Le cas Chevtchenko: le grand poète qui est présent sur tous les fronts

Guerre
6 mai 2024, 11:50

En Ukraine, tout se passe de la même manière. Taras Chevtchenko, figure emblématique de la culture ukrainienne, a également été libéré de sa servitude grâce à l’argent que les artistes ont récolté lors d’une vente aux enchères à but caritatif. Cela rappelle beaucoup la culture actuelle du bénévolat et la façon dont, dans les périodes les plus sombres, les artistes et les poètes s’engagent bien au-delà de la peinture et de l’écriture de livres. Mais ce n’est là qu’un des parallèles.

Taras Chevtchenko participe activement à cette grande guerre qui se déroule à tous les niveaux, y compris sémantique. La guerre des symboles, la guerre des significations, la guerre de l’histoire, la guerre de l’écologie. C’est la continuation de son combat. « Enterrez-moi et relevez-vous, brisez les chaînes », comme il l’a demandé dans son testament.

Cela s’est manifesté dès le début – la révolution de la dignité s’est également déroulée avec sa présence manifeste : les lumières de la ville ont été déployées sur Maïdan pour marquer le 200e anniversaire de sa naissance. Nous nous souvenons des icônes de la révolution, comme par exemple celle de l’artiste Sociopathe, un portrait au pochoir de Taras rue Hruchevsky, à Kyiv, le regard enflammé au-dessus d’une écharpe rouge et noire avec l’inscription « Le feu ne brûle pas les féroces » («Вогонь запеклих не пече»).

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Cette année marque le 210e anniversaire de la naissance de Taras Chevtchenko, et cette date s’accompagne de nombreuses coïncidences significatives. Parmi les plus récentes, on peut citer la ville russe d’Orsk, inondée par une crue de printemps, comme une réponse symbolique du destin lui-même. Les agresseurs n’ont pas jugé suffisant de faire sauter le barrage de Kakhovka en Ukraine, ils ont prolongé la terreur : fin mars, la Russie a tiré huit missiles sur la centrale hydroélectrique de Dnipro (DniproGES), puis sur les centrales hydroélectriques de Kaniv et du Dniestr. Une semaine plus tard, un barrage cède et inonde toute la ville russe d’Orsk. Mais quelle coïncidence ! C’est dans la forteresse d’Orsk que Taras Chevtchenko a passé un an et demi en exil en 1847, avec une interdiction stricte d’écrire et de dessiner.

Et même si l’on parle de négligence ordinaire de la part des Russes (ils savaient que l’eau de l’Oural montait et que les bâtiments avaient besoin de réparations), de telles coïncidences sont symboliques. Ce barrage russe, comme l’interdiction d’écrire et de dessiner, a cédé et tout inondé. Taras Chevtchenko a été puni le plus sévèrement de tous les membres de la Fraternité Cyrille et Méthode [première organisation politique secrète ukrainienne qui a vu le jour à Kiev à la fin de l’année 1845 et qui s’est appuyée sur les traditions du mouvement ukrainien de libération et d’autonomie – ndlr].

L’empire connaît bien le pouvoir des mots, de l’art et de la culture, et sait combien il est important d’occulter la voix des opprimés. Une interdiction stricte d’écrire et de dessiner a été ajoutée à la sentence par le tsar Nicolas Ier lui-même, « l’Incassable frein », comme Chevtchenko le décrit dans son journal. Réfléchissant à l’avenir, à la fin de son exil, en juin 1857, Taras Chevtchenko écrit: « Je ne dois plus rêver de peindre. Ce rêve devient insensé. C’est comme croire que les poires vont pousser sur un saule. Même avant, je n’étais pas qu’un peintre médiocre. Et maintenant, c’est pire encore. Dix ans de manque d’exercice peuvent changer un grand virtuose en un simple joueur amateur de balalaïka ».

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Alors, Chevtchenko a décidé de se consacrer à l’aquatinte et de copier des œuvres d’art exceptionnelles afin d’en diffuser la beauté et de les rendre accessibles au plus grand nombre. C’est tellement triste de lire cela, près de dix ans sans pratique comme un potentiel détruit, des compétences déracinées, et des œuvres non produites. Il a été contraint de peindre des paysages d’un pays étranger au lieu de son « Ukraine pittoresque » tant aimée. Ces dessins de la période d’exil forcé sont imprégnées de tristesse. Ils ressemblent aux poèmes des écrivains contemporains qui ressentent le monde de la manière la plus subtile et sont amenés à créer, tout en sentant combien de malheur existe déjà et combien va encore advenir.

L’interdiction d’écrire et de peindre est le message russe essentiel adressé à notre culture ukrainienne tout au long de son combat. Depuis des centaines d’années, cet ordre n’a pas changé. L’ambition des Russes est d’obtenir notre silence, notre incapacité à parler de notre vie et à créer. Ainsi, ils ont mis des bâtons dans les roues et des balles dans la tête des artistes.

