Peut-on s’habituer aux effets de la guerre ? Le temps pourrait-il venir où vivre en guerre deviendrait une véritable routine ? Nous avons interrogés deux psychologues au sujet de la façon dont cette guerre agit sur l’esprit des Ukrainiens.
La guerre s’est installée pour longtemps. Les Ukrainiens savent désormais qu’il faut s’y habituer. De nos jours, rien de surprenant à voir les gens labourer leurs potagers avec un char russe qui s’est enlisé à quelques mètres de là. Des agriculteurs intrépides travaillent dans des champs minés, sur lesquels les Russes tirent encore souvent. L’enseignement en présentiel a repris dans la plupart des universités et des écoles, des événements publics sont organisés, les croyants se rendent à l’église… même lorsque la carte de l’Ukraine est rouge de bout en bout à cause des alertes aériennes. La population civile a appris à faire la distinction entre une menace réelle de missile et un nouveau décollage de MiG qui, comme l’espèrent la plupart des Ukrainiens, finira par être abattu.
Parallèlement, les bénévoles ont de plus en plus de difficultés à atteindre leurs objectifs de collecte. Les réseaux sociaux regorgent de toutes sortes d’annonces pour encourager à faire un don. Et ceux qui menaient grand train auparavant se permettent à nouveau des fêtes et des mariages à des prix exorbitants sans plus se cacher.
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Il peut sembler que la vie reprend peu à peu son cours habituel. Dans le contexte d’une guerre de longue durée, l’habitude est dangereuse, car cela démotive. Lesya Fedorovytch, psychologue et psychothérapeute, spécialisée en thérapie cognitive et comportementale, et Oleksandre Avramtchuk, professeur agrégé au Département de psychologie clinique de l’Université catholique ukrainienne, ont répondu aux questions du Tyzhden à propos de la façon dont la guerre en cours façonne nos perceptions.
Lors d’un événement traumatisant (et la guerre est absolument un événement traumatisant pour l’ensemble d’une société), l’individu passe par diverses étapes de la prise de conscience des faits, selon les psychologues. Pour comprendre ce qui se passe aujourd’hui, il faut d’abord réfléchir à ce qui s’est passé au tout début de la grande invasion russe. Là, la population était sous l’effet d’un stress aigu qui a duré jusqu’à un mois. Selon le degré de danger qui menaçait chaque Ukrainien individuellement, les premières réactions de stress étaient du type « frappe, sauve-toi ou ne bouge plus ». A ce moment-là, les personnes énergiques étaient hyperactives, tandis que les autres, au contraire, ont eu une réaction de détachement ou de blocage. Il suffit de se rappeler combien d’Ukrainiens, en février-mars 2022, n’en revenaient pas, ne pouvaient pas comprendre ce qui se passait, ne pouvaient pas dormir, manger, ou mangeaient trop en état de stress ou, au contraire, se mobilisaient pour travailler et s’engageaient dans le bénévolat sans répit. Pour tout dire, le comportement était paradoxalement atypique par rapport à un état habituel.
« Mais que se passe-t-il en cas de stress durable (dans le cas de l’Ukraine, lors d’une guerre enlisée) ? Au début, le corps se mobilise, avec le temps, il s’habitue aux circonstances, mais naturellement s’ensuit l’épuisement. Malheureusement, lorsque le stress est prolongé, il est extrêmement difficile d’éviter l’étape de l’épuisement, car la mobilisation nécessite un engagement important de ressources, de dévouement et d’efforts. Et il est extrêmement difficile de demeurer longtemps sous tension émotionnelle. Tout de même, il est possible d’éviter l’état final d’épuisement si l’on adopte une stratégie correcte de l’habituation à l’étape précédente. Oui, vous pouvez vous y habituer de façons différentes », nous dit Oleksandre Avramtchuk.
La première stratégie sera d’essayer de se sentir plus à l’aise et de renoncer à s’opposer activement. En d’autres termes, accepter la réalité telle qu’elle est et se résigner. Cette option de l’habituation est malheureusement le phénomène le plus massif et le moins souhaitable dans un contexte de guerre.
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Parmi les Ukrainiens, il y a aussi ceux qui estiment que ce confort illusoire pendant la guerre ne leur suffit pas. Souvent, cette approche peut conduire à des actions audacieuses et à des décisions révolutionnaires. Mais parfois, elle peut se manifester tout simplement sous forme d’explosion suite à l’accumulation d’émotions, après quoi l’individu est pris par le désir d’être hors de l’attention des autres. Cette option peut être divisée en deux sous-types : l’un est « se laisser faire, porté par les événements », l’autre est « je reste dans ma coquille ».
Dans le premier cas, nous sortons et nous suivons le courant par inertie. Un tel esprit d’initiatives peut être très productif pour provoquer un mouvement révolutionnaire, comme la Révolution de la Dignité de 2014. Dans le deuxième cas, « on se relâche, on a tenté, on a vu, retour dans sa coquille ». La révolution qui a eu lieu en Biélorussie en 2020 s’est produite selon ce scénario.
