comme à haut risques, parce que les contrats ont ce types des clauses. Est-ce que c'est toujours une difficulté pour aider l'Ukraine sur place, là, où les gens ont vraiment besoin d'aide ? - C'est toujours une partie du problème, mais il existe des gens qui sortent de cette exigence. On voit ça partout, dans de nombreux contextes : il y a ce qu'on appelle le centre, et il y a la périphérie. Le centre, c'est là où on peut beaucoup travailler, avec beaucoup de monde, et c'est assez facile et pas trop dangereux, et la périphérie représente les zones plus compliquées. Certaines ONG se sont spécialisées pour travailler dans les zones plus risquées, avec les procédures souples, avec surtout des modalités opérationnelles différentes : quand on va dans une zone du danger, on devient très dépendants des acteurs nationaux. Quand on va dans les zones proches du front, on doit s’appuyer sur les capacités de nos collègues ukrainiens qui connaissent le terrain, on des liens avec les militaires qui peuvent dire si on y va ou pas. Les ONG ukrainiennes, les groupes de volontaires et quelques ONG internationales notamment françaises continuent d’aller régulièrement dans les zones proches de Bakhmout, de Kramatorsk, de Mykolaiv. - Donc cette rigidité est en train de fondre un peu ? - Il y a des progrès mais encore un long chemin à faire. Les choses ont changé quand le danger a évolué avec la nouvelle stratégie militaire russe à l’automne 2022 et les bombardements sur tout le territoire ukrainien. Le danger restait certes plus important dans les zones du front mais s’est étendu sur l’ensemble du territoire. Cette nouvelle phase de la guerre qui est devenue « la guerre de l’énergie » a vu une nouvelle mobilisation internationale massive pour aider l’Ukraine à gagner la Guerre de l’Hiver. Des milliers de générateurs, des containers entiers pleins de radiateurs, etc. ont été envoyés en Ukraine par les gouvernements, les ONG, des entreprises, etc. De leurs côtés, les efforts faits par les autorités, notamment au niveau municipal, pour créer des zones chaudes, et notamment les fameux « centres d'invincibilités » où il était possible de réchauffer, de boire une boisson chaude, de recharger son téléphone, ont été admirables. [readAlso title:" Lire aussi: "] Il n’y aura pas de plan Marshall. Ce que l’on sait des projets de reconstruction de l’Ukraine [/readAlso] - Quels sont les enjeux de la reconstruction de l'Ukraine qui commence déjà, sans attendre la fin de la guerre? - Quand je suis passé à Boutcha, à Irpin, à Kharkiv en 2022, on pouvait voir déjà de nombreux efforts de reconstruction faits par de simples citoyens, des groupes de volontaires et évidemment les acteurs municipaux, qui tentaient de remettre en état les réseaux d’eau et d’énergie, mais aussi de réhabiliter des bâtiments à usage collectif. Cette reconstruction d’infrastructures essentielles après les destructions commence souvent dans les heures après les bombardements car elles sont clés pour la vie des Ukrainiens. Mais de nombreux acteurs pensent déjà au futur. J’ai pu aussi rencontrer des ONG ukrainiennes qui travaillent sur les questions environnementales qu’il faudra prendre à bras le corps car l’impact environnemental du conflit est considérable et que d’autre part, les modèles de développement économique et agricole passés n’étaient pas très sensibles à ces questions.
