Ivan Mazepa, un grand symbole de la résistance ukrainienne du XVIII siècle

Histoire
19 mars 2024, 09:37

L’hetman Ivan Mazepa, chef d’Etat cosaque (1687 – 1709) est un personnage emblématique pour comprendre l’histoire de l’Ukraine. Pour les Ukrainiens, il est un philanthrope, un éducateur, un combattant pour la  liberté. Pour les Russes, en revanche, Mazepa est une figure négative, un symbole de traîtrise et  de « séparatisme ukrainien ». Des artistes et écrivains français se sont aussi inspiré de ce personnage (à l’instar d’Eugène Delacroix ou encore Voltaire). Le 20 mars, l’Ukraine célèbre le 385e anniversaire de la naissance de son célèbre leadeur.

Ivan Mazepa est devenu une légende de son vivant. Ses contemporains étaient impressionnés par son
charisme et sa souplesse d’esprit. Certains l’ont même surnommé le « Machiavel ukrainien », car l’hetman partageait le postulat du penseur italien selon lequel un souverain doit être aussi courageux comme un lion que rusé comme un renard.

Après la mort de Mazepa, son image a été encore plus mythifiée. Les artistes romantiques d’Europe
occidentale ont été attirés par une légende le concernant : dans sa jeunesse, pour le punir de son
adultère avec une femme noble mariée, Mazepa a été attaché à un cheval, sur lequel il a failli mourir
de soif, de faim et de blessures causées par la corde (le tableau Mazeppa d’Eugène Delacroix en est une illustration dramatique). En revanche, des auteurs russes ont noirci la mémoire de l’hetman, car en 1708, après avoir conclu une alliance avec le roi suédois Charles XII, il a osé déclencher un soulèvement anti-Moscou afin d’obtenir la liberté tant désirée pour l’Ukraine.

Photo: ‘Eugène Delacroix, Mazeppa. Photo provenant des sources ouvertes

La perception d’Ivan Mazepa dans l’art à l’Ouest et à l’Est de l’Ukraine ne peut être comprise sans un
regard postcolonial. Trop de fictions se sont accrochées au mythe Mazepa.

Voltaire et deux versions de la même histoire

Voltaire, écrivain des Lumières du XVIIIe siècle, n’a pas ignoré non plus la figure d’Ivan Mazepa. Il
brosse le portrait dans deux ouvrages historiques. Le premier d’entre eux, dans l‘Histoire de Charles XII, il décrit Mazepa comme un homme au caractère enflammé. Il le représente sous des formes littéraires comme un amant attaché à un cheval, n’oubliant pas qu’il était avant tout un souverain cosaque éduqué et courageux. Mêmes si Voltaire dépeint les Cosaques comme des pirates et flibustiers, le portrait de Mazepa semble tout à fait sympathique. En revanche, dans son Histoire de l’Empire russe sous Pierre le Grand, l’auteur stigmatise inexorablement l’hetman ukrainien comme un piètre traître au tsar bienfaiteur. Désormais, dans la perception de Voltaire, l’hetman n’est plus un noble instruit, mais un barbare qui s’oppose à Pierre le Grand, grand civilisateur censé illuminer les terres sauvages par la culture.

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Cette seconde image, plus tardive, est pour le moins erronée, car Mazepa était l’une des personnes les plus éduquées de son époque– un esprit littéraire, un mécène, parlant couramment de nombreuses langues européennes. Sa politique culturelle a stimulé un véritable essor de l’architecture, de la science et de la littérature dans l’Ukraine des Hetmans (1654-1764), soit une époque où l’État cosaque s’épanouissait dans toute sa splendeur. Les hetmans étaient des dirigeants élus qui gouvernaient le pays et menaient des guerres avec d’autres États. C’est sous le règne d’Ivan Mazepa que l’État ukrainien de l’époque a atteint sa plus grande prospérité économique et culturelle.

En ce qui concerne la raison de la réorientation de Voltaire et du changement de l’image d’Ivan
Mazepa dans les textes de Voltaire, l’historien Albert Lortolari, dans son ouvrage Les philosophes du XVIIIe siècle et la Russie. Le mirage russe dans la France du XVIIIe siècle, prouve de manière convaincante que l’Histoire de l’Empire russe sous Pierre le Grand de Voltaire a été commandée par l’impératrice russe Catherine II : l’auteur a reçu tous les matériaux nécessaires directement de Saint-Pétersbourg, avant de voir son livre relu avant sa publication.

