Se débarrasser de Pouchkine

Culture
5 mars 2024, 13:18

Pourquoi les Ukrainiens ne veulent plus entendre parler de Pouchkine? Voici quelques explications.

Quelle est la meilleure décision que vous ayez prise ces derniers temps ? Cette question m’a été spontanément posée par une nouvelle application sur mon téléphone, juste après sa mise à jour. Il semble ainsi que c’est parfois l’univers qui nous parle. C’est tout à fait approprié, parce que nous nous en prenons souvent à nous-mêmes pour avoir pris de mauvaises décisions. Mais la vie n’est pas seulement faite d’erreurs.

Jeter les livres russes de la bibliothèque de mes parents a été ma bonne décision de la semaine.
Ce jour-là, je dessinais une illustration pour l’anniversaire de Vassyl Symonenko, poète ukrainien décédé à l’âge de 28 ans en 1963. Je lisais des poèmes, choisissais des citations, réfléchissais à ce qu’aurait été sa poésie à l’âge mûr, s’il n’avait pas été tué si tôt par les autorités soviétiques. C’est alors qu’une chaîne de télévision m’a écrit pour me demander de parler de la poésie de Maksym Kryvtsov. Le poète a été tué au front le 7 janvier 2024, à l’âge de 33 ans. Cette lutte continue, les ennemis sont les mêmes.

Poète Maksym Krivtsov. Photo provenant de Facebook

La nouvelle de sa mort m’a surpris à Rivne, notre ville natale commune. Nous nous sommes rencontrés il y a cinq ans lors du concert de Khrystyna Halimonova à Kyiv. Il était impossible de détourner le regard de lui, tant il était expressif. Il me regardait droit dans les yeux et souriait. Oui, comme si nous nous connaissions depuis toujours. Et ses poèmes étaient les mêmes – concrets, originaux, simples et en même temps profonds. La dernière fois que je l’ai vu, c’était au printemps, au salon Arsenal du livre. Maksym était fatigué, car il revenait tout juste de la guerre, mais heureux que sa poésie puisse être entendue sur scène. Comme c’est précieux maintenant, que j’ai eu le temps de le remercier pour ses poèmes. Le 22 janvier, il aurait eu 34 ans.

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Le travail sur l’article en hommage à Symonenko a été reporté. J’étais en train d’aménager un endroit pour une interview vidéo, je me suis tournée vers la bibliothèque de mes parents et j’ai réalisé avec horreur qu’il pouvait y avoir des livres russes dans le lot. Et je n’aimerais surtout pas parler des vers d’un poète talentueux tué par la Russie, avec des livres russes en arrière-plan.

Après avoir donné mon interview, j’ai procédé à une inspection détaillée de la bibliothèque. L’« extradition » des classiques russes et des livres soviétiques en plusieurs volumes a eu lieu. Dostoïevski et la souillure de Saint-Pétersbourg qu’il décrit si soigneusement ont rejoint la poubelle bien calfeutrée de Rivne. La question de savoir « si je suis une créature tremblante ou j’ai le droit de commettre ceci ? » n’a pas été soulevée.

J’avoue que j’étais obsédée par Pouchkine. Cette vieille édition grise de la bibliothèque de mon grand-père n’était plus un livre, mais un souvenir de ma mère, décédée il y a presque 20 ans. Parce que, outre Symonenko, c’était aussi son anniversaire. Apprendre par cœur Eugène Onéguine était son rêve et son plan, qu’elle n’a pas eu le temps de réaliser.

Démontage du monument de Pouchkine à Kyiv, photo de Novynarnya

« Qu’est-ce que Pouchkine vous a fait ? », aiment demander sur les réseaux sociaux les trolls russes et nos « idiots utiles ». J’ai trouvé une réponse simple : Pouchkine est le symbole unificateur de notre ennemi. Comme un drapeau. C’est suffisant. Les agresseurs tuent nos poètes en son hommage.
À propos, c’est bien moi, cette « écrivaine Yelena Pavlova qui a fait appel à Zelensky pour lui proposer de renommer toutes les « rues Pouchkine » en « rue Stephen King ». C’est bien moi qui ai fait l’objet au printemps 2022 d’une tonne d’articles produits par les principaux médias de propagande russe en référence à cette pétition semi-sérieuse sur le site web du président et soutenue par de nombreux Ukrainiens à l’époque.

