Veronika Puhach chef de projet à Amnesty International

Comment combler le fossé social 

Guerre
31 octobre 2024, 18:35

Alors que la guerre dure, une distance s’installe entre les Ukrainiens qui sont directement concernés et ceux qui continuent de vivre comme si ce conflit n’existait pas. Veronika Puhach, épouse d’un combattant, témoigne de sa situation et réfléchit à la façon de combler ce fossé.

Je rentre chez moi par le train Dnipro-Kyiv après avoir vu mon mari. La dernière fois que nous nous sommes vus, il y a deux mois, c’était pour un peu moins d’une journée dans une ville du front. Cette fois-ci, nous avons passé près de quatre jours ensemble dans un village situé à des dizaines de kilomètres du front, et j’ai ressenti à quel point c’était un luxe de passer autant de temps ensemble. Dans la vie civile, quatre jours ne signifient rien, mais depuis que mon mari est dans l’armée, le temps passe pour moi d’une manière complètement différente.

Dans le train, un homme d’environ 65 ans est assis à côté de moi. Il m’entend parler de blessés au téléphone. Il y a quelques jours, mon mari et moi mangions de la carpe avec eux le soir, et aujourd’hui, ils ont pu quitter leurs positions au dernier moment avec les blessés et se dirigent vers les hôpitaux. Il y a des morts, mais ils ne donnent pas encore leurs noms. L’homme me demande si quelqu’un de ma famille se bat, je lui réponds que c’est mon mari. Je demande des nouvelles de sa famille et j’apprends que son fils est mort au front.

Nous parlons de la guerre et de la vie, de notre société. Je lui demande s’il ressent un « fossé social », puisqu’il y a beaucoup de gens qui n’ont pas été touchés par la guerre et qui continuent à vivre en dehors de celle-ci. Il me répond qu’il le ressent très fortement. « C’est maintenant que les proches deviennent des étrangers et que les étrangers deviennent des proches », dit-il. Son fils a combattu et donné sa vie pour l’Ukraine, tandis que sa sœur vit en Russie et considère sa « famille de Dnipro » comme des nazis. Ils ne sont plus en contact depuis longtemps et n’ont plus rien à se dire.

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Une étude récente du réseau civil OPORA [« soutien » en ukrainien – ndlr] et de l’école d’économie de Kyiv offre une image plutôt optimiste : la société ukrainienne n’est pas si polarisée et la distance sociale entre les militaires, leurs familles et les civils est faible. Mais je ressens aussi les lacunes. Les familles directement touchées par la guerre restent une minorité dans notre société. Pour certains, les morts ne sont que des mentions secondaires de personnes inconnues sur les réseaux sociaux, tandis que pour d’autres, il s’agit de membres de la famille et d’amis. Pour certains, c’est un problème urgent de choisir un restaurant pour un rendez-vous, tandis que d’autres ne savent pas quand ils pourront revoir l’être aimé.

Mais en fait, notre société n’est peut-être pas vraiment polarisée, car la polarité implique deux opposés, et les histoires ukrainiennes sont beaucoup plus complexes. Même au sein d’une même famille, quelqu’un peut sincèrement s’inquiéter et soutenir un parent dans l’armée, tandis que quelqu’un d’autre, dans le même cas de figures, peut ne réfléchir qu’à la manière d’échapper à la mobilisation.

J’ai aimé le village où je suis allée rendre visite à mon mari, parce que c’était un endroit où se déroulent des histoires complexes. Les civils, les militaires, les familles de militaires et les vétérans sont étroitement liés. Il y a des soldats qui ont combattu au front pendant deux ans dans l’infanterie, mais qui écoutent de la musique russe. Il y a d’anciens soldats qui ont quitté l’armée de façon pas très officielle, après avoir beaucoup combattu sur le terrain, et qui aident aujourd’hui activement l’armée. Des familles dont les proches sont sur la ligne de front. Des civils qui prêtent des logements aux militaires et les aident, mais lorsque ces derniers s’en vont, ils emportent avec eux tout ce qui peut servir, y compris les briques du poêle et les câbles internet.

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Dans les endroits où la guerre est toute proche, les histoires sont souvent très compliquées à vivre, mais il y a peut-être suffisamment d’expériences communes pour que les fractures sociales ne soient pas ressenties aussi fortement qu’à Kyiv. Le vrai problème est peut-être que, dans leur relative sécurité, beaucoup des habitants de la capitale oublient que l’Ukraine lutte pour sa survie contre un ennemi bien plus grand, la Russie.

Chaque jour, nos concitoyens risquent leur vie, sont blessés et meurent, et chaque jour, des centaines de milliers de familles s’inquiètent pour eux. L’Ukraine n’est pas encore passée complètement en mode militaire, comme si elle comptait constamment sur le fait que la guerre est sur le point de se terminer. En conséquence, certaines personnes continuent à vivre une vie pratiquement paisible, d’autres sont enrôlées dans l’armée pour une durée indéterminée « jusqu’à la fin de la loi martiale », et d’autres encore sont coincées quelque part à la ligne de contacte entre ces deux mondes.

Mais même dans une grande ville moins exposée que d’autres, on peut se rapprocher du monde de la guerre. Vous pouvez rejoindre des groupes de volontaires qui assemblent des drones, vous pouvez tisser des filets de camouflage, vous pouvez changer votre emploi pour un autre qui soit davantage lié à la sécurité et à la défense du pays. J’ai demandé à mon mari comment il pensait que les fossés sociaux pouvaient être comblés. En plaisantant à moitié, il m’a répondu qu’il fallait mobiliser tout le monde, y compris les femmes.

Nous comprenons tous deux qu’il est impossible et peu pratique de mobiliser tout le monde, et nous sommes donc convenu qu’au moins pour combler les lacunes, nous devions acquérir l’expérience qui manque aux civils. En d’autres termes, puisqu’une guerre est en cours, nous devons la vivre d’une manière ou d’une autre et contribuer comme on peut au renforcement de notre État et de notre armée. Il faut éviter que les gens pensent que la guerre ne se déroule que à l’Est du pays, avec des attaques à la roquette et des drones par-dessus les villes. Nous ne devons pas nous permettre de penser que la guerre ne nous affectera pas, nous et nos familles, et que nous pouvons attendre qu’elle se termine toute seule, comme le mauvais temps. Les inconnus qui nous défendent doivent vraiment devenir proches, comme des membres la famille, car notre survie en dépend.