Il va sans dire que c’est sur ordre de Catherine II que le Sitch Zaporogue a été détruit, que l’autonomie de l’Hétmanat a été abolie et qu’en 1783, le servage, une forme d’esclavage qui a épuisé l’Ukraine jusqu’en 1861, a été instauré sur les territoires ukrainiens conquis par la Russie. Le discrédit jeté sur le dirigeant ukrainien a constitué une étape importante dans le plan de l’Empire russe visant à supprimer les Ukrainiens en tant que tels.

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Après la défaite de Charles XII près de Poltava, l’image de Mazepa fut diabolisée par les Russes.
Pierre le Grand prononça même un anathème contre lui, qui perdura dans les églises russes jusqu’en 1917. Tous les Ukrainiens qui se sont rebellés par la suite ou qui ont simplement nourri des idées
séditieuses à l’encontre de l’Empire russe ont été qualifiés de « mazepistes ». Des écrivains russes idéologiquement biaisés ont servi les autorités en reproduisant l’image de l’hetman ukrainien menteur et perfide.

Le seul auteur russe à ne pas avoir dépeint Mazepa comme cela est peut-être le décembriste Kondratiy Ryleev, ce qui est hautement symbolique, puisque le décembrisme, en tant que mouvement antimonarchiste, est né dans la région ukrainienne de Poltava. Par contre, c’est Alexandre Pouchkine qui a joué le rôle de principal porte-parole de l’impérialisme russe, dans son poème Poltava. Dans ce texte, Pouchkine fait de l’histoire d’amour entre Ivan Mazepa et sa filleule Motrona Kochubey (Maria dans le poème) l’intrigue centrale. Cela permet à l’écrivain russe non seulement de condamner les choix politiques de l’hetman ukrainien, mais aussi de le dépeindre comme un méchant sans scrupules. Dans le film russe Mazepa de 1909, basé sur le poème Poltava, l’acteur jouant l’hetman ukrainien porte délibérément les cheveux ébouriffés et une fausse moustache blanche comme neige pour paraître plus vieux que ses pairs.

Mais l’invective de Pouchkine ne semble toujours pas très convaincante. Malgré l’indignation de ses
parents, Vassyl Kochubey et sa femme Lyubov, Motrona aime sincèrement Ivan Mazepa (rejetant toutes les autres demandes en mariage). Sans recevoir le consentement de ses parents pour épouser son amant, il s’enfuit volontairement dans son palais. Malgré la volonté de sa fille, Kochubey, indigné, décide de se venger et de dénoncer « le manipulateur politique » Mazepa qui cherchait déjà un allié parmi les dirigeants d’autres États pour combattre l’Empire russe.

Pouchkine met dans la bouche de Kochubey un monologue passionné sur le fait que Mazepa méprise la liberté et n’a pas de « patrie ». Comme on peut le voir, selon l’auteur, qui est au cœur du canon de la littérature russe, les peuples asservis par la Russie ne peuvent considérer l’occupation russe que comme leur bonheur et l’asservissement russe comme leur liberté. Il s’agit là d’une distorsion quasi orwellienne de la réalité du type : « La guerre, c’est la paix ; la liberté, c’est l’esclavage ; l’ignorance, c’est le pouvoir ».

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A l’inverse, l’écrivain d’origine ukrainienne Mykola (Nicolai) Gogol a écrit Réflexions sur Mazepa, dans lequel il caractérise l’hetman comme un dirigeant patriote d’un peuple épris de liberté, en voie de « perte d’identité »- en raison de la politique assimilationniste de l’autocrate russe. Selon Gogol, les actions d’Ivan Mazepa étaient rationnelles et motivées par le souci de son propre état et non par une vanité perfide.

Ivan Mazepa et l’orientalisme

Outre le colonialisme de l’Empire russe, qui soudoyait souvent les intellectuels occidentaux, la déformation de l’image de Mazepa et la compréhension générale des Ukrainiens ont également été
fortement influencées par l’attitude coloniale de l’Occident à l’égard de l’Est. Selon le chercheur Larry Wolfe, au XVIIIe siècle, l’Europe n’était plus présenté comme divisée entre le nord et le sud, mais désormais, le continent a été réorienté vers une nouvelle ligne de démarcation : entre l’est et l’ouest. Voltaire, qui n’avait jamais mis les pieds à l’est de Berlin, a puissamment contribué à cette « invention de l’Europe de l’Est », qualifiant de manière très révélatrice l’Ukraine comme une « terres perdues ».