Voila Chevtchenko qui écrit en exil dans des livrets faits main qu’il cache dans ses bottes. Voici Vassyl Stous qui renouvelle et réécrit plusieurs fois ses poèmes confisqués et les transmet par tous les canaux possibles en dehors de l’enceinte de sa prison, Volodymyr Vakoulenko qui enterre son journal intime de guerre sous un cerisier dans le jardin, après l’arrivée des occupants russes dans son village, près d’Izioum.

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L’interdiction d’écrire et de dessiner, c’est du temps volé à nos écrivains, artistes, réalisateurs, musiciens. Сette guerre a engourdi l’énergie créatrice de nombreux artistes ukrainiens. Elle a corrodé leur désir de créer dans la douleur et leur a laissé la capacité d’écrire uniquement dans la souffrance. Elle a pris toute notre force. Elle est devenue l’idée principale et la plus importante, le moment et le lieu de l’action, le personnage lyrique clé.

Aujourd’hui, même si vous n’écrivez pas sur la guerre, vous écrivez sur la guerre. La guerre est le seul sujet de tout l’art créé en langue ukrainienne aujourd’hui. Elle s’est métastasée dans chaque âme et chaque pensée, dans chaque ligne écrite et non écrite.

Les premiers tirs de missiles ont lieu en février 2022, et la guerre a paralysé tout le monde. Ce blocus est aussi une autre forme d’interdiction d’écrire et de dessiner. Les poètes ont cessé de sentir le poids des mots. Les artistes ont posé leurs pinceaux et pris des pelles pour creuser des tranchées. Il n’y avait plus aucune envie de chanter. Tout à coup, il s’est avéré que toutes nos chansons populaires parlaient de malheur et de chagrin. « Y a-t-il une seule chanson sur un сosaque qui serait resté en bonne santé et sans blessure ?», demandaient les militaires lors de leurs petites permissions. Nos chansons tristes parlent de l’expérience des guerres passées.

Notre vie est souvent plus dramatique que le théâtre et plus passionnante que la littérature.
Mais contrairement à la vie, le théâtre et la littérature ont au moins une chance de connaître une bonne fin. C’est arrivé.

Le monde figuratif de l’art contemporain ukrainien est devenu « accro » à la mort comme à une drogue dure. Il est impossible de passer à des sujets plus légers. On ne peut plus écrire sur les violettes en tant que violettes. Si des violettes apparaissent aujourd’hui dans la poésie, c’est qu’elles germeront dans le corps d’un poète au printemps. Car le poète est au front et dans un poème sur deux, il parle de la mort. Il écrit sur sa propre mort. Il imagine ce qu’elle sera.

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Il y a des œuvres non écrites sur l’amour. À une époque où, même si l’on veut écrire sur l’amour, on écrit davantage sur la mort. La mort accapare toute l’attention des poètes. Parce qu’aucune belle dame ne peut rivaliser avec la grande faucheuse.

L’interdiction actuelle de peindre et de dessiner est une restriction du financement du secteur culturel. Le principe des « autres priorités ». Elle nous détruit sur le plan symbolique. Films non tournés, livres non publiés, monuments architecturaux non entretenus, archives historiques non numérisées.

Manque de festivals, de plates-formes créatives et de lieux permettant de découvrir et d’entendre de nouveaux noms. Ne créez pas, ne soyez pas, ne développez pas – c’est le projet de l’empire russe. Vous n’aurez pas vos films, vos travaux scientifiques et vos chefs-d’œuvre littéraires de top niveau, nous dit-il.

Aujourd’hui, l’interdiction d’écrire et de dessiner signifie aussi un brouillard dans la tête le matin après les bombardements, un manque de concentration et de force, du stress, des nouvelles tragiques, la perte d’êtres chers, l’abattement et des épisodes dépressifs qui empêchent de créer. Deux ans d’insomnie affectent toutes les compétences et toutes les aptitudes. Mais contre vents et marées, les artistes ukrainiens continuent de créer. Inlassablement, obstinément, indestructiblement.

Et c’est un plaisir particulier et une source d’inspiration que de savoir que Taras Сhevtchenko a constamment et systématiquement enfreint l’interdiction d’écrire et de dessiner. Il en a toujours été ainsi pour nous aussi : nous agissons non pas à cause de, mais en dépit de. Bien que Chevtchenko ait beaucoup rêvé de nouveaux poèmes, qu’il écrirait chez lui, après son exil, en Ukraine. La poésie n’est pas seulement faite de nostalgie et de chagrin. Même dans les périodes où on ne voit qu’eux.