Maksym Sintchenko, le frère de ce soldat qui a aussi été journaliste et chroniquait son quotidien dans nos colonnes, raconte comment Dmytro a trouvé la mort, en août 2023. Il parle en son nom, usant du style employé par Dmytro lui-même, dans ses reportages pour notre média.
La guerre
Une chaleur d’août s’est installée dans les tranchées. Сette chaleur estivale dans la région de Donetsk n’a rien de différent celle du mois d’août dans ma Kropivnytskiy natale, quand s’approche l’automne, quand malgré un soleil ardent, tu ressens le souffle de l’air devenu plus frais. Le silence est soudain rompu par un message venu de l’abri le plus proche:
— Sur les positions de la compagnie X, on signale un blessé gravement atteint! Il hurle sans arrêt! Il faut l’évacuer! Il faut quelqu’un pour aider le médecin!
C’est un cas où on ne peut pas attendre jusqu’à la tombée de nuit. En plus, nos positions sont proches de celles de la compagnie X. Je me propose. Un sergent de la logistique militaire n’est pas obligé de sortir sur la ligne de contact, mais à cet instant-là, je n’y ai pas pensé.
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A la sortie des tranchées, mon regard fixe un drapeau plié que des bénévoles nous ont transmis. Je me rappelle que demain, c’est le Jour du drapeau national de l’Ukraine.
On y va à deux, le médecin et moi. On y va sans armes, puisqu’il faut aller vite. Dans le cas d’un transport de blessé, des kilogrammes superflus vont ralentir la course. Je marche sans réfléchir. Les positions qu’on connaît par cœur depuis décembre 2022, sont proches d’un cimetière. Pourquoi on le contourne de ce côté-là ? On aurait pu faire autrement…
Tout s’est passé en un clin d’œil. Une douleur aiguë m’a transpercé l’épaule et je me retrouve allongé sur le sol, face contre terre. Je prends conscience que juste avant de tomber, j’ai entendu le sifflement spécifique d’une balle.
— T’es vivant? — j’entends la voix de mon copain toubib.
— Vivant… — je réponds.
Un autre instant passe. Mon t-shirt est coupé et le médecin a mis un tampon sur ma blessure pour arrêter le sang.
Un instant de plus. J’entends quelqu’un crier et le bruit des pieds qui courent. Est-ce mon pote-toubib ? De nouveau je prends conscience qu’un autre sifflement spécifique a précédé ces bruits-là. Je reste toujours à plat. C’est juste à cet instant que je comprend que je suis seule face aux tombes…
***
La suite on ne peut la raconter à la première personne… Il y a eu pas mal de choses que l’auteur n’a pas eu de temps de coucher sur papier. Il aurait sans doute voulu en raconter davantage sur les relations entre les gens, au front ? Sur la façon dont chacun peut confier sa vie à quelqu’un qu’il ne connait que depuis un jour. Ou sur ce qu’il attend de son compagnon d’armes qui lui a fait un « coup dans le dos » il y a une dizaine d’années. Ou au contraire, la façon dont la guerre acquitte les factures du passé. Les coups fourrés sont oubliés, et les rapports avec ton pote deviennent plus solides.
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« La pire chose qui puisse arriver au front est la mort. Mais elle arrivera de toute façon, tôt ou tard », a écrit Dmytro Sintchenko, dans l’un de ses articles pour Tyzhden. Il se trouve que Dmytro n’a pas du tout été prêt à faire face au pire. Bien que ses proches pensent que lors de sa dernière permission de fin de juillet 2023, il avait le pressentiment que le pire lui arriverait.
Pourtant Dmytro n’a pas fait plein de choses « au cas où ». Il n’a pas prévu qui devrait communiquer le message terrible à sa famille. Cela peut paraître quelque chose d’anodin. Mais il se trouve que l’un de ses camarades avec qui ses proches communiquaient n’a pas eu le courage de leur annoncer sa mort. Il a menti tout simplement en disant que Dmytro était sain et sauf et que bientôt il les appellerait. Par la suite les proches ont appris qu’un commandant n’est pas autorisé à informer la famille du défunt d’un décés. C’est pourquoi il n’a rien dit lui-même. Sauf que ce commandant, il était aussi un membre de la famille…
Sur le panneau d’affichage qui appelait à rejoindre l’armée, la photo de Dmytro a été légendée comme étant celle d’un « journaliste d’investigation ». Ce panneau a été installé en automne 2023, quand Dmytro n’était déjà plus de ce monde.
