Thérapie artistique: nous apprenons à travailler avec les traumatismes

Culture
24 mars 2023, 16:57

Le théâtre ukrainien deviendra-t-il un manifeste dans l’après-guerre ? Nous en dira-t-il plus sur notre douleur collective ? Il est difficile de répondre à ces questions. Cependant, lorsque nous regardons vers cet avenir inconnu, nous pouvons nous inspirer des événements qui se déroulent dans la société aujourd’hui. Nous avons déjà de nombreuses pièces de théâtre sur les thèmes de la guerre dans la dramaturgie contemporaine. Et il y aura de plus en plus de metteurs en scène pour revenir sur les événements survenus après le 24 février, car le besoin de travailler sur les traumatismes s’est exprimé dans le public et chez les créateurs; il est devenu l’une des tâches primordiales du théâtre ukrainien aujourd’hui.

Selon la spécialiste, Maya Garbouziuk, le théâtre ukrainien n’avait pas pu travailler sur les traumatismes collectifs avant l’année 2014. Pensons à l’Holodomor et à ses conséquences (ou à la Seconde Guerre mondiale). Les contraintes soviétiques nous ont interdit de représenter, de comprendre et de ressentir les effets de l’expérience amère qui ne devait s’exprimer que dans un langage de fiction. En d’autres termes, il ne s’agit pas de perpétuer le style de « Natalka Poltavka » (pièce ukrainienne du XIX siècle – ndlr), qui est si honorable, si modeste, mais plutôt d’inventer des constructions artistiques complexes analogues à celles des surréalistes.

Lorsqu’on surgi les réfugiés, les soldats blessés, les morts dans les familles en deuil, après la déflagration de la guerre en 2014, le théâtre ukrainien s’est interrogé: comment intégrer une telle expérience, mettre en lumière les possibilités heuristiques du théâtre et sa fonction cathartique?  Et depuis 2014, soit pendant huit ans, le théâtre ukrainien a mis en place (avec succès) des méthodes de travail qui lui permettent d’inclure l’exposition de traumatismes collectifs. Il a, par exemple, choisi de travailler à partir de souvenirs des protagonistes du désastre. Ainsi en 2015, un projet: « Théâtre des personnes déplacées » de la dramaturge ukrainienne Natalia Vorojbyt a été lancé à Kyiv. Lors d’une tournée dans les villes ukrainiennes, les spectateurs ont entendu des témoignages sur la guerre. Des pièces de théâtres offertes par des migrants en provenance de Kherson et de Marioupol, qui sont maintenant installés dans l’Ouest du pays, ont fait leur apparition cette année.

« CE N’EST PAS UN CRI DE PEUR. C’EST UN CRI DE GUERRIER »

Aujourd’hui, c’est un théâtre post-documentaire qui émerge, les témoignages font partie de la construction théâtrale elle-même; ce n’est donc pas le document qui est mis en avant, mais plutôt notre perception du document, le travail fait autour de lui, la compréhension que nous en avons et notre interprétation. L’équipe du Théâtre de Lviv Lessya Ukrayinka est actuellement en tournée dans les principaux festivals de théâtre en Europe avec la pièce « Imperium delendum est » (c’est-à-dire: L’Empire doit être détruit ). Il s’agit de leur première mise en scène depuis la grande invasion.  On y trouve des chansons, des poèmes, des malédictions et l’histoire vraie d’une actrice qui a survécu à l’occupation à Gostomel.

« La pièce transcende et magnifie notre rage, et je l’appellerais – le langage de la détestation envers l’ennemi. C’est une chose que le théâtre ukrainien est en train de découvrir. Ce n’est pas un cri de peur, mais un cri de guerre, un cri qui mène à la destruction de l’ennemi. Et cela n’a jamais été montré dans le théâtre ukrainien », déclare Maya Garbuziuk, critique de théâtre, qui commente la pièce.

Elle relate comment le théâtre ukrainien a dû parcourir en un instant un chemin immense pour introduire la vie sur une scène. Jusqu’à présent, il présentait un espace hors de la réalité et du quotidien, esthétique, culturel,  abstrait et idéal, mais ce n’est plus le cas.

Le metteur en scène de la pièce « L’Empire doit être détruit », Dmytro Zahojenko, déclare que: « il s’agit d’une tentative pour observer et décrire comment, maintenant, parler de guerre en temps de guerre. Nous ne voulions pas reprendre une fonction d’évasion qui figure traditionnellement dans la fiction, et qui éloigne le public de la réalité. Et en même temps, il n’était pas question de prendre la position d’un moraliste qui dicterait vos jugements et votre conduite. Nous avons voulu montrer un échange loyal et sincère entre les interprètes et le public ».

Selon lui, le langage de la fureur et de la vengeance est aussi dans la comédie shakespearienne et il a sa place sur une scène théâtrale moderne. Mais la force de la vie, l’amour et l’attrait pour le monde doivent demeurer et résister malgré les terribles conséquences de la guerre. Le grand danger est précisément d’être prisonnier de la haine et de ne voir qu’elle. « Maintenant, je veux faire quelque chose qui est du côté de la vie », ajoute le réalisateur.

En revanche, dans le monde de l’opéra, il est plus difficile de parler de guerre; la création d’un opéra prend beaucoup de temps. Depuis la commande d’un théâtre, ou à partir de l’idée d’un compositeur, il se passe de un à trois ans jusqu’à la création d’un opéra. Nous ne verrons pas de sitôt les représentations d’opéras concernant la guerre russo-ukrainienne, a noté Ivan Tcherednitchenko du théâtre de Lviv.

Et pourtant, cette année, la première mondiale de l’opéra allégorique et inspiré « Terrible vengeance » d’Evgeny Stankovych a eu lieu à l’Opéra de Lviv. Preuve que déjà un opéra sur les terrible atrocités et les crimes de guerre de la Russie a pu être représenté.

THÉÂTRE DU FUTUR

« Impossible de prédire comment cette guerre se terminera et comment l’Ukraine en sortira », réfléchit Dmytro Zahojenko, directeur du théâtre Lesia Ukrayinka de Lviv.  « Quel sera le coût de la victoire ? Il est évident que de nombreux changements interviendront dans le théâtre. Il deviendra sans doute plus civique, plus engagé et plus critique. »

La spécialiste du domaine théâtral, Maya Garbouziuk, est persuadée qu’à l’approche du prochain anniversaire de l’Indépendance, le théâtre deviendra enfin ukrainien « dans tous les sens du mot – de la langue à la représentation du monde ». La responsabilité du théâtre est très importante, dit-elle, chaque pays a ses références et imprime sa marque dans ses modèles culturels et artistiques. 

De son côté, Ivan Therednitchenko, Directeur musical de l’Opéra national de Lviv, est convaincu que la musique ukrainienne va se développer : « C’est une chose certaine; je souhaite qu’elle soit exportée. Notre art mérite assurément d’être représenté en Europe. »