Dmytro Krapyvenko ancien rédacteur en chef de The Ukrainan Week, militaire

Dmytro Sintchenko, journaliste, soldat et homme de conviction

Guerre
10 mars 2024, 14:08

Notre collègue Dmytro Sintchenko a commencé comme journaliste à Kropyvnytskyi, sa ville natale, avant de devenir correspondant de Tyzhden. Puis engagé dans l’armée, il a été tué au combat. Son ancien rédacteur en chef, qui l’avait recruté, et qui a également rejoint l’armée, se souvient de lui et lui rend hommage.

Dmytro était un bel homme. Je ne parle pas de son apparence physique, car je n’y connais pas grand-chose. Je parle plutôt d’harmonie et d’intégrité, de lien entre la forme et le contenu, entre les mots et les actes. Certes, ses boucles brunes щте quelque chose d’un cosaque, de méridional, de fier, mais ce qui est plus important, c’est ce qu’il y a derrière cette façade. La guerre a montré que, malheureusement, nous ne manquons pas d’hommes qui incarnent l’image du « Monsieur Testostérone » mais qui ne jugent pas opportun de se mettre en rang et de prendre les armes. Ils continuent à gonfler leurs muscles dans les centres de remise en forme et à courir brillamment le 100 mètres lorsqu’ils aperçoivent une patrouille du la commission de recrutement. Dmytro Sinchenko était l’un de ceux dont la force ne résidait pas dans le paraître, mais dans les actes.

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C’était en 2020, je dirigeais Tyzhden à l’époque et j’étais occupé à mettre en place un réseau de correspondants régionaux. Kropyvnytskyi, la ville natale de Dmytro, abritait pas mal de bons journalistes, il n’était pas difficile d’y trouver un correspondant. Le choix s’est immédiatement porté sur Dmytro Sintchenko. Je dois avouer que j’ai été quelque peu alarmé par le fait qu’il se positionnait non seulement en tant que journaliste, mais aussi en tant que politologue. J’avais des préjugés à l’égard de ces derniers : souvent, les personnes qui travaillent dans ce domaine sont désagréables à aborder, arrogantes, sur-informées, avec le nez retroussé, et traitent les journalistes comme « des petits frères ».

Dmytro n’avait pas toutes ces déformations professionnelles. Nous n’avions pas de longues conversations, d’explications. C’était un homme d’action, un homme d’affaires dans le bon sens du terme. Il avait toutes les compétences nécessaires pour couvrir les élections locales de manière professionnelle (c’était l’objectif premier de notre coopération). Mes collègues et moi-même n’avons pas beaucoup corrigé les textes de Dmytro – ils étaient très bien faits.

Il vivait ce qu’il écrivait et écrivait ce qu’il vivait. Le changement de nom de la ville (c’était Kirovograd avant), la désoviétisation, les tentatives cachées de vengeance des ex-membres du Parti des régions (formation politique du président fugutif Victor Ianoukovitch) : pour lui, ce n’était pas seulement du travail journalistique, des sujets à couvrir ou des revenus supplémentaires venant d’un média national. Il était un acteur du changement local, et non un observateur extérieur.

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J’ai continué à travailler avec lui après avoir quitté Tyzhden. Il ne s’agissait plus de faire des reportages et des analyses, mais de traiter de grandes quantités d’informations et d’enquêtes. Dmytro a accepté ce travail, et je savais qu’il serait bien fait, à l’heure, sans qu’il soit nécessaire de supplier ou de s’inquiéter pour les délais. Malheureusement, ceela ne s’est présenté qu’une seule fois. Parce que le lendemain, c’était la guerre.

Depuis, nous ne nous sommes écrit qu’une seule fois sur Facebook. J’ai regardé cette correspondance : c’était le 16 octobre 2022. Dmytro m’a envoyé une vidéo de leur voiture en flammes, qui avait été touchée par une mine russe. J’ai demandé : « Tu vas bien »? Il m’a répondu : « Oui, j’étais ailleurs à ce moment-là ». Un civil pourrait trouver ce dialogue trop concis. Mais en temps de guerre, la question principale est de savoir si vous êtes en vie et en un seul morceau, le reste est trivial.

La dernière publication de Dmytro sur Facebook est daté du 19 août 2023, et son dernier article pour Tyzhden a été mis en ligne, symboliquement, le jour de l’indépendance, le 24 août. Puis il y a eu une obscurité appelée « disparition », et l’autre jour, on a appris qu’il était mort, et les funérailles vont bientôt suivre. Dmytro a laissé une place dans les rangs des soldats de son régiment, dans la communauté journalistique, parmi les activistes de Kropyvnytsky. Vous vous rendez compte de tout ce que nous avons perdu ? Et il ne sera pas facile de remplacer cette perte.

Je ne crois pas au patriotisme abstrait, lorsque les gens prétendent aimer l’Ukraine dans son ensemble, mais préfèrent ne pas mentionner leur ville natale (ou village), honteux de leur parenté provinciale maladroite. Dmytro aimait sa ville, et son amour était actif. Il aimait l’Ukraine, et cet amour était également actif.

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Je ne sais pas si Dmytro a eu le temps de rédiger son testament. C’est peu probable, mais pour moi, et je veux croire que c’est le cas pour un grand nombre de personnes, le testament devrait être constitué de ces mots que j’ai trouvés dans les notes de Dmytro datant du 23 juillet de l’année dernière : « Putain, il n’y a pas assez de gens, de combattants courageux et habiles, motivés et intelligents. Il n’y a pas assez de gens capables de combattre l’ennemi, même si notre système reste obsolète comme à l’époque soviétique. Et en même temps pour réparer ce système. Les meilleurs sont partis à la guerre dès les premiers jours, et leur nombre s’est considérablement réduit. Chaque jour, ils sont de moins en moins nombreux. Ceux qui ne se sont pas précipités au front, mais qui croyaient en leur propre dignité, ce qui ne leur permettait pas de se cacher, nous ont rejoints un peu plus tard. Mais leur nombre diminue également… Certes, nous manquons d’armes. Mais on manque surtout de gens. Et s’il n’y a personne pour tenir les armes, alors elles deviendront inutiles ».