« Un observateur politique, analyste, auteur d’enquêtes journalistiques, blogueur, combattant de l’armée des volontaires et quelqu’un de bien », se présentait Dmytro sur les réseaux sociaux. Cette liste de qualités n’en dit qu’une infime partie de ce qu’il était. Dmytro avait beaucoup d’amis.
Il connaissait tant de monde. Une image de Dmytro est gravée dans la tête de chacun d’entre eux.
Quelqu’un se rappellera de lui comme d’un gars de dix-huit ans qui était en train d’installer des tentes sur Maïdan, au moment de la révolution, en 2004. Un autre se rappellera d’un homme en uniforme militaire qui a eu quelques jours de permission pour venir à l’Académie Mohyla de Kyiv, pour y obtenir son deuxième diplôme d’études supérieures. Tous ceux qui le connaissaient vous diront qu’il était plein d’énergie et qu’il avait un grand cœur. C’est ce grand cœur que lui a fait prendre la décision, le 24 février 2022, de s’engager pour défendre l’Ukraine.
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Dmytro ne se voyait pas comme un héros. Un héros, pour lui, c’était quelqu’un qui faisait quelque chose d’extraordinaire et d’extrêmement important. L’opération du sauvetage d’un blessé, c’est un travail quotidien sur la ligne de front, mais rien d’extraordinaire. C’est en tout cas ce qu’il pensait. A part de ça, il pensait que nous, nous avons une idée fausse de l’héroïsme, puisqu’on met en valeur des héros qui sont morts.
Sur la photo : Panneau à Kropivnytskiy en mars 2023 et Dmytro Sintchenko
Le récit du sauvetage de ce blessé, les proches de Dmytro ont pu le reconstituer quand ils ont voulu savoir comment il avait disparu. Les informations ont pu être réunies par bribes et le puzzle a été complété juste avant l’enterrement. En effet, Dmytro et le médecin ont passé le cimetière, puis se sont retrouvés sous les tirs des positions ennemies. Sur le chemin Dmytro a eu une blessure à l’épaule. Comme ils l’ont compris tout de suite, une fois sur place, Dmytro et le médecin sont venus au mauvais moment : juste à l’instant où l’ennemi était en train de lancer un assaut.
L’évacuation des blessés était hors de question dans de telles conditions. C’est là que les armes auraient été utiles, mais ils ne les avaient pas emportées. Et puis il y a eu l’attaque au mortier et l’explosion d’une mine près de sa tête… Dmytro n’écrira jamais que le blessé grave qui devait être évacué, lui non plus, n’a pas survécu. Il ne saura pas que, plus tard, dans la journée, le 22 août 2023, pas loin de ces positions, le colonel des forces armées de l’Ukraine, commandant du détachement « Sud » prénommé Faucon que Dmytro aimait et respectait beaucoup a péri, lui aussi. Il n’apprendra jamais que tant de gens ont espéré que Dmytro était l’un des blessés capturé par l’ennemi, et qu’il était en vie. Son corps a été évacué depuis la zone de combats le 27 août. L’identification par ADN a duré une éternité. Il a été enterré le 14 mars 2024.…
« Le pire de ce que peut t’arriver sur le front, c’est la mort. Mais elle arrivera de toute façon, tôt ou tard », écrivait Dmytro dans un de ses articles. Pourtant il ne pensait pas mourir. Il est allé sur le front pour vivre, pour que l’Ukraine vive. Il vivait pour l’Ukraine. Il vivait pour la Victoire de l’Ukraine. Il aurait vécu pour l’Ukraine après la victoire. Il a fait ce que les autres défenseurs de l’Ukraine font à l’instant. Désormais, nous tous – ses camarades au front et ses amis civils à l’arrière – vivrons pour Dmytro.
Repose en paix, frangin!