Les bénévoles ukrainiens qui soutiennent le front : qui sont-ils ?

Guerre
23 avril 2024, 09:38

Maryna Kuméda, politologue et écrivaine franco-ukrainienne, s’est rendue dans le Donbass, près de la ligne du front, pour accompagner une équipe de bénévoles. Dans son reportage, elle partage avec Tyzhden.fr ce qu’elle a vécu durant ce voyage.

En ce week-end d’avril, Yuriy a chargé son minibus emprunté à un militaire en permission pour partir avec son collègue Egor vers le front. Ils devaient apporter l’aide collectée pendant quelques semaines pour quelques proches de la famille, amis d’enfance et de l’université, collègues et d’autres, tous militaires dans l’armée ukrainienne. Yuriy a fait une vingtaine de voyages en deux ans, s’approchant parfois à cinq kilomètres de la ligne de front, pour rendre visite à des militaires en repos entre deux missions, en rotation ou en relève, dans les villes et les villages à l’arrière de la ligne de front.

Comme tant d’Ukrainiens, Yuriy fait du bénévolat, très répandu dans le pays : on collecte des fonds pour ensuite acheter ou trouver des dons matériels de tout ce dont pourraient avoir besoin les militaires qui se battent. Le phénomène ne date pas de 2022, mais de 2014, après l’annexion de la Crimée et le début du « mouvement séparatiste » orchestré par la Russie dans le Donbass. Lorsque l’État s’est retrouvé affaibli par la fuite du président et l’impuissance du Parlement, des bataillons de volontaires se sont formés pour se battre dans l’Est. Leur entourage et la société civile se sont mobilisés pour leur apporter l’équipement nécessaire, des produits alimentaires et d’hygiène, des médicaments, des soins, des uniformes et des chaussures d’occasion. Les bénévoles se sont aussi mobilisés pour aider à rechercher les disparus et les prisonniers de guerre.

En mai 2015, David Arahamia, conseiller du ministre de la Défense chargé des relations avec les bénévoles, estimait à 14 500 le nombre de personnes engagées durablement dans le volontariat. Le nombre d’organisations officiellement enregistrées s’élevait à plus de 2 500. Selon une enquête menée en septembre 2014 par la fondation Initiatives démocratiques en collaboration avec l’Institut international de sociologie de Kyiv, un tiers des résidents ukrainiens faisaient des dons à l’armée, et un autre quart à des organisations de bénévoles. De sorte qu’en février 2016, selon le sondage de l’Institut Gorchenin, 71 % de la population faisait confiance aux volontaires, tandis que 42 % faisait confiance aux autorités locales, et seulement 8 % accordait leur soutien au Parlement et 5 % aux tribunaux.

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Depuis ce temps, l’armée a fait du chemin, développé l’approvisionnement, la qualité de l’équipement, des soins. L’invasion à grande échelle du 24 février 2022 a été un nouveau tournant dans la mobilisation de la société civile et le bénévolat.

D’après le Ministère de la défense, en 2022-2023, plus de 2,3 milliard d’euros ont été collectés par des bénévoles ukrainiens pour soutenir les militaires, et cela n’inclut pas les dons matériels. La fondation de Serhiy Prytula indique en décembre 2023 avoir collecté 2 milliards en deux ans, avec un don moyen de 800 hryvnias (environ 19 euros). En 2023, l’Ukraine a à nouveau monté dans l’indice de classement de générosité de la population du 10e à la 2ème rang mondial, juste après l’Indonésie et devant le Kenya.

Yuriy a commencé son bénévolat dans cette même chronologie. Son cousin, qui a rejoint l’armée en 2014 lors de l’opération antiterroriste dans l’Est de l’Ukraine, avait besoin d’un viseur thermique. C’est là que Yuriy y a mis le pied, et pour quelques années. En 2022, au début de l’invasion à grande échelle, il a d’abord essayé d’entrer dans l’armée à Jytomyr, où il rendait visite à sa famille, sans succès. Lorsqu’un copain d’école est décédé au tout début du mois de mars, le frère de celui-ci lui fait part de son besoin lors de l’enterrement – encore un viseur thermique.

Yuriy a repris le bénévolat, d’abord avec des bénévoles polonais qui amenaient de l’aide humanitaire vers Tchernihiv, Kharkiv et dans le sud. Puis les convois polonais se sont essoufflés et Yuriy a poursuivi les siens. Les dons proviennent de son réseau professionnel: des chercheurs et des universitaires, des amis en Ukraine et à l’étranger, avec le don le plus important de 500 euros depuis l’étranger, celui d’un Finlandais, Tommi, qui donne mensuellement 120 euros, et le don exceptionnel en Ukraine d’un informaticien, secteur bien loti, de 2 500 euros.

