Dmytro Krapyvenko ancien rédacteur en chef de The Ukrainan Week, militaire

Mon Bakhmout

Guerre
27 février 2023, 09:39

Il n’y a que deux villes en Ukraine qui méritent d’être appelées les miennes : Korosten, où j’ai passé mes années d’écolier, et Kyiv, où je vis depuis mon entrée à l’Université. Ou, il serait plus juste de dire, j’ai vécu, car depuis le mois de mai de l’année dernière, je me suis engagé, d’abord sur le front, ensuite à l’arrière, puis à l’entraînement, et enfin à nouveau sur le front. Je ne compte plus le nombre de villages où j’ai posé mes nattes et mon sac de couchage pour quelques jours ou quelques semaines. Maintenant, je ne suis plus qu’un visiteur à Kyiv, c’est mon « lieu de villégiature ». Elle redeviendra ma maison, si Dieu le veut, lorsque je retrouverai un mode de vie plus assuré et que ma famille reviendra de l’étranger.

Je suis relié au Donbass par un étrange « cordon ombilical ». Je n’ai aucun lien familial direct avec cette région. Seul dans la famille, Anatoly Dmytrovych, le beau-père de ma sœur, est originaire de Donetsk; il nous parlait de son pays, racontait : un mineur sort de la mine, se douche et allume la première cigarette après le travail, il prend de longues bouffées, avidement. Avec Anatoly, j’entendais les noms de lieux que je ne connaissais pas : Troudivske, Maryinka, Krasnoarmiysk. Avant la guerre, je n’attachais aucune importance à leur résonance. C’est la guerre qui m’a vraiment relié au Donbass. Celle qui a commencé en 2014.

Pour moi, elle a commencé avec Bakhmout, qui à l’époque s’appelait encore Artemivsk. La première fois, j’étais arrivé dans un collège qui servait de base au bataillon « Donbass. » La ville avait été libérée depuis quelques jours seulement, mais le supermarché de la rue Borys Horbatov était déjà ouvert, c’était l’été, les rues étaient pleines de monde, les chauffeurs de taxi circulaient, les femmes étaient en robes légères, il y avait le soleil, des roses dans les parterres de fleurs près du campus. Mais, ici et là, on discernait les traces de batailles et des barricades aux intersections des rues. La gare routière fonctionnait. Entre 2014 et 2021, je m’y suis rendu plusieurs fois. J’étais bénévole.

À cette époque, Bakhmout était « border town », ville frontière, près du front: tout droit vers l’arc de Svitlodarsk le long de la route, à gauche vers Lysychansk puis la route vers Kostyantynivka à travers les postes de contrôle. En ce lieu, nous avions fait un arrêt pour manger une pizza, boire du café et du thé, remplir nos poumons d’un air paisible; nous étions encore insouciants avant de partir pour rejoindre les troupes qui se trouvaient en première ligne. Yelyzaveta Goncharova, correspondante de notre journal au Donbass, était un pivot de la communauté civique locale. Les mines de sel, la production de champagne – tout cela n’attirait pas mon attention : « je ne suis pas venu ici en touriste ».

L’automne dernier, je suis revenu à Bakhmout en tant que militaire. La connaissance de la région m’a aidé et m’a sauvé. Nous étions en déplacement, nous avons traversé la ville: elle était envahie par les chars, les canons et les armes. Nous avons franchi rapidement les voies ferrées et les maisons en ruine, comme si nous devions slalomer pendant une épreuve sportive. Il y avait de moins en moins de points de repère, les obus ennemis les avaient détruits. La ville, autrefois agréable, résidentielle, disparaissait, se désagrégeait sous nos yeux. Les ruines n’ont pas de nom, elles l’ont perdu – elles sont devenues impersonnelles. Un immeuble incendié, un amas de briques cassées, ce n’est plus une maison. Il n’y a plus de rue. Ceci est un cimetière.

Et voici encore Bakhmout. Hivernale et brisée. Repoussante avec son béton froid et les pupilles vides de ses fenêtres brisées. Les enseignes colorées des cafés et des boutiques portent les stigmates des tirs, elle sont entourées de décombres. Je n’y ai vu aucune vie. Une rafale de mitrailleuse ennemie, venant des rues voisines, peut à tout moment apporter la mort. Mes deux compagnons n’en sont pas revenus. Le vent, la neige, le gel – tout cela vient d’un autre monde. L’Enfer n’est peut-être pas constitué de chaudrons de lave bouillante, accompagnés par une chaleur insoutenable. Il est peut-être ainsi : froid, vide, silencieux, dans un calme trompeur. Combien de temps une âme ardente peut-elle l’endurer?
Bakhmout a été saigné à blanc, longtemps, systématiquement, jusqu’à se figer dans les glaces. Quelque part, à une distance incommensurable, il y a une autre ville ukrainienne, souriante et reconstruite. Pour être honnête, je n’y songe pas, je ne peux pas en rêver, c’est trop loin de mon présent. Je ne vois pas la forteresse, comme on nomme Bakhmout dans les médias. Je vois un charnier.
On peut se battre pour les morts avec autant d’acharnement que pour les vivants. Parce que leur mémoire signifie plus que l’ordre venu d’en haut.