Dans le quotidien d’un soldat au front : bataille de nuit pendant la campagne d’hiver

Guerre
20 juillet 2023, 17:13

Dmytro Sintchenko est un auteur de The Ukrainian Week/Tyzdhen.fr. C’est aussi un militant et blogueur. Après le début de la grande invasion, il a rejoint l’armée ukrainienne. Ses textes décrivent la vie des soldats au front. Son nom de guerre est Perun.

Décembre 2022. Donbass, aux environs de Bakhmout

« Les forces de défense doivent se déplacer d’urgence vers des positions dans la région de Bakhmout, dans les deux heures, et apporter un soutien à l’unité X, qui a été encerclée », a ordonné le général de la brigade N.

Depuis l’endroit où nous sommes stationnés, il faut plus de temps pour aller jusqu’à l’entrepôt où le commandant Harry a pris ses quartiers, que le délai imparti pour exécuter l’ordre. C’est donc le soldat Fikus, qui fait office de commandant, qui conduit les hommes. Quant à Harry, il a prévu de rejoindre la compagnie à cinq heures du matin, « dans la lumière grise de l’aube », avec son sergent mitrailleur et ami Stoliar.

Nous avons laissé la voiture à trois kilomètres du village. Puis nous avons traversé une petite forêt. Pas moyen de contacter les soldats de l’unité que nous devons rejoindre, et on ne connait pas leur géolocalisation. Nous devons donc marcher sans connaître la route, ni le terrain. A la sortie du village, près du canal, un violent bombardement commence. Nous sautons dans la tranchée la plus proche. Elle est large. Il y a beaucoup de monde.

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« Qui sait où se trouve actuellement l’armée des bénévoles ? Personne ? Et X » ?
Le commandant Harry décide de ne pas perdre de temps. Un officier, commandant de peloton d’une des brigades, lève la main : « Je sais que je peux vous y emmener quand les bombardements cesseront, mais nous devrons courir ».

Le bombardement a duré environ une heure. Dès qu’il s’est arrêté, l’officier nous a dit de courir.
« Mais nous n’avons pas l’âge de courir, nous n’y arriverons jamais » ! Harry a plus de 50 ans, il se maintient en forme, mais son âge se fait sentir.

« Non, vous ne comprenez pas. Courons » !!!

Harry pensait que l’officier était quelque peu effrayé. Ce dernier est parti en courant. Et il s’est avéré que cela était réellement nécessaire. Il fallait courir, et courir comme un lièvre, en zigzaguant. Il y avait deux bâtiments industriels derrière le canal, à partir desquels un tireur d’élite ennemi tirait constamment. Et un escadron ennemi tirait au canon et au mortier de 120 sur nos positions.

Alors l’officier a couru, mais Harry et Stoliar trottinaient. L’officier jurait et les appelait. Finalement, ils sont arrivés jusqu’à la position. Voici un casque à l’envers avec des cerveaux dedans. Ils ont enfin sauté dans les tranchées. À certains endroits, elles sont recouvertes de terre. On s’y enfonce jusqu’aux genoux à cause des bombardements. Les buissons ont été fauchés, les arbres abattus, il ne reste que des souches et des cyprès. Des cris de soldats blessés. Ils sont bandés par des infirmiers. La prochaine tranchée. Un homme, parachutiste d’environ 45 ans, tout équipé, musclé, beau, mort. Une balle siffle près de la tête du commandant et la terre vole à côté de lui. Un autre sifflement. Un tireur d’élite travaille. Tout le monde s’enfonce plus profondément dans les tranchées. Il faut courir.

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Enfin, le poste de commandement et d’observation de la brigade E. Il est commun à toutes les unités qui participent aussi à la défense de cette partie du front.

« Oh, le commandant de l’armée de volontaires ! Vous avez un problème ici : votre troupe a refusé de passer à l’offensive » ! annonce joyeusement le commandant adjoint Mariman.

Le commandant du bataillon, Grizny, donne l’ordre d’organiser en urgence une contre-attaque et de libérer la bande de forêt. Selon le manuel de combat, pour mener à bien un assaut, vous devez d’abord faire une reconnaissance, connaître le nombre et les armes de l’ennemi, puis réduire sa puissance de feu et ensuite seulement attaquer. Normalement, il faut trois jours pour préparer l’offensive, et pas trois minutes. Mais qui pense ici au manuel militaire ?

