Au-delà de Wagner, les armées privées se sont multipliées en Russie

Guerre
11 juillet 2023, 14:04

La société militaire privée Wagner est devenue une marque de fabrique de la Russie moderne. Dans de nombreuses régions du monde, les wagnériens sont devenus les agents de la politique étrangère de la Fédération de Russie. Bien que le mercenariat soit interdit en Russie et fasse l’objet de poursuites pénales, l’influence et la popularité de cette structure parmi les Russes n’ont fait que croître. Et sans la rébellion ratée de son chef Evgueni Prigojine à la fin du mois de juin, cela aurait continué comme ça.

Mais Wagner n’est pas la seule société militaire privée. Ce n’est que la plus célèbre et peut-être la plus importante qui recrute des soldats de fortune pour participer à des opérations spéciales à l’étranger dans l’intérêt de la Russie. Il en existe d’autres. Dès le printemps 2023, les spécialistes sont parvenus à identifier une quarantaine de sociétés similaires.

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Toutes, d’une manière ou d’une autre, sont contrôlées par le Kremlin, affiliées au ministère de la Défense, au FSB ou à la direction du renseignement. Elles opèrent sous leur couverture, et même, comme nous l’avons récemment appris de Vladimir Poutine lui-même, sont financés par le budget d’État. Selon le dirigeant russe, « seulement de mai 2022 à mai 2023, l’État a versé 86 milliards 262 millions de roubles à Wagner pour les salaires et les primes d’encouragement » (soit environ 900 millions d’euros). Sur cette somme, 70 milliards 384 millions de roubles ont été versés en salaire (750 millions d’euros) et 15 milliards 877 millions (150 millions d’euros) en primes d’incitation. De plus, 110 milliards 179 millions de roubles ont été alloués aux paiements d’assurance (plus d’1 milliard d’euros).

L’influence de l’État sur chacune de ces milices peut varier. Les unes bénéficient de davantage de fonds publics, tandis que d’autres utilisent davantage de fonds privés. Cela dépend des fonctions qui leur sont confiées. Mais la définition de ces milices comme étant « privées » est trompeuse, car dans presque tous les cas, le véritable bénéficiaire de leur action est l’État.

En Russie, la propriété privée, quand il s’agit de très grosses sommes d’argent est généralement conditionnelle. Le monde démocratique se trompe lourdement en pensant que les multimillionnaires russes sont les véritables propriétaires de leur fortune. Dans ce pays, il n’y a qu’un seul propriétaire de tout, y compris de la vie des citoyens, c’est l’État. Et le tsar ne donne à ses serviteurs que le droit de gérer certaines propriétés de l’État avec une possibilité de voler autant qu’ils le peuvent. C’est le paiement pour leur loyauté.

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Par conséquent, en ce qui concerne les nombreuses sociétés militaires privées (SMP), il est important de comprendre qu’il ne s’agit que d’une tentative de créer une sorte de réalité parallèle pour exonérer l’État et ses hauts fonctionnaires des éventuelles conséquences négatives de leur action. Les tâches accomplies par les SMP ne peuvent être qualifiées de décentes ou légales. Le plus souvent, il s’agit d’opérations violentes incluant le soutien à des régimes dictatoriaux. L’activité du groupe Wagner en est un exemple.

Cela n’exclut pas que ces structures puissent être utilisées pour protéger ou promouvoir des intérêts purement privés. Selon Olga Romanova, responsable de la fondation caritative La Russie emprisonnée (Русь сидящая), lors d’une réunion avec des représentants de grandes entreprises en septembre 2022, Poutine a personnellement proposé aux participants de recruter et de financer des volontaires à envoyer en Ukraine. Profitant de l’occasion, toutes sortes de gouverneurs, oligarques, chefs de holdings et même dirigeants de diasporas nationales, ont commencé à offrir leurs services au Kremlin.