Déjeuner partagé avec un militaire : borchtch, salade et café au menu

Il y amène pêle-mêle : des vélos collectés en Europe et transmis par l’association U-cycle et des imprimantes à des communes et des écoles, des produits d’hygiène et des vêtements pour les civils. Et pour les militaires : jumelles de vision nocturne, viseurs thermiques, satellites de Starlink, drones, tunings, talkies-walkies, sacs de couchage, pneus robustes pickups pour ne pas patauger dans le tchernoziom ukrainien.

Parfois, il apporte des dons matériels faits au nom d’un fonds humanitaire dont le président, Volodymyr, est un ami devenu militaire. Entre deux livraisons de shampoings et de lessive donnés par l’entreprise Henkel, il passe voir Volodymyr dans un des villages ciblés aujourd’hui par les Russes pour faire signer et tamponner les actes administratifs.

Yuriy s’est mis dans les registres de l’armée au début de l’invasion alors que son statut de scientifique lui permet une dérogation. Il n’a retrouvé son calme intérieur qu’après avoir repris le bénévolat, qui donne du sens à sa vie et le sentiment de contribuer à l’effort collectif. Ses visites ne sont pas nécessaires pour les livraisons elles-mêmes : l’entreprise logistique nationale Nova Pochta ferait parfaitement l’affaire avec ses plus de 27 000 hubs à travers le pays. Mais ces brefs instants à se retrouver au milieu d’une route, dans une maison de campagne où les soldats stationnent, dans les petites villes le long de la ligne de front, permettent aux militaires de partager leur quotidien avec leurs proches qu’ils ne voient que lors de courtes et rares permissions, de sortir de leurs communautés de frères d’armes, de parler des amis communs, d’avoir des nouvelles de Kyiv et des préoccupations des civils, et à ceux-là comme à Yuriy de garder le lien, de s’imprégner de leurs vies, de les soutenir. Un moyen comme tant d’autres déployés dans le pays pour réduire la distance entre les militaires et les civils.

On rencontre un militaire, stationné près de Pokrovsk, qui se plaignait des prix de location des logements. Ils étaient de 12 000 hryvnias (300 euros) par mois. Après que les bombardements sont devenus très fréquents, les locations ont baissé jusqu’à 7-8 000 hryvnias (175-200 euros), les habitants étant partis dans des zones plus sécurisées.

Le long de la route cabossée par les transports militaires et les tirs, tout un sport pour conduire ici, les habitants de la région tentent de gagner quelques sous en vendant le poisson séché des rivières, des conserves maison, quelques fruits.

Terrils du Donbass

Sur la route, on voit des ZAZ [marque de voitures] produites par le constructeur ukrainien à Zaporijjia, des véhicules blindés, des voitures du monde entier, immatriculées en Allemagne, Belgique, Grande-Bretagne. On croise des Jigoulis soviétiques exportées, comme les Ladas, et appelées kopeks en Ukraine par le dernier chiffre du numéro du modèle, des UAZ [sortes de jeeps], des vieux bus…

Ils circulent entre les terrils coniques emblématiques de la région, résidus d’exploitation minière, les plus anciens couverts d’herbe et déformés, les plus récents en forme de pyramide à étages. Des maisons coquettes avec des parterres de fleurs, des cerisiers en fleurs et des terrains de jeux pour enfants. Beaucoup de fenêtres sont couvertes de contre-plaqué. Les champs sont cultivés.

Tetyana Ogarkova et Volodymyr Yermolenko, deux intellectuels, professeurs de lettres et de philosophie, fondateurs de podcasts sur l’Ukraine et sa culture en ukrainien, anglais et français, ont commencé leur chemin de bénévolat en avril 2022, dès leur retour à Brovari, une banlieue de Kyiv qui se développe à grande vitesse.  A la mairie, où ils se sont présentés pour proposer de l’aide, on leur a confié la distribution dans les vingt-sept villages de la région de l’aide humanitaire apportée en grande quantité et stockée faute de transport. La plupart de ces localités ont été occupées lors de la marche des russes vers Kyiv et libérées il y a deux ans.