La ligne de défense s’est déployée le long de la rivière, entre les villages de K. et O. Derrière elle, l’ennemi s’est retranché dans la bande de forêt. Les Ruskofs ont tenté de s’emparer de la retenue d’eau pour couvrir notre rive et, une fois en place, continuer à assommer nos troupes. À première vue, sans reconnaissance détaillée, pas moins de deux unités ennemies (150 personnes) sont dans la bande forestière au-delà de la rivière. Avec des forces moindres, elles n’auraient pas réussi à s’emparer du terrain et chasser le peloton X. Et depuis, l’ennemi a continué à saturer les positions d’hommes, se préparant à l’offensive.

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Il s’est alors avéré que le soldat Fikus n’était plus en mesure de conduire les hommes à la position du peloton X : cette position était déjà encerclée et détruite. Seuls 10 hommes avaient pu sortir de là, en rampant à travers un champ de tournesols. Le renfort n’était composé que de 18 soldats. Avec de telles forces, aucune contre-offensive n’était possible. Tout ce que l’on pouvait espérer était de ne pas perdre les positions tenues. Cependant, le commandement a fortement insisté pour lancer tout de même une attaque.

La rivière près de laquelle la bataille a eu lieu

« Couvrez-vous de fumée et entrez », a suggéré le brigadier adjoint Hak.

« Avec des fumées ? ! Sans supprimer la puissance de feu de l’ennemi ! Les fumées sont utilisées pour couvrir une retraite, pas une attaque », s’est indigné Harry.

« J’ai une autre proposition : vous pouvez vous rendre vers les positions ennemies par le même chemin que celui qu’ont pris les restes de la troupe X, à travers le champ de tournesols ». Mariman a avancé cette idée « brillante ».

« C’est-à-dire que la troupe X quittait une position encerclée, et vous proposez que nous entrions dans l’encerclement ?! Et cela, c’est dans le meilleur des cas, si nous ne nous faisons pas tirer dessus avec des mitrailleuses lorsque nous seront en approche », a contre-argumenté Harry. « Dans cet emplacement, une seule mitrailleuse suffit pour abattre 18 personnes ».

« Prenez votre décision. Vous êtes le commandant. Mais si elle est négative, nous ouvrirons un dossier criminel contre vous », a menacé le commandant Grizny.

« Allez-y ! Mais je ne conduirai pas mes gens à une mort certaine et absurde » a conclu Harry.

La bataille

Les soldats de l’armée de volontaires sont restés pour organiser la défense. L’offensive ennemie a commencé la nuit suivante. La position avancée, occupée par les combattants de la Compagnie S a été immédiatement détruite. Les hommes ont quitté leurs positions. Les occupants avançaient. La bataille a eu lieu au deuxième point de contrôle, celui qui était tenu par les soldats du bataillon D avec des membres de notre équipe, Sanych et Djokonda.

Après avoir assisté au retrait des hommes de la position avancée, les soldats du bataillon D sont partis, eux aussi. Sanych et Djokonda sont restés. La mitrailleuse de Djokonda a arrêté quelques hommes pour toujours. Ils ne s’attendaient pas à rencontrer une résistance par ici. Nous avons essayé d’encercler l’ennemi, en lançant des grenades.

« Lancez-en d’autres » ! crie Djokonda.

« Il n’en reste plus », répond Sanych.

« Et là, qu’est-ce que c’est » ?

« C’est la dernière, l’américaine, pour moi » !

« Sanych, ne déconne pas ! Des grenades sont pour les salopards ! Lance-les ! »

Les fugitifs de notre position, qui avaient atteint le poste de commandement et d’observation, ont signalé la mort de Djokonda et Sanych. Le troisième point de contrôle était situé sur une colline. On a perçu des grognements et des mouvements inexplicables de là-bas, du côté de la rivière. Nos hommes avaient été avertis que des soldats blessés de la compagnie attaquée pouvaient encore arriver de par là. Il ne fallait pas leur tirer dessus. On devait vérifier d’une manière ou d’une autre.
« Qui êtes-vous ? Dites « palianytsia » ! (le pain ukrainien, un mot difficile à prononcer pour les gens qui ne parlent pas ukrainien, ndlr)

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En réponse, des grognements continus. Ça se rapproche. Et la nuit est très sombre, humide, c’était le mois de décembre. On est comme dans une tombe. Nous avons une caméra thermique pour l’ensemble de la troupe. Les grognements en bas continuent, nul ne répond. Il est clair que quelque chose ne va pas.
« Tirez-leur dessus avec des mitrailleuses » ! ordonne le commandant.

Exécution. Notre combattant Avdiy regarde par la caméra thermique. Il y alors plein de monde qui quitte le champ en courant. Le commandant du troisième poste fortifié commence à paniquer.