Photo de : Roman Malko
Il existe également un quatrième scénario d’habituation à la guerre, qui, selon Oleksandre Avramtchuk, est le plus porteur d’optimisme. Il s’agit de conclure un contrat social entre soi-même et les gens : ralentir pour le moment, faire une pause pour restaurer ses ressources et passer à autre chose. Agir de concert, accepter et comprendre la situation, mais, ce qui est important, ne pas se résigner devant la guerre. A ce stade, se fixer de petites tâches à court terme qui préparent des actions plus opérationnelles. Par exemple, cette stratégie d’accumulation de ressources faisait partie de la contre-offensive de l’armée ukrainienne à l’été 2023. Cette même stratégie peut être appliquée à notre santé mentale pendant la guerre.
« Après tout, il faut penser avec des stratégies et agir avec des tactiques. La stratégie d’habituation à la guerre est un processus à long terme, au cours duquel nous devons faire de petits pas, à savoir développer la capacité de résistance au stress, ou résilience. Que se passe-t-il lorsqu’un jouet de Noël en verre tombe sur le sol ? Et une balle de tennis ? Le premier heurte le sol et se brise, et le second rebondit sur la surface, car il a les propriétés de renvoyer le coup, tout comme une personne a la capacité de résister », explique M. Avramtchuk.
De la même manière, le psychisme humain peut se briser lorsqu’il est confronté à divers facteurs du stress, ou il peut « rebondir ». La résilience consiste à maîtriser cette balle de tennis. En fait, ce processus implique une formation. Quelles tactiques de réflexion aideront les Ukrainiens à développer leur capacité de résistance au stress pendant la guerre russo-ukrainienne ?
Le premier élément important de la résistance au stress sont les valeurs. Il s’agit d’une boussole ou d’une étoile polaire qui, surtout dans les étapes difficiles, permet de comprendre pourquoi avancer dans la direction sciemment choisie. Oui, tout le monde peut avoir des valeurs différentes. Mais sous l’effet de la guerre, la hiérarchie des valeurs des Ukrainiens a changé qualitativement : ils sont désormais unis par les valeurs de préservation de leur pays, de liberté et de justice.
Si un individu s’appuie sur ses valeurs, il obtient une réponse à la question : pourquoi ? (pourquoi faut-il vivre un autre jour, par exemple) et fera chaque jour de petits pas qui le rapprocheront de ses propres valeurs. Il agira alors avec espoir, qui est la deuxième composante de la résilience. Viktor Frankl, un psychothérapeute autrichien qui a survécu à l’Holocauste, partage dans son livre Raisons de vivre ses observations sur la manière dont ce principe a aidé les prisonniers juifs à survivre dans les camps de concentration nazis. Ceux qui croyaient que la guerre se terminerait bientôt et en avaient fixé une date limite furent les premiers à céder et à mourir. Ceux qui perdirent espoir et ne crurent plus du tout que cela se terminerait ne purent pas endurer les camps et périrent également. Mais il y eu une catégorie de prisonniers qui vivaient au jour le jour en faisant de petits pas, de petites valeurs, de petites actions, en gardant leur espoir vivant. Ce sont ces personnes qui survécurent aux terribles tortures des camps.
« Nous ne pouvons pas laisser le chaos régner dans notre routine. Sinon, le chaos régnera dans notre tête et dans notre cœur. Et c’est pourquoi il est extrêmement important de respecter de simples rituels quotidiens dans notre vie actuelle qui, pour nous, faisaient partie du passé d’avant-guerre », rappelle Lesya Fedorovytch. Il est extrêmement important d’agir selon les valeurs qui mènent à la victoire. Mais cela ne signifie pas abandonner complètement la vie quotidienne, même en temps de guerre, car il s’agit d’un niveau fondamental d’ordre des pensées.
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Il est également important de former autour de soi une communauté de personnes qui partagent les mêmes valeurs. Même si les points de vue sur les moyens de résoudre certains problèmes peuvent différer, cela permet d’avancer ensemble vers un objectif commun qui unit. Il ne s’agit donc pas tant d’un compromis que d’un accord.
« Il faut se rappeler qu’il n’est pas facile de vivre en temps de guerre, car tout changement s’accompagne toujours de hauts et de bas », souligne Oleksandre Avramtchuk. Un autre outil de résistance au stress sera utile : des idées sages et pratiques. Si une vague de désespoir est en train de noyer une personne, c’est elle qui décide quelle sera son attitude face à la situation. Il convient de noter ici l’expérience du défenseur d’Azovstal Mykhailo Dianov. Si vous ne vous souvenez pas de son nom, vous vous souviendrez certainement de lui grâce à la photo sur laquelle il montre un geste de victoire avec ses doigts dans l’abri anti-bombes d’Azovstal avec une main bandée. Après en être sorti, il a été fait prisonnier au camp russe d’Olenivka, où il a vécu des épreuves inhumaines, mais ce qui l’a aidé à ne pas devenir fou, c’est l’idée aussi simple que chaque jour le rapproche de la libération.
La guerre, par sa nature, est un processus non-linéaire. Il y a des périodes de calme, où il semble que l’on est habitué, puis à nouveau une montée d’émotions en réponse à un nouvel acte de terreur de la part de la Russie. S’habituer à la guerre, par sa nature même, est également un processus non-linéaire. Par conséquent, les psychologues soulignent qu’il n’existe pas de recette unique pour s’habituer à la guerre. Dans son parcours, l’individu choisit ses voies qui l’aident à se sentir à l’aise, en sécurité ou au moins à ne pas se sentir extrêmement exténué ou angoissé dans les différentes circonstances de la guerre.