D’autres acteurs ukrainiens sont très engagées dans la lutte contre la corruption, pour la refonte des systèmes de santé, etc.. Un des enjeux majeurs sera la reconstruction urbaine. Après les étapes de décontamination (ces zones sont pleines de débris explosifs) et de déblaiement des centaines de milliers de m3 de débris, de déminage, il faudra passer de la ville et des cités industrielles de type « soviétique » des années 60 à des urbanisations modernes, humaines, efficientes au niveau énergétique, etc. Des équipes ukrainiennes et internationales se penchent déjà sur le sujet. Certains des enjeux du futur de l’Ukraine, comme ceux liés au processus d’intégration à l’Union européenne sont apparemment déjà sur la table du Président Zelensky, comme justement cette lutte contre la corruption. Il faudra que la communauté internationale reste mobilisée auprès des Ukrainiens, une fois que le brouillard de la guerre sera dissipé et que l’attention des médias et des politiques se sera tourné vers d’autres crises…. __ François Grünewald est un ingénieur Agronome INA-PG, il travaille depuis plus de 35 ans dans le secteur de la solidarité. Après différents postes à l’ONU, au CICR et dans les ONG, il a créé le Groupe URD : institut de recherche et d’évaluation spécialisé dans la gestion des crise, l’action humanitaire et la reconstruction. Ancien professeur associé à l’Université Paris XII, il a enseigné aussi dans diverses institutions en Europe, au Canada et aux Etats Unis. Auteur de nombreux articles, il a dirigé plusieurs ouvrages, notamment « Entre Urgence et développement », « Villes en Guerre et Guerre en Villes » ; « Bénéficiaires ou partenaires : quelques rôles pour les populations dans l’action humanitaires » aux Editions Karthala. Il coordonne les travaux de recherche du Groupe URD sur l’Ukraine.
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[post_content] => « Reporters sans frontières », association internationale de défense de la liberté d'expression, a publié un rapport qui met en lumière le réseau de propagande mis en place par Evgueni Prigojine, propriétaire non seulement de la campagne militaire privée Wagner, mais aussi d'un puissant groupe de médias. En particulier, il s'agit d'Alexandre Malkevitch, le « bon petit soldat » et la cheville ouvrière du système de communication de Prigojine. Les Reporters sans frontières concluent que les efforts déployés par Alexandre Malkevitch et son réseau russe ont le double objectif : « contribuer à construire un vaste espace médiatique pan-russe au service de la « Nouvelle-Russie », qui comprend les territoires occupés » et aussi effectuer « une mainmise sur l’audiovisuel russe par le patron de Wagner ». Il s'agit donc d'une « nouvelle étape de sa guerre hybride menée au nom du Kremlin contre l’Occident, après les usines à trolls et les médias en ligne ». [readAlso title:" Lire aussi: "] L’ombre russe dans le conflit du Soudan [/readAlso] L'enquête intitulé La propagande Malkevitch décrit en détailles le mécanisme de propagande, crée par mystérieux Alexandre Malkevitch sur les territoires occupés du Sud de l'Ukraine. « Pour parfaire cet objectif militaire, en un temps record, entre juin et août 2022, des chaînes de télévision et de radio pro-russes sont sorties de terre dans plusieurs villes ukrainiennes ravagées par la guerre ; une “école de journalisme” a ouvert pour recruter de nouveaux “journalistes”. À peine passé sous le contrôle des forces russes, le sud de l’Ukraine a été inondé par une propagande cherchant à crédibiliser le discours du Kremlin et à faire table rase du passé ukrainien », racontent les autrices du rapport, Jeanne Cavelier et Marianna Perebenesuk. Il s'agit, en particulier, de la création, en toute vitesse, des nouvelles chaînes TV dans les villes occupées Marioupol, Melitopol et Henitchesk. Partout où Malkevitch est apparu avec son équipe, les projets télévisés antérieurs ont été interrompus.
