Lera Bourlakova attachée de presse du bureau ukrainien d'Amnesty International

Les fusillades sur Maïdan: la longue nuit de 2014 à 2024

Société
20 février 2024, 14:51

Notre collègue Lera Burlakova, journaliste et ex-combattante de l’armée ukrainienne, se souvient des journées sanglantes du 18 au 21 février 2014, lorsque des participants pacifiques aux manifestations de Maïdan ont été abattus depuis les toits par des tireurs embusqués.

Pour moi, Maïdan, et en particulier la « nuit du 18 au 21 février », démontre qu’il est parfois possible de remporter la victoire, même dans le désespoir le plus total.

Le désespoir qui vous enveloppe lorsqu’on voit pour la première fois des blessés et des morts en plein centre de Kyiv. Lorsque la place principale de notre ville – où, certains jours, il était si difficile de se frayer un chemin parmi les gens du même camp – se vide rapidement dans la soirée du 18 février. « Chères femmes et chers enfants, nous vous demandons de quitter Maïdan Nezalejnosti [place de l’indépendance en ukrainien – ndlr], où une opération antiterroriste va être menée », invitent les haut-parleurs. La place se vide, dans le feu et sous le feu.

Je reste, mais je comprends ceux qui sont partis. Parce qu’ils ne se sentent pas la force, les moyens et la capacité de lutter contre l’avalanche des casques noirs armés. Nous n’avons rien pour riposter. Et rien pour aider qui que ce soit. Il semble que la seule chose qu’on puisse « donner », « fournir », c’est notre propre vie. La donner gratuitement, car cela ne changera probablement rien. Il n’y a pas assez de gens. « Que les cendres grises recouvrent nos drapeaux, je n’ai pas besoin de ce genre de vie, tu m’entends ?», chantera plus tard Freel, mon rappeur ukrainien préféré, à l’occasion de l’anniversaire de la révolution de la dignité.

Mais rentrer chez soit est impossible, car comment se vous regarder ensuite dans une glace?

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Je n’avais jamais eu ce sentiment avant le Maïdan de février 2014. Le sentiment que la seule et meilleure chose que je pouvais faire était de mourir avec le reste de mes compagnons de combat (je suis sûre que quelqu’un s’est senti efficace et capable d’avancer vers cet objectif à cette époque, mais ce n’était pas moi).

Mais, heureusement, je n’ai plus jamais eu ce sentiment d’impuissance par la suite.

Car après ces évènements, la même année, j’apprendrai, comme des milliers et des milliers d’autres, à tenir une arme. J’apprendrai à tirer – à la mitrailleuse ou au mortier -, j’apprendrai à régler et à installer des tourniquets. J’apprendrai à faire fondre la neige pour me laver les cheveux et à vivre (parfois très heureuse) dans les champs labourés par l’artillerie et dans les sous-sols des maisons détruites, et à conduire la nuit sans phares. J’apprendrai à enterrer mes proches les yeux secs, sans kilomètres de réflexion. Il semble même que je le ferai sans la « culpabilité du survivant » qui a failli me tuer dans les premiers jours qui ont suivi la mort des membres de la Centurie Céleste [nom collectif donné aux 104 victimes de la répression entre le 18 et le 21 février 2014 – ndlr]. Tout simplement parce qu’un jour ce sera clair : aujourd’hui, c’est eux, mais demain, ce sera probablement nous.

Progressivement – en 2014, en 2017, en 2022 – ils seront de plus en plus nombreux, celles et ceux qui ne pourront plus jamais « juste mourir » sans résister. « Mourir gratuitement », sans emporter nos ennemis avec nous. « Mourir simplement », sans au moins essayer d’arrêter les chars à mains nues. Car il s’agit autant d’une question de mentalité que de compétences en matière d’armement. Il s’agit de l’expérience et de la conscience des victoires qui se sont cristallisées à partir du désespoir – la première d’entre elles étant la victoire de la révolution de la dignité.

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Cette victoire nous a changés de l’intérieur, elle a tracé pour toujours les grandes lignes de notre politique étrangère et a clairement défini nos ennemis.