À ce moment-là, Tour, le commandant de la brigade de parachutistes, Dick, le commandant de la compagnie S, Harry, le commandant de la compagnie des forces de volontaires et Mariman, le commandant adjoint du bataillon D, sont réunis au point de contrôle et d’observation.

Le commandant des parachutistes est un gars expérimenté. Il a la trentaine, un tempérament stable. Il ne montre pas d’émotions mais garde une vision claire de la situation. Après quelques échanges, Harry dit au commandant des parachutistes : « Vous, commandant, restez ici, et nous partons vers la troisième position, pour ne pas la perdre ».

Au tout dernier moment avant de partir, Harry réfléchit : « Attendez, c’est bien beau, cette position. Mais ce ravin où nous nous trouvions, où je tenais une réunion, il vient depuis la rivière. Et s’ils essaient de s’en servir pour arriver jusqu’ici » ? C’est la providence de Dieu, à n’en pas douter. Les combattants Lusdorf et Issa s’assoient en face de Harry. Harry regarde Lusdorf et lui dit :

« La tâche à accomplir est la suivante : vous devez vous tenir à la sortie du ravin et le contrôler, ainsi que le champ ».

Combattant Harry

Pluie, marécage, obscurité impénétrable, le groupe de soutien s’est rendu au troisième point de contrôle. Les hommes tombent, se relèvent et marchent. Les coups de feu ont servi de guide. 57 mètres semblent une immensité.

L’ennemi a attaqué sans tirer. Pour ne pas se dévoiler et se rapprocher le plus possible. La pluie, les marécages et une seule caméra thermique nous ont sauvés. Feu le 12 ! Feu le 10 ! Feu le 3 ! Ils ne répondent pas, ils sont de plus en plus nombreux, ils se rapprochent.

Afin d’atteindre nos positions et d’attaquer sans se faire remarquer, les « orques » (surnom donné aux Russes, ndlr) ont rampé à travers le champ de tournesols à 200 mètres, dans le marais. Ils n’étaient pas visibles dans la caméra thermique jusqu’à ce qu’ils commencent à traverser la rivière.
Harry donne l’ordre à l’unité de tirer. Mais les cibles ne sont pas visibles, la pluie étouffe les sons. On tire au hasard. Il n’y a pas le temps de recharger. Il faut faire quelque chose. Grenades ! Lancer des grenades de haut, voilà une solution ! Tout le monde s’y met. L’ennemi se retire face au troisième point de contrôle, laissant derrière lui ses morts.

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Au même moment, la mitrailleuse d’Issa commence à tirer. Qui sait, peut-être que cette attaque contre notre point de contrôle n’était qu’une manœuvre de diversion pour cacher une attaque par le ravin où personne n’était censé se trouver. L’ennemi pouvait tenter d’aller immédiatement en profondeur dans nos lignes et de capturer le point d’observation, où se trouvaient cinq officiers à la fois. L’ennemi avait un plan clair et savait exactement quoi faire. Il était possible que l’emplacement de nos positions ait été indiqué par des soldats capturés, ou peut-être par quelqu’un d’autre, mais il semblait que les « orques » avaient des informations précises.

Après avoir pris le point d’observation, ils pourraient facilement revenir sur nous par l’arrière, vers nos points de contrôles, et tuer tout le monde. Mais cette situation a été évitée par deux combattants : Lusdorf, 53 ans, d’Odessa, équipé d’une caméra thermique sur sa « Kalach » et Issa, 20 ans, de Kropivnytsky, avec sa mitrailleuse.

Dès le lendemain, le combattant Borets a examiné les corps des trois wagnériens que nous avions éliminés. Car il s’agissait bien d’eux. Il s’est avéré qu’il s’agissait de gars forts physiquement. Pas des toxicomanes ou des alcooliques. Ce n’étaient pas des repris de justice, mais des mercenaires professionnels, disposant d’uniformes de bonne qualité, de gilets parre-balles et de casques professionnels.

Sanych et Djokonda sont aussi revenus, au matin. Djokonda avait été légèrement blessé : deux balles dans le bras. Malgré cela, il avait combattu jusqu’au dernier ennemi. La dernière grenade que Sanich a quand même lancée, à contre-cœur, a fait mouche et a permis de stopper l’avancée de l’ennemi sur leur position. Cette nuit, nous n’avons pas perdu d’hommes.

P.S : Les noms des unités, les noms de lieux et certains pseudonymes ont été modifiés.
Ce texte s’inscrit dans la suite des reportages sur le front ; ils sont écrits à la première personne. Si vous n’avez pas lu les précédents, vous pouvez les trouver ici :