Il n’est donc pas surprenant que George Gordon Byron, qui, en 1819, sous l’influence de l’Histoire de
Charles XII, a écrit le poème Mazepa, ait reproduit les stéréotypes typiques de l’époque. Au début du texte, le poète romantique dépeint le vieux Mazepa divertissant le soir Charles XII blessé en lui racontant comment, en tant que jeune page du roi polonais, il est tombé amoureux d’une noble polonaise mariée, Teresa. Le mari jaloux décide de se venger. Mazepa est donc attaché à l’arrière d’un cheval et le cheval est mis au galop.

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Dès que le cheval franchit les murs, dans une course effrénée, des paysages de forêts vierges et de steppes sauvages se déploient devant Mazepa. C’est ce fameux romantique « héros extraordinaire dans des circonstances extraordinaires ». Et plus les sabots du cheval foulent la terre ukrainienne, plus le pays semble inhabité à Mazepa : non seulement il ne rencontre pas une seule ville, mais littéralement pas une seule habitation humaine. Il en résulte une opposition très symptomatique : au progrès occidental s’oppose la nature orientale, vierge de toute main et de toute intelligence humaine, qui existe toujours dans sa forme originelle. De la même façon, en 1826, l’artiste français Carle Vernet, inspiré par les visions de Voltaire et de Byron, a créé le tableau Mazeppa aux loups, où un certain érotisme oriental se dessine, étroitement lié à la cruauté des animaux sauvages.

Photo: Carle Vernet. Mazeppa aux loups. Crédit photographique :VILLE DE GRENOBLE / MUSÉE DE GRENOBLE-J.L. LACROIX

Dans la perception occidentale, l’histoire de l’hetman ukrainien est de plus en plus « orientalisée », se transformant en un conte de fées. Et si certains artistes, comme Victor Hugo, se limitent à une classification conventionnelle (il place son poème Mazeppa dans le recueil Les Orientales), d’autres ne brident pas leur imagination, ajoutant de plus en plus de détails « orientaux » à la légende de Mazepa. La quintessence de l’orientalisme a peut-être été représentée par le peintre français Théodore Chassériau, qui a illustré la scène du sauvetage de l’amant souffrant lorsqu’une femme cosaque l’a trouvé avec son cheval mort. On y voit une « femme ukrainienne » que Chassériau dépeint comme « asiatique » (il ne peut donc s’agir d’une Tatare de Crimée non plus). En regardant Mazepa et la femme cosaque, vêtue d’une robe orientale au lieu d’une chemise et d’une jupe ukrainiennes, il est difficile de croire qu’il s’agit de deux représentants du même peuple. Cependant, Chassériau ne se soucie pas de la vraisemblance historique, car Mazepa est devenu depuis longtemps un personnage mythique, à l’instar de toute l’Europe de l’Est.

Photo: Théodore Chassériau, Mazeppa. Source: Wikipedia

Plus de trois cents ans plus tard, la construction du mythe de Mazepa reste en débat. En 1978,
l’historien ukrainien Orest Subtelny a qualifié Mazepa de « pointe d’un iceberg géant de différences idéologiques qui assombrissent les relations russo-ukrainiennes ». Aujourd’hui, dans la guerre que la Russie mène contre l’Ukraine, en recourant à de nombreuses manipulations hybrides, la figure d’Ivan Mazepa est particulièrement significative, car elle nous rappelle que la distorsion des faits n’a rien de nouveau ni d’inattendu, la machine de propagande russe travaille sans relâche depuis des siècles.

La perpétuation de l’image de Mazepa dans la peinture et la littérature a joué un drôle de tour à l’hetman. Deux hypostases lui sont réservées : un jeune homme nu et séduisant et un vieillard lubrique et trompeur, masquant dans les deux cas sa véritable identité. Ivan Mazepa est avant tout un politicien ambitieux et un sage dirigeant d’un État européen de son époque.