« Même si, dès l’occupation des villes par les forces russes, les habitants sont abreuvés des programmes des télévisions d’État fédérales, les médias de proximité jouent un rôle essentiel pour crédibiliser le discours de propagande. L’agenda de ces nouvelles chaînes est essentiellement positif, à l’image de la Pravda (« Vérité »), journal officiel du parti communiste sous l’URSS. De nombreux reportages survalorisent les réalisations de l’administration d’occupation – routes, prix des carburants, réparations, etc. – à coup de chiffres, de présentations de plans annuels, de déclarations de fonctionnaires. Aucune voix dissonante n’est retransmise, les interviewés suivent strictement la ligne pro-Kremlin. Les journalistes de ces chaînes couvrent aussi abondamment les actions humanitaires des « libérateurs », notamment auprès des enfants, et les distributions de cadeaux », précise le rapport. [readAlso title:" Lire aussi: "] Les tueurs d’enfants [/readAlso] « Il est en effet intéressant de noter que ce responsable de la propagande dans les territoires occupés lié à Prigojine a déjà un passif très lourd en Afrique et aux États-Unis. Ce n’est ni anodin, ni anecdotique. Il y a dix jours seulement la justice américaine a mis en examen plusieurs citoyens américains et officiers de renseignement russe pour avoir conspiré et utiliser des citoyens américains comme agents illégaux du gouvernement russe. Les accusés ont cherché à semer la discorde, à diffuser de la propagande pro-russe et à interférer dans les élections aux États-Unis,. Il s'agit également d'Aleksandre Ionov, le “compagnon de lutte” d’Alexandre Malkevitch avec lequel il collabore dans les territoires occupés du Sud de l’Ukraine. Evgueni Prigojine n’est pas un acteur isolé, mais agit dans les intérêts stratégiques de l’état russe qui s’étendent de Washington à Marioupol en passant par Bangui », a expliqué dans un commentaire pour Tyzhden.fr Marianna Perebenesuk, une des autrices du rapport.
[post_title] => Rapport RSF: les territoires occupés de l'Ukraine servent de laboratoire aux attaques hybrides de Wagner
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[post_content] => The Ukrainian Week/Tyzhden.fr s'est entretenu avec le pianiste ukrainien Pavlo Lyssyi sur l'héritage du musicien ukrainien Fedir Yakymenko qui a vécu et créé en France il y a cent ans. - Qui était Fedir Yakymenko et quelle est sa contribution à la culture musicale mondiale ? - Yakymenko est né en 1876 dans la banlieue de Kharkiv, dans le village de Pisky, et à l'âge de 10 ans, il a été sélectionné pour la chapelle chantante de Saint-Pétersbourg. À cette époque, de nombreux enfants talentueux ont été emmenés d'Ukraine, et qui par la suite, ne sont devenus des artistes ukrainiens : ils ont été absorbés par l'empire. Plus tard, Yakymenko s'est retrouvé à Tiflis (aujourd'hui Tbilissi), où il a dirigé une école de musique, de 1903 à 1906, puis il a voyagé en Europe. L'un des amis proches de Yakymenko était l'astronome français Camille Flammarion, et en 1904, Yakymenko est devenu membre de la Société astronomique de France. Plus tard, il est retourné dans son Kharkiv natal, de suite il a aussi vécu à Moscou et à Saint-Pétersbourg et en 1924, il a déménagé à Prague. - Yakymenko a-t-il rejeté la rébellion bolchevique de 1917 ? - Tout à fait, il ne l'a pas accepté, donc son travail est resté longtemps inconnu en Ukraine. Mykyta Shapoval, sociologue et poète ukrainien, a invité Yakymenko à Prague pour enseigner au nouvel Institut pédagogique Drahomanov. Il est immédiatement devenu le doyen du département de musique. Le compositeur a vécu à Prague pendant un peu plus de deux ans. C'était une période fructueuse, mais en raison de problèmes de santé, Yakymenko a déménagé à Nice, où l'air est meilleur. Les 18 dernières années de sa vie sont liées à la France, il a vécu entre Nice et Paris. - A qui appartient alors cet artiste : ukrainien, russe ou paneuropéen ? - Vivant en dehors de l'Ukraine, Yakymenko a réussi à synthétiser des éléments de science, de philosophie et d'astronomie dans son esprit, de sorte que sa musique n'avait pas une saveur nationale aussi marquée comme, par exemple, Mykola Lysenko. Yakymenko était un artiste très singulier. Les premiers ouvrages musicologiques le concernant sont apparus en Ukraine à la fin des années 1980. Une petite esquisse sur le compositeur a été publiée par Tamara Bulat en 1988, 43 ans après sa mort.
