Comment lisait-on en Ukraine au début de la période moderne ?

Histoire
7 avril 2024, 11:09

Dans l’étude occidentale de la culture ukrainienne, celle-ci est souvent présentée comme étant similaire à la culture russe. L’une des raisons de cette confusion est l’absence d’études et de départements spécifiquement consacrés à l’histoire ukrainienne dans les principaux établissements d’enseignement supérieur. Dans le même temps, depuis le début du Moyen Âge, la vie ukrainienne a suivi les mêmes rythmes et tendances que ceux qui se sont formés dans l’espace européen. Ce phénomène n’est pas surprenant puisque, géographiquement, historiquement et culturellement, l’Ukraine a toujours fait partie intégrante de l’Europe.

Les pratiques de lecture du début de la période moderne en sont l’une des preuves. Selon les chercheurs ukrainiens spécialistes du domaine, elles étaient les mêmes que sur les territoires faisant partie aujourd’hui de la France, de l’Italie, de l’Ukraine ou encore de la Pologne… Les érudits de ces contrés lisaient des textes similaires et élaboraient des concepts et des images identiques. En somme, cela signifie qu’à la même époque, la littérature était diffusée en même temps en Europe et en Ukraine, ce qui a contribué à la formation d’un « espace civilisationnel » commun.

Examinons de plus près l’histoire de l’Ukraine et en particulier les pratiques de lecture des moines, également appelés les « gens du livre ». Dès le milieu du XVIe siècle, les savants ont observé l’apparition de quantité importante de livres au point qu’il était impossible d’en lire même les titres. Il fallait donc organiser les connaissances dont disposaient les intellectuels, les milieux ecclésiastiques et les institutions de l’époque.

Le XVIII siècle a été, comme l’a noté Peter Burke, l’historien britannique de la culture dans l’histoire sociale contemporaine, « le siècle de la classification, non seulement comme moyen mais aussi comme modèle pour toute connaissance ». D’autres chercheurs l’appellent également « l’âge des magazines » en raison du nombre et du rôle croissant des périodiques. Les journaux et diverses brochures informaient sur les désastres naturels, les maladies, les catastrophes, les guerres et la criminalité.

Où et comment les Ukrainiens lisaient-ils aux XVIe et XVIIe siècles ?

Pour contrôler le savoir, il est nécessaire de censurer non seulement les textes, mais aussi de limiter son accès et de définir clairement les lieux où l’on peut se le procurer. Pour l’élite ecclésiastique de l’Ukraine du début de l’ère moderne, ce lieu ne pouvait être qu’un monastère ou une bibliothèque rattachée à celui-ci. En général, il n’y avait pas d’espace séparé pour une bibliothèque (au sens moderne du terme). Les livres étaient conservés et lus dans l’église, le réfectoire ou les cellules des moines, qui devenaient des « dépositaires du savoir ».

Il y avait généralement deux endroits dans l’église pour la lecture : l’autel (ou le sanctuaire) pour le clergé et le krylos (ou le chœur pour les chanteurs). Les fidèles écoutaient généralement passivement les textes ou pouvaient se joindre aux chants.

La lecture dans les cellules se faisait le plus souvent en silence. Dans le statut du monastère Skete Maniavsky, une instruction sur la lecture extra-liturgique est même explicitement écrite [Le Skete Maniava est un monastère orthodoxe fondé par Iov Knyahynytsky en 1606 près du village de Maniava dans les Carpates – ndlr]. Après l’office du soir, les moines avaient l’obligation de réaliser des travaux d’aiguille ou « lire attentivement en silence » avant d’aller dormir.

Tandis que les moines de Maniava devaient également se conformer à la règle de la prière et lire les Psaumes deux fois par semaine. Le monastère de Maniava s’inspirait des règles des monastères du mont Athos [il existe encore aujourd’hui une vingtaine de monastères réunissant des moines orthodoxes grecs, bulgares, roumains, russes et serbes dans le nord de la Grèce relevant de la responsabilité épiscopale de l’archevêque de Constantinople et patriarche œcuménique – ndlr] et mettait donc également l’accent sur le silence (isychia), une pratique introduite par Iov Knyahynytskyi.

Que lisait la population et pourquoi ?

Leurs lectures étaient motivées par les besoins pratiques. Il est difficile de parler de « lecture divertissante » (lecture pour le plaisir de lire) au début de la modernité. Les moines étant les professeurs, leur cursus d’enseignement (théologie, philosophie ou rhétorique) déterminait leurs intérêts en matière de lecture et, par conséquent, les sujets de ces connaissances. S’ils étaient prédicateurs, ils lisaient généralement des recueils, des récits divers ou d’enseignements des pères de l’Église. Les moines administratifs s’intéressaient aux divers recueils de règles, de règlements et de décrets qui régissaient non seulement l’église mais aussi la vie sociale.

Citons par exemple, un des moines les plus instruits de son temps, Anastase Petrovsky (1729-1792), recteur à Lviv et prédicateur qui avait sa façon bien à lui de préparer certaines fêtes. Pour les sermons consacrés aux huit fêtes de la Vierge Marie, le père Anastase prenait notes de pas moins de 305 citations tirées de divers textes d’Ambroise de Médiolan, de Jean de Damas ou encore de l’Ancien Testament… Cependant, le saint Père préférait se référer aux traités en latin rédigés par le jésuite d’origine irlandaise Sherlock (1595-1646). Nous ignorons pourquoi il a choisi ces textes en particulier.

Le cas Petrovsky créant son propre livre de citations élaboré à partir de ses recherches sur les sermons de ces prédécesseurs, démontre la découverte de « nouvelles connaissances » et qu’il ne se contentait pas d’utiliser le matériel déjà mis à sa disposition.

Y avait-t-il des livres interdits ?

Contrôler signifie en partie interdire. L’Église en tant qu’institution, selon ses dogmes, a non seulement le droit mais aussi le devoir d’interdire les textes qui contredisent la doctrine du christianisme. De telles interdictions étaient particulièrement fréquentes par le passé. Les textes interdits les plus célèbres sont répertoriés dans l’« index des livres interdits » de l’Église catholique. Entre 1701 et 1813, 182 ouvrages ont été listés, dont 113 par la seule Congrégation de l’Inquisition.

Au début du XVIIIe siècle, le moine orthodoxe Clément Zinoviev écrivait dans l’un de ses poèmes : « Car les fidèles prient Dieu dans les livres, et c’est dans les livres qu’ils trouvent le chemin du ciel ; et s’ils lisent les bons livres, ils s’entretiennent avec Dieu lui-même ». Cela signifie que dans l’esprit de l’élite ecclésiastique de l’époque, que lire les mauvais livres expose le fidèle à parler aux mauvais esprits.

Dans les territoires ukrainiens, il existait des pratiques d’étiquetage de livres hérétiques. Citons par exemple, le monastère de Derman [non loin de la ville Rivne, à l’Ouest du pays – ndlr], qui à la fin du XVIIIe siècle, disposait d’une section distincte réservée aux « livres mahométans, hérétiques et schismatiques ». Le nom lui-même indiquait les textes classés comme religieusement « incorrects ».

Malgré les pratiques répandues du contrôle des savoirs, le début de la période moderne est également qualifié d’époque de « normalisation des connaissances ». Il était ainsi possible de lire des textes identiques et de conceptualiser des idées identiques dans des lieux différents. Ainsi, la diffusion littéraire simultanée en Europe et en Ukraine a contribué à la formation d’un « espace civilisationnel » commun.

Auteur:
Ivan Almes