Roman Malko Correspondant spécialisé dans la politique ukrainienne

Deux missions à Bakhmout. Témoignage d’un commandant de peloton de l’armée ukrainienne

Guerre
29 mai 2023, 16:01

Le combattant portant le pseudo Le treizième est allé deux fois à Bakhmout avec son unité. Il a été directement impliqué dans les combats. Mais entre les deux, il y avait eu aussi Soledar, c’est à côté de l’enfer. Ils y étaient allés pour remplacer leur camarades pour deux semaines, mais, comme c’est souvent le cas, les deux semaines se sont imperceptiblement transformées en deux mois.

Avant la guerre, Yourko travaillait comme menuisier, fabriquait de magnifiques meubles et faisait de l’alpinisme. Actuellement, il est un combattant baptisé Le treizième qui sait mettre ses ennemis dans des cercueils, ou plutôt dans des sacs en plastique noirs.

Tout a changé à la fin du mois de février 2022, comme dans la vie de la plupart des Ukrainiens. Il envoie ses enfants chez ses parents à l’ouest du pays, attend ses amis et part défendre Kyiv dans une unité de volontaires. Il avait à peine quitté le village que les « orques » (nom donné aux militaires russes en Ukraine – ndlr) sont entrés dans sa maison et ont y mis en place un point de contrôle. Dans leur fuite, ils lui ont volé tout ce qu’ils ont pu et ont tiré sur la maison avec un lance-grenades, détruisant le toit et un mur.

Yurko s’est battu pour Kyiv, a combattu près d’Izyoum, a libéré des villages autour de Kharkiv. C’est alors qu’il a compris que l’époque des bataillons de volontaires était terminée : « Pendant une guerre totale, l’armée régulière dispose du monopole sur tout, et ce doit être comme ça », estime-t-il. Après avoir pesé le pour et le contre, il rejoint la 93e brigade, Kholodnyi Yar, puis se rend à Bakhmout.

« Officiellement, nous sommes des antichars, admet Yurko, mais en réalité, nous sommes un peloton d’appui-feu », explique-t-il. Après la mort du premier commandant, les soldats ont donné au groupe son nom, en son honneur, et ils ont pris son pseudo, « Oril » (« l’aigle » – ndlr). Yourko Le Treizième en est devenu le chef.

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« La première fois que nous sommes allés à Bakhmout, c’était en août », raconte-t-il, « et nous en sommes repartis en octobre. Nous étions alors épuisés. Nous devions tenir une ligne de front de six kilomètres de long à l’extérieur de la ville. L’ennemi s’obstinait à avancer dans Bakhmout et tirait sans pitié ». Le bataillon de Yurko a alors « perdu du poids », passant de plusieurs centaines à moins d’une centaine de soldats. « Plus tard, à Soledar, nous étions devenus encore deux fois moins nombreux », se souvient-il.

Avant l’Épiphanie, l’unité de Yourko est retournée à Bakhmout. Mais c’était déjà une Bakhmout complètement différente. Une belle ville, plutôt ancienne, objet d’une construction et d’un urbanisme intéressants et atypiques pour la région de Donetsk s’effondrait littéralement en temps réel. L’ennemi a réussi à progresser de manière significative dans certaines zones, des batailles avaient eu déjà lieu dans les zones urbaines. Cependant, quelles que soient les difficultés rencontrées, Bakhmout valait la peine d’être tenue, Le treizième en était convaincu : « Sinon, l’ennemi serait allé de plus en plus loin ».