Après le retour de l'Ukraine à l'indépendance, l'intérêt pour l'œuvre de Yakymenko s'est accru. On a appris qu'il était le frère aîné du célèbre Yakiv Stepovyi, que tout le monde connaissait et appréciait. Yakiv est également parti à Saint-Pétersbourg lorsqu'il était jeune, et Fedir a pu l'y aider considérablement. Jusqu'en 1918, Yakymenko n'aborde pas de questions nationales, mais dès le début du mouvement de libération, la Société littéraire et scientifique ukrainienne est créée à Saint-Pétersbourg. Yakymenko commence à être invité aux concerts de cette structure, où on discute également des besoins pédagogiques de la société ukrainienne et du manque de mélodies ukrainiennes élaborées. Il a compris qu'il y avait beaucoup à faire pour développer la culture ukrainienne. Yakymenko s'en préoccupe beaucoup et, quand il arrive à Kyiv à l'été 1918, il commence à donner des concerts de musique ukrainienne, en tant que concertiste. Cette année, il a élaboré 75 chansons folkloriques ukrainiennes. Plus tard, elles ont été incluses dans la publication 30 Mélodies folkloriques pour chœur. Plus tard, en France, il a préparé une autre collection : 40 mélodies folkloriques ukrainiennes. - Savez-vous où se trouve cette collection maintenant ? - Non, malheureusement pas. Je sais qu'il a aussi travaillé sur des chansons de l'Ukraine des Carpates. Depuis lors, Yakymenko est apparu comme un compositeur à vocation nationale. Déjà lorsqu'il est venu à Prague et qu'il est entré à l'Institut pédagogique Dragomanov, il s'est retrouvé dans un environnement ukrainien. C'est là qu'il prend encore plus conscience du manque de matériel national à des fins pédagogiques et pour les concerts. Il a reçu une formation approfondie : il a étudié au conservatoire de Saint-Pétersbourg avec Rimski-Korsakov, Lyadov et Balakirev, et il est devenu un compositeur chevronné. En République tchèque, Yakymenko commence à écrire des œuvres instrumentales sur des thèmes ukrainiens : « Six poèmes ukrainiens pour le piano », « Trois pièces sur des thèmes ukrainiens », « Tableaux ukrainiens », romances et chansons sur les paroles de grands poètes Tarass Shevtchenko et Oleksandre Oless... Je ne les ai pas encore tous lus en partitions, mais ces ouvrages ont été publiés, ils sont dans les bibliothèques. Les musiciens ukrainiens ont un accès très limité. Après avoir quitté l'Ukraine, qui faisait alors partie de l'Empire russe, Yakymenko a principalement travaillé pour la maison d'édition Alphonse Leduc. Plusieurs de ses œuvres y ont été publiées dans les années 1920 et au début des années 1930. Mais la plupart d'entre elles sont restées à l'état de manuscrits. Jusqu'à peu de temps, la littérature musicologique indiquait : « Malheureusement, les archives de Fedir Yakymenko ont été perdues ». Mais ensuite, on a appris qu'une partie des archives avait été achetée par Yevgen Deslav, puis ces archives sont arrivées en Suisse… Je pense qu'il existe des manuscrits conservés à la Bibliothèque nationale de France. Il y a une centaine d'œuvres, dont certaines inachevées. Les droits d'auteur sont valables 70 ans et 75 ans se sont écoulés depuis la mort de Yakymenko. Théoriquement, on peut demander cette archive. Il y a quelques années j'ai consulté la liste des bibliothèques de Saint-Pétersbourg et de Moscou, et là j'ai réussi à faire des copies de notes qui ne se trouvent pas à la Bibliothèque nationale Vernadsky à Kyiv. Mon objectif est le suivant. On ne peut juger un artiste que par son héritage. Si nous avons accès à environ 25 à 30 % des œuvres, nous ne pouvons pas en parler en entier. Par conséquent, pour comprendre et apprécier le personnage de Yakymenko, il faudra se tourner non seulement vers les bibliothèques parisiennes, mais aussi vers les bibliothèques allemandes, car les œuvres du compositeur ont aussi été publiées à Leipzig. La plupart des œuvres qui sont conservées à Paris permettent de comprendre que Yakymenko est un compositeur ukrainien : dans le catalogue on voit plus de 20 