Et en même temps, cette victoire n’a oublié qu’un seul domaine, celui de la responsabilité, dont nous aimons tant parler aujourd’hui sur les plateformes internationales, car c’est l’impunité des Russes (des soldats au président) pour les crimes de guerre antérieurs qui les incite à en commettre d’autres.

.. Le 20 février au matin, je me rends au tribunal de Maïdan. Il s’agit de l’affaire Lukash, le commandant du Berkut de Kharkiv, qui est accusé d’être impliqué dans le passage à tabac d’activistes le 1er décembre 2013 dans la rue Bankova et le 18 février 2014 dans la rue Instytutska. Le procureur qui m’invite au tribunal en tant que victime a un chat avec des lunettes comme avatar sur les réseaux sociaux. L’un des verres de ces lunettes est jaune et bleu. L’autre est rouge et noir. Je me souviens qu’il y a dix ans, dans la nuit du 18 février 2014, je me trouvais sur Maidan avec un casque sur lequel était peint un trident rouge et noir. Certains collègues journalistes m’ont pris à parti lorsque je me suis approchée du pont où les médias étaient présents. Ils ont dit que le trident était de trop et que je provoquais la police… Je me souviens de la peur que j’ai eue de parler aux enquêteurs après Maïdan, en tant que journaliste blessée, même pas en tant qu’activiste. Je me souviens…

C’est le tribunal de Darnytsia qui examine l’affaire dans ses méandres. En chemin, j’écoute les nouvelles à la radio : on commémore aujourd’hui la Centurie céleste. J’entends que les affaires de Maïdan sont en train d’être classées pour cause de prescription. Qu’il y a dix ans, en février 2014, les Russes envahissaient la Crimée.

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Dans la salle d’attente du juge, la conversation tourne autour d’Avdiivka. « Comment pouvaient-ils laisser les blessés, comment c’était possible » ?… s’indigne un avocat de l’ancien commandant du Berkut (une unité spéciale de la police qui s’est battue avec les manifestants pendant Maïdan – ndlr).

Je me souviens des personnes allongées sur le sol après que la vague de Berkut a déferlé dans la rue Bankova. Je me souviens d’une femme frappée à la tête par la police anti-émeute contre une ambulance remplie de blessés. Cette ambulance attendait depuis des heures de pouvoir quitter la rue. Le médecin a entraîné la femme à l’intérieur de la voiture. « Qu’est-ce que vous faites, bandes de salauds » ? crie-t-il aux « forces de l’ordre ». La femme ressort précipitamment, en courant le risque de prendre les matraques et les grenades : « Mon enfant est là-bas » ! Je me souviens du 18 février…

Mais il est déjà 10 heures – le juge Shchasna entre dans la salle d’audience et celle-ci, qui devait commencer à 9h30, débute. Je passe 10 à 15 minutes à parler de l’épisode du 1er décembre 2014, à répondre aux questions. Puis le procureur lit le dossier d’un ton monotone: le procès-verbal de mon interrogatoire d’il y a dix ans, des documents de l’hôpital concernant ma blessure et le traitement hospitalier, une lettre de la rédaction de Tyzhden indiquant que j’effectuais un reportage en tant que journaliste dans la rue Bankova.

« Valeria Burlakova est actuellement dans la zone de l’opération anti-terroriste, et je suis en congé, de suite j’ai l’intention de démissionner et de rejoindre l’un des bataillons de volontaires », lit le procureur dans les dernières lignes de la lettre du rédacteur en chef. Je souris involontairement. Ce sont déjà de bons souvenirs. Il s’agit de la capacité acquise de se défendre, qui reste en nous. Qui devrait rester en nous pour toujours. Et dans le domaine juridique également.

Le juge ajoute ce que le procureur a lu au dossier, s’excuse et ajourne rapidement l’audience – il y a d’autres affaires, plus urgentes.

« Les tribunaux ont classé sept affaires relatives à Maïdan pour cause de prescription », annonce à nouveau la radio dans la voiture. « Dans quatre cas, des requêtes visant à les classer pour la même raison sont en cours d’examen. Soixante-neuf autres affaires de Maïdan risquent de tomber sous le coups de l’expiration du délai de prescription ».