Alors, lui et son équipe se sont accrochés. Malgré la supériorité en nombre de l’agresseur, les pertes insensées, la peur et la fuite de quelques-uns, la panique, le chaos, les ordres stupides… Parce qu’à la guerre, comme à la guerre, il se passe tant de choses différentes, mais le travail doit être fait.
« Nous voyons qu’il n’y a pas d’aide, alors on se débrouille nous-mêmes », dit Yourko. « Nous avons trouvé un viseur thermique, nous l’avons installé sur une mitrailleuse et elle a bien marché. Une mitrailleuse est une mitrailleuse : si une balle ne touche pas sa sible, il est toujours possible de se rattraper de suite par une rafale. Les gars de l’infanterie qui ont vu notre travail ont acheté le même viseur, pour l’installer aussi sur leur mitrailleuse. Quelques nuits se sont passées ainsi, et toutes les attaques directes ont cessé. Pas à cent pour cent, mais quand même… Les occupants ne pouvaient plus se promener tranquillement, un tireur ne pouvait plus s’asseoir et viser pendant une minute ou deux. Ils savaient qu’ils étaient traqués. Ils savaient qu’ils étaient des cibles potentielles, alors ils rampaient, couraient et restaient à l’écart ».

Le manque de munitions nuisait plus que tout. Pendant que les responsables ukrainiens suppliaient la communauté internationale de leur fournir des armes et des munitions, et que les bureaucrates européens et autres se demandaient s’il fallait leur en donner, l’ennemi devait être dissuadé d’une manière ou d’une autre.

Yourko dit qu’un nombre suffisant d’obus de mortiers pourrait sauver la situation à Bakhmout. Un mortier de 120 mm peut à lui seul retenir l’infanterie afin qu’elle ne lève pas sa tête. « Et nous avons reçu 10 obus en quatre jours. La situation des munitions pour les mortiers de 82 mm était un peu meilleure. Mais aussi jusqu’à un certain point seulement ».

Selon lui, il n’y a pas eu de projectiles à fragmentation pour le lance-grenades GNL pendant un mois. Par conséquent, les militaires ont pris un projectile cumulatif et l’ont amélioré. Ces projectiles sont conçus pour pénétrer les blindages et les fortifications, et non pour combattre l’infanterie, ce n’était pas ce qu’il fallait vraiment. « Nous avons visé à l’oeil, sans aucune table de tir, pour tout simplement detecter les endroits où se cachaient les occupants. Peut-être qu’ils n’ont pas été touchés, mais au moins ça a dû les calmer », dit Le treizième.

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Les combats en ville sont difficiles. Et pas seulement parce que l’ennemi peut se cacher dans des bâtiments denses et se déplacer discrètement. Les immeubles de grande hauteur posent un gros problème : « Dès que l’ennemi entre dans un immeuble de cinq étages, il voit les quartiers. Ils y traînent aussitôt une partie de leurs moyens de guerre radio-électronique pour brouiller nos drones », explique le soldat. Les batailles dans la ville ne ressemblent pas exactement à ce que beaucoup de gens imaginent en lisant les nouvelles, dit Yourko. « Ils ont percé à certains endroits, et ils sont bloqués dans d’autres… Non, ce n’est pas comme ça que ça se passe », précise-t-il. « Ils avancent au rythme d’une maison par jour, de deux maisons par jour. Ou ils peuvent se battre pendant une semaine pour une rue. Ou même deux mois, pour une seule rue ».

« Lors du notre premier séjour à Bakhmout, se souvient-il, on avait un tel avantage en « Mavic » (le drone DJI Mavic 3 est l’un des moyens de reconnaissance aérienne les plus simples et les plus courants – ndlr) que l’ennemi devenait fou. Nous, on a pu les détruire même sur les approches, dès qu’ils sortaient. Maintenant, mes pilotes me disent que l’ère des « Mavic » est terminée. Les agresseurs ont appris à les brouiller », explique le militaire.

Cette fois, les « orques » ont apporté tout ce qu’ils avaient de mieux à Bakhmout. Ils disposent aussi de « Mavic » et d’aéroscopes. Par conséquent, ils savent tout sur les défenseurs de Bakhmout. Ils voient dans un rayon de 25 à 30 kilomètres où volent les drones DJI. « Les Ukrainiens sont très préoccupés par l’anonymat, le reflashage, la modification des coordonnées de leurs drones », explique Yourko. « Ils ont maintenant aussi des quadcoptères industriels, qui disposent d’un zoom puissant permettant la reconnaissance et le réglage de l’artillerie à grande distance. Ils survolent nos positions avec un zoom et nous détectent », précise-t-il.