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Seule la partie concernant Stephen King était une blague. Je veux vraiment renommer les rues. Ce sont des choses à la fois basiques et fondamentales : le marquage de son territoire. Et jusqu’à récemment, les rues Lénine commençaient au-dessus du Dnipro et s’étendaient jusqu’à l’océan Pacifique lui-même. C’était le territoire de l’Union soviétique mentale. Février 2022 a accéléré cette séparation civilisationnelle, l’Ukraine continuera d’exister là où il n’y aura ni leur Pouchkine ni leurs armes.
Je me demande si ma mère se serait débarrassée elle-même de Pouchkine si elle avait vécu assez longtemps pour voir les roquettes arriver dans notre ville ? Si elle avait vu des photos de Maksym, beau, les yeux clairs, presque du même âge que mon frère ? Je pense souvent à quel point c’est bien qu’elle n’ait pas vu la guerre. Un hiver, elle a ramené de la rue deux jeunes hommes en uniforme militaire et les a nourris. Les gars étaient tout reconnaissants. Ma mère a expliqué qu’elle aimerait qu’un jour son enfant soit nourri de cette façon, par une personne inconnue. Pour moi, c’est devenu un exemple pour le reste de ma vie.

Il est significatif que je viens de me débarrasser d’une pile de vieilles éditions soviétiques, cela fait de la place sur les étagères de la maison. J’y ai mis la poésie de Vassyl Symonenko et les pièces de Mykola Koulish, qui a été fusillé par les autorités soviétiques. Et il y a maintenant une place sur l’étagère pour mon premier recueil de poèmes, « Peau des villes », qui, pour une raison quelconque, ne se trouvait pas sur les étagères, mais reposait en pile, à coté. Ce n’est que lorsque nous aurons libéré l’espace de la camelote soviétique et des « produits culturels » russes que notre espace culturel pourra fleurir.

Mon père m’a entièrement soutenue et a joyeusement emporté ces livres dans la poubelle de l’histoire. Mon frère a hurlé pour faire bonne mesure : « Les avez-vous seulement feuilletés ? Et s’il y avait de l’argent entre les pages ? » J’ai dit : « S’il y avait de l’argent caché, c’était des roubles ou des coupons soviétiques. Sans regret ».

Et ce n’est pas la première fois quand je procède ainsi : l’été dernier, j’ai trouvé une boîte contenant une collection complète des œuvres de Lénine dans le grenier de ma grand-mère. Nous nous préparions à l’hiver avec des coupures d’électricité.

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Avez-vous déjà fait brûler Lénine ? « D’une étincelle naîtra une flamme », écrivait-il. Et il ne brûle même pas correctement, le papier est trop cher, lourd et brillant. Il vaut mieux le remettre au recyclage.

S’ils disent que brûler des livres est une barbarie médiévale, j’ai un argument. Il est bien pire de tuer des poètes en vie.

La Renaissance fusillée (expression utilisée pour désigner l’extermination massive de l’intelligentsia ukrainienne par les autorités soviétiques dans les années 1920 et 1930) est de retour parmi nous. Dans son dernier poème, Maksym Kryvtsov attend que les « violettes poussent au printemps ». Il a beaucoup écrit sur la mort. Car la guerre instaure une nouvelle relation avec elle.

Lors des adieux à Maksym à Rivne, des chansons sur ses paroles ont été diffusées sur toute la place centrale de la ville, Maidan [place, en ukrainien – ndlr]. Les poètes de 33 ans devraient écrire sur les baisers, pas sur la mort.

Un monument à la gloire du grand poète national ukrainien Taras Shevchenko, avec des oiseaux sur l’épaule, regardait tout cela avec tristesse. Les pavés ont été parsemés de pétales. J’ai été émue par la prière que son père a lue. Il la prononçait tous les jours pendant que Maksym était à la guerre. Le jeune poète s’est porté volontaire dès 2014, depuis le Maidan. Un bouquet bleu et jaune avec un petit chat en peluche m’a fait pleurer, car son chat roux est mort avec lui, en même temps.

Maksym Krivtsov avec son chat, au front

Ma mère est enterrée dans le même cimetière, qui porte le nom amer de « Molodijne » (pour la jeunesse, en ukrainien). Avant les funérailles, je suis allée sur sa tombe. Il faisait un froid glacial et quelque part en chemin, les fleurs violettes séchées que j’avais emportées pour Maksym me glissèrent des mains. Je pensais que c’était un signe : je reviendrai ici au printemps avec des violettes fraîches.

Et chez moi, sur une étagère libre de classiques russes, je mettrai le livre de Maksym Krivtsov Poèmes venus d’une faille.