« Maman, je pleurais en dessinant papa. C’est bien que mes larmes ne soient pas tombées sur le dessin. Elles ne l’ont pas gâché ». Ce matin-là, les deux parents ont emmené Oryssia à la maternelle avant que son père ne retourne au front. La permission est terminée.
Plus tard, la petite fille me montrera ce dessin : sur la photo de famille, le plus grand des trois personnages élancés est son père, Denys Yuchkevytch. Il est habillé en vert, « parce qu’il nous protège de l’ennemi ». C’est par ces mots que sa mère, Iryna, a expliqué à son enfant pourquoi son père avait dû quitter la maison et ne pourra plus être là pour elle comme avant.
Anna Hraliuk, psychologue familiale, note qu’il est important de parler franchement avec les enfants de l’engagement militaire de leur père, en fonction de leur âge. Sinon, ils ne comprennent pas ce qui se passe et risquent de se renfermer ou de devenir agressifs.
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Oryssia aura cinq ans en décembre. Elle avait un peu plus de deux ans lorsque la guerre a éclaté. Iryna et sa fille sont parties en Allemagne en mars 2022 et sont revenues quatre mois plus tard, au début du mois de juillet. Un an plus tard, son mari a été appelé sous les drapeaux. « L’une de mes craintes est de rester seule avec mon enfant. Je me rends compte que je ne suis pas vraiment seule : Denys est vivant, il participe autant que possible à l’éducation de notre fille, mais il n’est pas physiquement avec elle », explique Iryna.
La « petite grenouille Yuchkevtich », comme la petite fille se nomme elle-même, aime beaucoup les grenouilles et tout ce qui va avec. Tout a la forme du petit animal : jouets, bijoux, vaisselle, sucettes et même sac à dos, également vert, comme celui de son père, mais pas aussi « énorme ». Elle se fait donc volontiers appeler « la petite grenouille », sa maman « grenouille » et son papa « crapaud ».
Iryna se souvient que Denys et son frère aîné, étant enfants, creusaient un étang et y relâchaient des grenouilles lorsqu’ils rendaient visite à leur grand-mère dans le village. C’est donc de son père qu’Oryssia tient son amour de la nature. Il en va de même pour son apparence : la petite semble avoir été calquée sur son père.
En juillet 2023, toute la famille accompagne Denys à la gare vers le front, bien qu’il n’y soit pas favorable. Sa femme, sa fille et son père, malheureusement décédé depuis. Sur le chemin du retour, Iryna regrette d’avoir emmené Oryssia avec elle : « Nous sommes montés dans la voiture et elle s’est mise à crier : « Papa ! Papa ! ». Tout le monde a pleuré à sa manière : l’enfant, moi et mon beau-père ».
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En octobre, Iryna a réussi à se rendre auprès de son mari, qui se trouvait à l’époque dans une unité militaire. « Il m’a demandé à l’avance si je venais avec « la petite grenouille ». Bien sûr, cela aurait été plus facile si j’avais été seule, mais ils voulaient se voir ». En cinq mois, la petite fille de trois ans avait beaucoup grandi. Lorsque Denys l’a vue, il a remarqué qu’elle avait changé : elle avait grandi, commencé à parler davantage et appris à construire des phrases plus complexes.
Après presque un an de service dans l’armée, pour la fête des pères, Oryssia dira : « Tous les enfants ont besoin de leur père qui n’est pas là. Moi aussi ». Avec le temps, elle a appris à compatir : « C’est encore plus dur pour lui, car nous lui manquons aussi ».
La petite fille montre un autre dessin. Ici, le père est en bleu, en permission. « Ça n’arrive pas souvent », précise-t-elle. De son côté, Iryna explique que son mari aime créer la surprise chaque fois qu’il le peut. « J’ai vu à travers la cloison vitrée, derrière mon bureau, une silhouette en uniforme mais je n’y ai pas fait attention, je n’ai même pas pensé qu’il pouvait s’agir de Denys. Puis, un instant plus tard, j’ai regardé à nouveau et j’ai compris. Je n’arrivais pas à y croire. Tous deux sont allés chercher Oryssia à l’école. La petite rêveuse ne s’attendait sans doute pas à un tel miracle, mais aujourd’hui encore, un an plus tard, elle se souvient d’avoir « couru, couru et serré » son papa dans ses bras. Pas trop fort, « pour ne pas l’étrangler », ajoute la petite.
Oryssia est fière : pendant que son père était en permission, ils ont tous les trois réalisé une composition automnale pour l’école. Ils ont ramassé des châtaignes pour fabriquer trois chenilles – la maman, le papa et le bébé. La petite fille est également allée pour la première fois au parc aquatique, où son père lui a appris à nager, et dans les montagnes, où elle a fait dans la « Grotte des vœux » un souhait dont elle n’a pas voulu parler – pour qu’il se réalise. Elle attend maintenant que son père revienne en permission.
Iryna essaie d’avoir un appel vidéo avec son mari tous les jours. Parfois, dit-elle, Oryssia ne veut pas lui parler à travers l’écran. « Et quand maman ne regarde pas, on fait aussi ça », dit la petite en faisant des grimaces incroyables, toute contente d’elle.
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Anna Hraliuk note qu’une proximité émotionnelle entre un enfant et un père militaire à distance dépend de l’âge de l’enfant et de son attitude à l’égard de son service : « J’ai travaillé avec la famille d’un prisonnier de guerre libéré qui était en service depuis 2016. Il n’avait pas vu son enfant grandir. Il parlait en détail de la guerre, et il faut comprendre comment le psychisme d’un enfant peut percevoir ces informations. Il a perdu le contact avec son fils. Le garçon s’est renfermé sur lui-même et a détesté le monde parce que son père avait été traité de manière injuste ».
À l’occasion, Anna conseille de parler de différents scénarios d’avenir avec des enfants : « Un fils ou une fille se souvient de l’image de son père tel qu’il était avant la guerre. Il peut revenir différent – agressif, faible, handicapé, avec le désir de noyer ce qu’il a vécu dans l’alcool. L’enfant doit être préparé à ces périodes possibles. Il est important de rester sincère ».
S’il n’y avait pas de proximité émotionnelle entre l’enfant et le père avant son service, elle peut se construire à distance. « La valeur de la relation change. L’enfant comprend qu’il peut perdre son parent, par exemple. C’est le moment de se rapprocher ». D’après son expérience, la psychologue affirme qu’il y a des personnes dont le lien se brise à distance, mais qu’il y en a aussi dont le lien se renforce. « Rien n’est irrattrapable quand la volonté est là », souligne-t-elle.