Alla Pouchkartchouk, ancienne journaliste de Tyzhden, est morte au front

Guerre
26 avril 2024, 17:51

Le 25 avril, Alla Pouchkartchouk (nom de guerre « Routa »), critique de théâtre, notre ancienne collègue de Tyzhden, a été tuée lors d’un bombardement, alors qu’elle se trouvait au front. Alla nous avait rejoint en 2018 après avoir déjà combattu dans le Donbass. Elle s’est réengagée le 24 février 2022. Depuis le début de l’invasion à grande échelle, elle était opératrice de mortier dans la 58e brigade mécanisée de l’armée ukrainienne, travaillant avec des logiciels d’artillerie. Ses collègues journalistes lui rendent hommage.

« Une fille délicate qui est partie à la guerre en 2014. Pour cela, elle avait quitté le monde de l’art, ses études à l’Université nationale de théâtre, de cinéma et de télévision Karpenko-Kary (Kyiv), mis de coté son rêve de carrière : critique de théâtre », se souvient Dmytro Krapyvenko, l’ex-rédacteur en chef de notre média, actuellement engagé lui aussi dans les forces armées. « Nous nous sommes rencontrés en 2018. Alla avait l’air triste et fatigué. J’ai essayé de plaisanter, en la rassurant sur le fait qu’elle réussirait et qu’elle trouverait bien sa place à Tyzhden. Elle essayait de sourire, mais cela semblait lui causer une douleur presque physique. Elle a rejoint l’équipe du journal peu de temps après. Alla a travaillé dur et est passée du statut de responsable des news à celui de critique à part entière. Mais ce n’est pas cela qui m’a rendu le plus heureux : j’étais content de constater que la garde-robe d’Alla changeait pour devenir plus féminine, avec plus de couleurs. J’étais très heureux de l’entendre rire dans la salle de rédaction. Petit à petit, elle se remettait des années de guerre », écrit Dmytro sur sa page Facebook.

« Au début de l’année 2020, Alla a décidé de travailler dans le secteur de l’édition, et cette nouvelle m’a quelque peu bouleversé. En guise de cadeau d’adieu, elle m’a offert le livre du célèbre dissident soviétique, Leonid Pliouchtch, intitulé Son secret, ou Le beau coffret de Khvylovyi [non traduit en français – ndlr], avec une dédicace : « Merci pour cette année à Tyzhden ! Elle m’a permis de retrouver la foi en moi et en l’Homme ». Je n’ai peut-être pas fait beaucoup de bien dans ma vie, mais il y a quelque chose dans ces mots qui me permet d’espérer que j’en ai fait un peu », ajoute-t-il.

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« Pendant l’épidémie de Covid, Alla est revenue travailler pour nous à distance. Elle pouvait exercer son travail depuis sa région natale, Volyn, [au nord-ouest du pays] et depuis la région de Kharkiv, où vivait Maksym, son futur mari. Nous avons commencé à nous écrire régulièrement lorsque la guerre totale a commencé. Je n’était guère étonné qu’elle et Maksym se soient engagés dans les forces armées. À un moment donné, nous étions très proches géographiquement, au front, mais nous nous sommes manqués. Elle m’a envoyé un itinéraire pour aller à Zaitseve (près de Bakhmout), où se trouvait son bataillon. C’était une véritable route de la mort, hélas.

La dernière fois que nous nous sommes parlé, c’était cette année. Nous étions convenu de nous voir « lorsqu’il y aurait de bonnes nouvelles ». Mais il n’y en a pas eu. Un bombardement fatal a pris la vie d’Alla. Elle appartenait à la génération qui a grandi pendant la guerre et qui faisait des projets d’avenir avec enthousiasme. Elle collectionnait les bijoux ukrainiens, s’intéressait de près à la vie culturelle et postait très souvent des photos des chats qui l’accompagnaient partout. Personne ne peut remplacer notre Alla. Ni dans la vie en paix, ni dans la guerre. Il s’agit d’une perte irremplaçable au sens le plus large du terme », estime Dmytro Krapyvenko.

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« J’ai eu la chance de travailler avec Alla Pushkarchuk à Tyzhden après son retour de la guerre, en 2018. C’était une personne très profonde, sensible et intelligente. Elle s’est rapidement impliquée dans le travail, a rédigé des articles de manière efficace et rapide. Elle était à la fois incroyablement créative et très responsable – on pouvait toujours compter sur elle. Nous étions assis l’un en face de l’autre et nous parlions souvent de divers sujets. Elle n’aimait pas parler de la guerre… En revanche, elle parlait avec enthousiasme de théâtre, de musique et de littérature. Alla adorait le groupe de rock ukrainien Odyn v kanoe – elle assistait à presque tous leurs concerts et attendait toujours le prochain. Elle parlait avec beaucoup d’amour des nouveaux livres qu’elle avait achetés. La dernière fois que j’ai correspondu avec elle sur Facebook, c’était en janvier 2023, alors qu’elle se battait déjà à nouveau au front, défendant tout ce qu’elle aimait tant. Et voilà qu’elle a été tuée, cette personne si brillante et si forte… Une perte incroyablement lourde », se souvient Andriy Petrynsky, ancien rédacteur en chef du fil d’actualités du site Tyzhden.

Alors qu’elle était déjà artilleur dans les forces armées ukrainiennes depuis plus d’un an, au cours de la guerre, elle a autorisé la reproduction sur notre site d’un de ses message sur Facebook, malheureusement, toujours d’actualité : « Je ne peux percevoir les mots « victoire, nous gagnons » que de manière sarcastique lorsque, par exemple, ils sont écrits par des hommes qui disent « ne pas avoir de patrie, seulement une famille », ou par d’autres qui préfèrent se noyer dans la rivière Tisza plutôt que de rejoindre l’armée ; ou lorsque je suis plongée dans un flot incontrôlable de commentaires sur le thème « laissez les militaires professionnels se battre, je n’ai jamais tenu une arme dans mes mains, je suis plus utile ici » : l’économie, la culture et toutes ces choses, vous savez. Soit dit en passant, je suis une spécialiste de théâtre, mais cela fait plus d’un an que je combats dans une équipe d’opérateurs de mortiers, que je m’occupe des logiciels associés, que je vis dans un flot incessant de chiffres accompagnés d’explosions, de nuits blanches et que je souffre de l’exacerbation de certains maux chroniques. Mais il est dangereux d’utiliser mon expérience comme exemple, car « j’ai choisi la guerre, alors que j’aurais pu rester à la maison ». Je ne comprends pas non plus et je ne tolère pas que des femmes jeunes et compétentes, qui n’ont pas d’enfants, partent à l’étranger en tant que réfugiées… », écrivait Alla.

Repose en paix, notre chère collègue, amie, combattante…