PEN Ukraine, l’association qui promeut la liberté d’expression et la défense des droits des écrivains et journalistes, que Volodymyr préside, organisait aussi des voyages en régions pour livrer des livres et animer des rencontres. L’une de ces visites, en juin 2022, en train, puisque l’essence était rare, leur a fait rencontrer des militaires à Kharkiv, à proximité de laquelle se tenaient les Russes. Le couple a commencé à puiser dans les dons (environ 4000 dollars mensuels à ce moment-là) des abonnés de leur podcast Kult et d’autres podcasts qu’ils animent depuis le confinement de Covid-19 pour acheter des viseurs optiques et des collimateurs. Pour ne pas se disperser, ils ont ensuite décidé de concentrer leurs efforts de bénévolat sur l’achat de véhicules, qui manquent toujours au front.

Fenêtres protégées par du contre-plaqué, Donbass

La première voiture a été achetée et livrée à l’automne 2022 lorsque la région de Kharkiv a été libérée. D’ici l’été, Tetyana et Volodymyr auront financé, acheté et livré une trentaine de voitures, et dernièrement même un poids-lourd, sur tout le long de la ligne de front, de Kharkiv à Kherson. Un ancien garagiste et le fonds Kolo les aident à identifier les voitures mises en vente aux enchères à l’étranger, les réparer et les livrer jusqu’à Brovari, où le couple prend le relais pour les amener sur la ligne du front. Parfois les militaires en profitent pour venir faire un tour dans la capitale, le temps d’un court congé de quelques jours pour changer d’air et quitter les tranchées.

Mais Tetyana et Volodymyr, eux, préfèrent y aller eux-mêmes. « Pour nous, amener ces véhicules est aussi un prétexte pour parler et recueillir les témoignages, filmer. C’est important d’être là physiquement, de voir à quoi ressemble la vie. Parfois, pendant cinq minutes, le temps de remettre les clés et de signer les papiers. Parfois, pour y passer une nuit. Les militaires comme les civils de ces régions ont besoin de parler, et cet échange est important ».

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Le couple tisse des liens avec des civils revenus dans les villages détruits, comme Kam’yanka près d’Izioum dans la région de Kharkiv, quand seuls cinq anciens habitants venaient juste d’y revenir pour reconstruire leur vie. Ou encore avec un couple de soixantenaires qui tient une ferme avec douze moutons au milieu des maisons en ruines dans un village à dix kilomètres de la ligne du front sud, Velyka Novosilka, créé en 1779 suite à l’expulsion des Grecs de Crimée par Catherine la Grande. Sans électricité, ils vont recharger leur téléphone au générateur du village et offrent aux visiteurs de Kyiv leur confiture maison. Ce reste de kolkhoze semblait être le plus fertile à l’époque de l’URSS, avec le meilleur fameux tchernoziom [terre noire très fertile – ndlr].

« Ces voyages ouvrent les yeux sur beaucoup de choses. Vous revenez avec une grande motivation pour continuer – de rêver, de poursuivre votre engagement… Cela donne une réponse sur ce que peut être un être humain dans sa plus belle expression face à ses limites et sur ce qu’il peut faire. C’est un antidote à la perte de motivation ».

Lors de sa dernière visite du quartier Ostriv de la ville-martyr de Kherson (« triplement martyr, dit Tetyana, car occupée, puis inondée et maintenant systématiquement terrorisée par les tirs des Russes depuis la rive du Dnipro en face »), le couple a apporté avec le PEN Ukraine des livres destinés aux abris que met en place la commune. Dans un immeuble de ce quartier dangereux de 120 appartements sur 10 étages, il reste 11 personnes, dont Anton et sa petite amie infirmière de 22 ans. « C’est tout ce que permet le salaire d’une infirmière, dit la jeune femme. Nous n’avons pas les moyens de payer un loyer dans un quartier plus sécurisé et pas beaucoup de possibilités de gagner notre vie dans cette ville. Mais en même temps, nous n’avons pas envie de partir ». « C’est aussi ça, leur résistance, commente Tetyana, rester, car faire partir les Ukrainiens, c’est précisément le projet des Russes ».

Tetyana et Volodymyr livrant un Nissan Pathfinder anglais

Il y a quelques semaines, Tetyana et Volodymyr, ayant soutenu chacun sa thèse à Paris, s’y rendaient pour un séjour rempli d’interviews avec la presse, des soirées-débats et des lectures accompagnées de la musique jouée par leur fille adolescente ou par Volodymyr. Le lendemain du spectacle à la Maison de la poésie, qui affichait complet, le don de 1000 euros d’un Français s’accompagnait d’une petite note : « pour la poésie, pour les voitures ».