pièces aux titres nettement ukrainiens : « Sur les vagues du Dnipro », « La nuit ukrainienne »... Il est sans doute possible de commander des copies de partitions en titre privé pour interpréter des œuvres lors de concerts. Mais qu'en est-il de la popularisation ? Peut-être que la tâche principale qui devrait être fixée avant le 150e anniversaire de Yakymenko, qui aura lieu en 2026, est d'obtenir les droits et de publier ces notes. Et cela devrait être fait au niveau de l'État. - Que sait-on de la dernière période française de la vie du compositeur ? - On sait que quand Yakymenko est venu en France, il a d'abord vécu à Nice, puis il a été invité au poste de professeur de la classe de piano au Conservatoire Normal Russe de Paris, et à partir de 1932, il a été le vice-directeur de cet établissement d'enseignement. Vers 1937, le compositeur revient de nouveau à Nice en raison de problèmes de santé. Il y vit jusqu'à sa mort subite le 3 janvier 1945. Une fois, pendant la guerre, des Ukrainiens qui se trouvaient aussi à l'étranger l'ont aidé. Ceci est attesté par deux lettres de Yevhen Deslav à Yevhen Bachynsky. L'une d’elles fût écrite en 1941 : « Notre célèbre compositeur Yakymenko, qui vit actuellement à Nice, est dans un état épouvantable. L'homme meurt de faim, mais malgré sa pauvreté, il a écrit 40 harmonisations de mélodies folkloriques ukrainiennes pour le chœur et six pièces ukrainiennes pour l'orchestre... Je l'ai aidé et je vais organiser l'aide parmi les Ukrainiens locaux ». Une note très importante : la musique de Yakymenko des années 1920 et du début des années 1930, ses œuvres spécifiquement sur des thèmes ukrainiens (« Novembre », « Hrechanyky », « Mak-Step », « Hutsulka », « Bandurist », « Maraige », etc.) ont commencé à être diffusés à la radio. Il s'agissait de toute évidence de concerts en direct. J'ai trouvé des documents correspondants dans le catalogue de la bibliothèque française, il existe une branche qui s'appelle Gallica. Elle dispose d'un grand nombre d'archives de journaux accessibles au public. J'ai étudié une quinzaine de publications portant le nom de Yakymenko. Il y a donc des annonces de programmes radiophoniques et de concerts. Sa musique se produit assez souvent : en 1926 - en août, en 1927 - en mai, en 1929 — 5 fois, en 1930 — 5 fois. On sait même que les mélodies de Yakymenko ont été utilisées dans un film muet, bien que lui ne le savait pas et personne ne lui a demandé sa permission. Au niveau local, la situation peut probablement être comparée à la chorale de Koshetz. C'était une démarche diplomatique du gouvernement de Petlioura : la chorale a voyagé à travers le monde et a présenté l'Ukraine. Et les œuvres de Yakymenko ont été entendues en France non seulement lors de concerts, mais aussi à la radio. En cela, son rôle est assez important, car il a popularisé la culture ukrainienne. J'ai les partitions de ces œuvres et elles sont remarquables. Les compositions de Yakymenko font preuve d'un grand professionnalisme, mais aussi de chaleur et de sincérité. S'il s'agit d'une danse, elle a plusieurs « tours et détours » et sonne d’une manière somme toute intéressante. Pour introduire Yakymenko dans l'espace culturel ukrainien, il est tout d'abord nécessaire d'étudier la seconde moitié de sa vie à l'aide de documents. Cela enrichirait considérablement la culture ukrainienne. - Dans quelle mesure cette période de la vie de Yakymenko à l'étranger a-t-elle été étudiée ? — Au début des années 2000, un musicologue russe a écrit dans un article : « On ne peut rien dire sur la vie du compositeur de 1936 à 1945. » 20 ans plus tard, je peux dire que nous avons appris quelque chose. Au moins, nous savons où chercher ses archives. Il est très intéressant que la bibliothèque de Paris, où sont conservés les manuscrits de Yakymenko, dispose aussi d'une description détaillée de chaque collection. Beaucoup d'entre eux sont accompagnés d'une note « Corrigé et préparé pour la publication ». De nombreuses lettres de