Mais pour eux, la création de leurs petites armées, soi-disant pour protéger les intérêts de l’État, n’est pas seulement une occasion de servir. Il s’agit avant tout de se protéger et de protéger leurs biens au cas où la situation en Russie deviendrait incontrôlable. Les élites russes comprennent parfaitement quel moment difficile traverse leur pays. La perspective de l’effondrement et de la désintégration de l’empire, si la Russie perd la guerre, entraîne trop de risques. Bien que personne ne puisse vraiment prédire comment les événements vont évoluer, ceux qui auront la possibilité de se défendre et de résister au chaos seront toujours dans une meilleure situation que ceux qui n’auront pas de telles opportunités. C’est pourquoi toutes sortes de SMP au nom de Redut, Patriot, E.N.O.T, Les hommes polis, Convoy, Shchyt (Bouclier) etc. apparaissent comme des champignons après la pluie.

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Il convient de noter que la première SMP russe est apparue bien avant le début de la guerre avec l’Ukraine. Les enquêteurs du projet Molfar ont découvert que dès 1992, le groupe les Loups du Tsar avait été formé pour participer à la guerre sur le territoire de l’ex-Yougoslavie, et a agi sous le couvert d’unités de volontaires. Avant le début de la guerre en Ukraine en 2014, il y avait environ une douzaine de groupes de ce type en Russie. Certains d’entre eux ont cessé d’exister à un moment donné, d’autres ont été reformatés en de nouvelles structures. Ainsi, la milice Wagner est née en 2013 sur la base de la compagnie militaire Slaviansky Korpous (le corps slave), qui œuvrait en Syrie.

Cependant, selon des journalistes d’investigation du média ukrainien Slovo et Dilo, jusqu’en 2014, les armées privées russes ne se sont pas trop manifesté à l’étranger. Tout au plus, dans 2 ou 3 pays. Le boom a commencé précisément après que la Russie a annexé la Crimée ukrainienne. Après avoir défié l’ordre mondial, la Russie est devenue nettement plus active dans de nombreuses régions du monde. Avant le début de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine, 27 autres nouvelles SMP ont été créés, et après février 2022, au moins encore dix autres sont apparues.

La zone d’intervention de toutes ces formations est assez étendue. Elle recouvre l’Afrique (Libye, Tchad, Soudan, RCA, Somalie, Congo, Nigeria, Comores, Mozambique, Burundi, Guinée Équatoriale, Madagascar), l’Asie et le Moyen-Orient (Sri Lanka, Yémen, Golfe d’Aden, Détroit de Malacca, Tadjikistan, Afghanistan, Syrie et Irak), le Venezuela en Amérique latine et certains pays européens. Au total, les SMP russes opèrent dans 34 pays du monde. Mais le plus grand nombre de mercenaires est toujours impliqué dans la guerre en Ukraine. On y trouve environ 25 sociétés. Près de la moitié d’entre elles ont été créés exclusivement pour participer aux combats sur le territoire ukrainien. C’est-à-dire pour renforcer les unités régulières russes.

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Mais si la logique de l’utilisation de SMP pour des opérations spéciales délicates en Afrique ou en Asie peut s’expliquer d’une certaine manière, leur utilisation aux côtés de troupes régulières en Ukraine est plus difficile à comprendre. Pourtant, là aussi, tout est en fait très logique. Par exemple, le soi-disant « armée » Redut, qui est associée au ministère de la Défense de la Fédération de Russie, en réalité n’est pas une société privée, mais seulement une forme de recrutement légal de mercenaires pour les besoins du ministère de la Défense.

Cela n’a pas été fait pour contrebalancer l’armée régulière, comme certains le croient, ou pour la renforcer. La machine militaire russe est trop bureaucratisée et l’armée, comme l’a montré la guerre en Ukraine, est sensiblement dégradée. La création de telles SMP permet de contourner les restrictions bureaucratiques et d’espérer un minimum d’efficacité au combat. De plus, il s’avère que c’est beaucoup moins cher pour le budget. Cela économise les frais insensés pour la bureaucratie de l’armée, qui vole constamment des milliards. Cela évite aussi d’avoir à payer des proches, en cas de décès d’un mercenaire, car formellement il est volontaire. Et cela permet de recruter de façon simplifiée. Quiconque a suivi la dernière mobilisation en Russie n’a pu que constater les difficultés rencontrées par le système Poutine pour tenter de reconstituer les rangs clairsemés de ses troupes.