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« Nous disons entre nous que le pilote est la deuxième cible après Zaloujny (le chef d’état-major ukrainien – ndlr) », dit Yourko. Trois pilotes ont été tués dans son groupe pendant la période Bakhmout-Soledar.

Selon Le treizième, les Ukrainiens disposent de suffisamment d’armes antichars, mais il n’a pas encore vu de char russe dans les parrages. L’ennemi est prudent, il économise son matériel. Les occupants peuvent se tenir quelque part derrière une colline, à une distance de sept kilomètres, et tirer depuis des positions fermées. Ils peuvent tirer d’un point pendant deux mois. Quitter la « cachette », tirer quelques coups de feu et y revenir. C’est impossible de l’abattre, les drones ne volent pas si loin sans être détruits en l’air. « Ainsi, en deux mois, ce char peut tuer beaucoup de monde », conclut Yourko.

« Une fois, les « Wagners » ont réussi à capturer 15 Ukrainiens », se souvient Le treizième. « Tout simplement parce que un immeuble a été couvert de tirs de 152 mm. Les gars se sont cachés au sous-sol, pas dans les étages, et les Russes ont installé un mitrailleur à la sortie du sous-sol. Donc, nos gars n’ont pas pu sortir. Malgré le fait qu’il ne s’agissait pas de nouvelles recrues effrayées, mais d’éclaireurs », dit-il.

« Il m’est arrivé d’entraîner des volontaires arrivés sans l’expériance nécessaire pour ce genre de combats. Ils venaient de la région de Lviv, réunis en deux jours en équipe. Il se sont rendus au commissariat militaire d’eux-mêmes, sans convocation, père et fils, etc. Et ce sont eux qui voulaient se battre. Je leur ai tout appris, je les ai aidés. Ils ont été placés sous mon commandement. Je leur ai immédiatement expliqué la chose la plus importante, que vous ne faites pas les choses pour moi ou pour le commandement. Votre père est là-bas, et vous devez couvrir votre père. Parce que si vous ne le faites pas, ce sera très difficile pour lui là-bas. Et ça a marché », raconte Yourko.

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Au cours du deuxième déploiement à Bakhmout, les tireurs d’élite ennemis sont devenus nettement plus actifs. Les pertes qu’ils causent ne sont dépassées que par celles causées par l’artillerie : « Ils ont des professionnels, des armes très performantes, des viseurs thermiques pour travailler la nuit. Beaucoup de gars ont été tués pendant la rotation » . Pendant longtemps, Yourko a cherché des tireurs d’élite professionnels qui aideraient sur les positions, mais en vain. Il a dû essayer lui-même. Cependant, son arme n’est pas très puissante. Les Tchétchènes du bataillon Sheikh Mansour l’ont aidé. « Ce sont les plus efficaces et ils ont beaucoup d’expérience », explique le militaire. « Nous avons aimé travailler avec eux, nous les avons aidés, ils nous ont aidés. Précisément parce qu’ils ont des armes très pro, je les prenais avec nous, sans hésiter une seconde. Ils sont très prudents, après trois ou quatre tirs, ils changent de position pour éviter d’être grillés. Ce sont des gars expérimentés ».

J’ai dû travailler avec des gars du 8e régiment des forces spéciales. Ce sont aussi des combattants sérieux, mais encore plus audacieux que les Tchétchènes. « Ils ne changent pas de position, jusqu’à ce qu’ils soient vraiment détectés. J’ai même aimé cela. En les regardant, j’aurais voulu moi aussi avoir une arme de longue portée », dit le combattant.

« C’est une guerre d’infanterie », résume Le treizième. « En ce moment, dans les pires conditions, l’infanterie s’en sort. Sans elle, ça ferait déjà longtemps que la guerre serait plus loin, à l’ouest. Il est clair que sans l’artillerie, cette guerre se serait terminée plus tôt. Mais l’infanterie est vraiment la clé de tout ».

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Note de la rédaction: le Treizième, Youri Samanuk, est tombé au combat, le 25 juin 2023

Auteur:
Roman Malko