Yakymenko appartiennent à cette période : soit à lui, soit à ses éditeurs. Je pense que si vous relisez cette correspondance, sachant qu'il enseignait au conservatoire, où les annonces de concerts et autres informations administratives doivent être conservées, il est possible de reconstituer son chemin. Mais cela doit être fait en détail. Il y a des chercheurs qui ne s'intéressent pas tellement à la musique de Yakymenko, mais plus à sa biographie, surtout à sa période de la vie française. Il s'agit de Natalia Nabokova, professeur de français et d'anglais à l'Académie de musique de Kyiv, elle a vécu quelque temps à Paris. En 2016, nous avons tous les deux pris la parole lors d'une conférence dédiée à la mémoire de Yakymenko. Mon grand désir est de collecter autant que possible ses archives musicales et d'en faire des enregistrements. - Depuis combien de temps étudiez-vous l'héritage de ce musicien ? - A la fin de mes études à l'académie de musique, je devais rédiger un mémoire de recherche dans le cadre d’un master. J'ai choisi un sujet inconnu pour ne pas avoir à écrire sur Bach pour la dix millièmes fois. J'étais intéressé à faire quelque chose d'utile pour la culture ukrainienne. Quand j'ai abordé le sujet, je n'ai même pas trouvé d'enregistrements des œuvres de Yakymenko, à l'exception de quelques-uns réalisés au cours de la dernière décennie. J'ai décidé de prendre les notes qui étaient disponibles. La musique est très inhabituelle, souvent dirigée vers les étoiles, les sphères célestes et les images irréelles de la nature, c'était intéressant. Au début, je voulais écrire sur les deux frères Yakymenko : Yakov et Fedir, mais ensuite j'ai limité mes recherches aux œuvres pour piano de Fedir Yakymenko. Après avoir soutenu ma maîtrise et suivi un programme de troisième cycle en interprétation, j'ai préparé en 2016 un récital d'œuvres de ce compositeur. En général, les notes elles-mêmes ne sont rien de plus qu'un ensemble de signes. Ce n'est que dans les mains d'un artiste qu'elles donnent vie aux émotions et à la vision du monde du compositeur. Cette musique m'attire de plus en plus. Il y a environ trois ans, à la naissance de mon fils, j'ai envisagé d'étudier un programme d'œuvres de Yakymenko destiné aux enfants. Parmi la musique pour enfants, j'ai choisi cinq cycles que je vais progressivement présenter au public. Des personnalités aussi extraordinaires méritent notre gratitude. Yakymenko a été « perdu » dans l'espace public uniquement parce qu'il n'a pas été suffisamment étudié. Je pense qu'il devrait devenir une marque de la culture ukrainienne.
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Pavlo Lyssyi est né en 1991 dans le village de Dzenzelivka, région de Cherkassy. Depuis 2009, il est étudiant au département de piano de l'Académie nationale d'Ukraine (classe du professeur Alla Kashchenko). En 2014, il obtient un master et en 2017 un assistanat (stage). En 2010, il est devenu cofondateur du festival annuel « Soirées de Dzenzelivka de musique classique », qui a organisé en huit ans environ 50 concerts de jeunes musiciens ukrainiens et étrangers. Lauréat du 2e concours de musique pour enfants à la mémoire de Petro Tchaykovski (Kamyanka, 2004, 3e prix), du 9e concours-festival ukrainien « Rencontres musicales de Neuhaus » (Kirovograd, 2008, 3e prix), du Concours international de jeunes musiciens « Art XXIe siècle » (Vorzel, 2011, 1er prix), 1er Concours International de Pianistes « Ville de Gagny » (Gagny (France), 2013, Et le prix). Depuis 2011, il se produit dans différentes villes d'Ukraine en tant que soliste et dans des ensembles. Le répertoire du pianiste se compose d'œuvres des XVIIIe et XXe siècles, et une partie importante du programme se compose de musique de compositeurs ukrainiens. En avril 2018, il a participé au « Concours-festival répertoire pianistique moderne » à Paris, où il a reçu un diplôme spécial pour la promotion de la musique de Fedir Yakymenko.
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