Les informations relatives à ces structures sont généralement tenues secrètes. Elles ne sont pas diffusées, sauf sous la forme d’annonces de recrutement. Les chercheurs du projet Molfar ont tout de même réussi à dénicher quelques informations et à confirmer leurs suppositions : sans la bénédiction du Kremlin, personne en Russie ne songerait à créer une formation paramilitaire. Le monopole de la violence en Russie est fermement tenu entre les mains de l’État et de ses structures.

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Au moins la moitié des armées privées russes sont directement affiliées au ministère russe de la Défense (c’est-à-dire reçoivent des fonds de lui ou coopèrent avec lui). C’est le cas de la société antiterroriste Redut qui a été fondée en 2018 et a participé à des opérations en Ukraine, en Syrie, en Irak, en Géorgie et en Somalie ; de Moran Security Group (2018, présente en Syrie, Irak, Afghanistan, Somalie, Nigéria); de la SMP Shchyt (2018, Ukraine, Syrie) ; de la SMP Patriote qui est contrôlée personnellement le ministre de la Défense de la Fédération de Russie Sergueï Shoigou. Elle a débuté en 2018 et s’est fait remarquer en Ukraine, Syrie, Yémen, RCA, Burundi, Soudan, Gabon ; de l’unité spéciale Chtorm (2022) qui a été créée pour faire participer les prisonniers aux opérations de combat en Ukraine ; des Loups du Tsar (1992), déjà mentionnés, dirigés par l’ex-chef de Roscosmos Dmitriy Rogozine ; du bataillon Tigre (2022, Ukraine) ; de BARS-13 (la Légion russe, créée en 2022, présente en Ukraine) ; de la milice Tauride (2022, Ukraine) ; de la brigade d’assaut aérien Vétérans (2022) ; de la société médicale militaire privée LLC créée en 2022 pour fournir des soins médicaux aux soldats russes sur le front.

Mais ce n’est pas tout : d’autres services répressifs russes, des oligarques aux intérêts personnels, des sociétés, certaines entités administratives de la Fédération de Russie et même l’Église orthodoxe russe possèdent aussi leur petite armée. Ainsi, le RSB-Group a été fondé en 2005 et serait financé par les poches du FSB. Il a été impliqué dans des opérations en Ukraine, au Sri Lanka, en Libye, à Aden, en Guinée et dans le détroit de Malacca. Le groupe a des bureaux dans l’UE et en Afrique. Il est engagé dans la protection des navires et le conseil militaire, préparant les forces spéciales et les combattants russes pour la guerre en Ukraine.

Par ailleurs Gazprom SMP (Staf-Alliance) a été créée pour protéger les installations pétrolières et participer à la guerre en Ukraine en 2023 et est financé par Gazprom Neft. Il y a également la SMP Akhmat, plus connue sous le nom de « tiktokers de Kadyrov », qui a été fondée en 2022. Elle fait partie de la Garde russe, mais relève directement du président de Tchétchénie, Ramzan Kadyrov. On peut également citer Convoy qui a été créée au début de 2023 par le représentant des occupants russes en Crimée, Serhiy Aksionov, et est son armée privée. L’histoire la plus étrange est probablement celle de la SMP Andreevski Krest, qui est une structure purement ecclésiale, fondée avec la bénédiction du patriarche Kirill, le chef de l’Église orthodoxe russe, en 2017 et financée sur les fonds de cette église.

L’utilisation par la Russie de ces armées privées s’inscrit très bien dans le concept de confrontation hybride que Poutine cultive depuis de nombreuses années. Ayant engendré un réseau de mercenaires, il compte non seulement les utiliser sur la scène internationale pour défendre les intérêts russes, mais aussi pour renforcer son pouvoir en Russie même. Toutefois, comme l’a démontré la rébellion inachevée de Prigojine, ce processus de dissémination de la violence peut aussi se retourner contre lui.