Roman Malko Correspondant spécialisé dans la politique ukrainienne

De Maidan à la Grande Guerre

Guerre
29 mars 2023, 14:59

L’histoire d’un hôpital de première ligne des médecins-volontaires

Cinq minutes avant la fin de la garde, on reçoit un appel. Un homme blessé doit être évacué. Le patient est intubé et inconscient. Quinze minutes de course-poursuite et l’équipe est sur place. À une dizaine de kilomètres de là, de violents combats se déroulent, mais ici, c’est étonnamment calme. Et il fait très sombre.

Un blessé est préparé pour le déplacement et il est transféré au Premier hôpital mobile des bénévoles. Un autre blessé arrive. Il a une blessure à la jambe, mais la plaie n’est pas critique. Le soldat d’âge respectable se dirige lentement vers le poste de stabilisation, en se tordant de douleur. Là, il sera examiné, recevra les premiers soins et sera emmené dans un hôpital de première ligne, où il sera soigné. Ou bien il sera expédié encore plus loin, à Kharkiv, Dnipro ou Lviv. C’est à peu près l’algorithme des actions.

La première étape est la plus importante. Il faut transporter un blessé du champ de bataille à un point d’évacuation et, de là, au poste de stabilisation. Si vous n’êtes pas blessé, mais seulement atteint d’une pneumonie, vous ne risquez pas de voyager loin. Ils vous installeront dans un endroit proche et vous permettront même de garder tout votre équipement et vos armes sous votre lit, afin de les avoir à portée de main en cas d’urgence.

Un chauffeur et un agent déplacent notre blessé en fauteuil et le mettent dans une ambulance. Déjà, on pourrait partir, mais tout à coup, le sang jaillit soudain du nez du patient et sous le pansement qu’il porte à la tête. Un médecin de l’hôpital apporte des compresses stériles et tente de stopper l’hémorragie. Il pose soigneusement un pansement à l’endroit où devrait se trouver l’œil, puis tamponne le nez, et le sang s’arrête de couler. Nous sommes prêts à partir.

Pendant tout le chemin, Boulka et Soyka (l’anesthésiste et l’infirmière) examinent l’état du patient. Elles vérifient le poul, le taux d’oxygène dans le sang, lui donnent plusieurs fois des médicaments. Ce n’est que lorsque la voiture se met à trembler violemment – à tel point que le blessé, pourtant attaché, manque de s’envoler vers le plafond – que les filles s’accroupissent un peu pour éviter de tomber et de se blesser. Les routes de la guerre sont comme ça – tout-terrain. C’est pourquoi il y a toujours des secousses. Mais parfois, il est possible de se tenir debout et d’effectuer quelques manipulations sur le patient. Occasionnellement, il est préférable de s’asseoir, de reposer ses jambes et son corps contre des objets à proximité, de s’accrocher au revêtement intérieur avec ses doigts et de ne pas trembler.

Par chance, cette fois-ci, il n’y a pas eu d’incident de parcours et le patient a été transporté à l’hôpital dans un état stable. « C’est comme ça qu’on fait les évacuations », expliquent les filles. « A présent, tout est relativement calme, dit Boulka. Parfois, nous plaisantons avec les blessés. Et parfois, c’est très tendu et nous restons sérieuses jusqu’au bout. Toutes mes amies le savent déjà : s’il y a un pli entre les sourcils, c’est que quelque chose ne va pas ».

Boulka est originaire de Kriviy Rig. Elle est à la fois médecin et jeune maman. Elle est venue pour la première fois pour une rotation au cours de l’été 2022 et a décidé de rester. Avec ses 40 kilos à peine, elle sauve les gros gabarits et ne perd jamais son sens de l’humour. Son partenaire Soika est originaire de Lviv. Elle a gravi les échelons jusqu’à devenir directrice d’une pharmacie, mais elle a quitté son emploi lucratif et est montée au front pour aider Bulka à sauver des hommes deux fois plus grands qu’elle.

« La plupart du temps, nous rions, » dit Boulka en décrivant son travail.

« Le reste du temps, nous sommes sérieuses », ajoute Soyka.
« Et si je ne ris pas et ne travaille pas, alors je dors », conclut Boulka, car il n’existe pas de quatrième alternative.

Il est possible de se reposer un peu après avoir remis le blessé aux médecins. Insistons bien sur le « un peu ». Il faut laver le sang qui a été versé à la civière et au sol, de suite, se débarrasser des poubelles (des bandages ensanglantés, des tubes, une seringue pleine de sang)… Et se poser pour quelques dizaines de minutes. Les appels peuvent recommencer la nuit. Étonnamment, la journée a été calme, il faut donc s’attendre à des surprises nocturnes. Et c’est exactement ce qui s’est passé.

Les médecins bénévoles travaillent généralement par équipes, mais tout peut arriver à tout moment. Tout dépend de la situation sur le front, de l’intensité des combats, des spécificités du travail dans certaines zones, de la charge de travail des équipes et des ressources. Au moment de notre arrivée, des volontaires hospitaliers sont présents sur les trois points de stabilisation dispersés le long de la ligne de contact et participent à l’évacuation des blessés graves vers les hôpitaux.

« Le premier hôpital mobile des bénévoles » diffère des autres structures de soins préparatoires car il est composé exclusivement de médecins professionnels. Ils peuvent non seulement assurer les premiers soins comme, par exemple, les paramédicaux, mais aussi stabiliser une personne blessée dans un point de transit et l’évacuer vers un hôpital éloigné de la ligne de front.

« Les anesthésistes et les spécialistes des soins intensifs sont les principaux médecins du front », explique Gennadiy Drouzenko, fondateur et président de l’organisation des bénévoles, qui porte le nom de Mykola Pirogov. « C’est d’eux que dépend la survie d’un combattant jusqu’à l’hôpital », précise-t-il. Ils sont engagés dans la grande guerre depuis les premiers jours. D’abord, c’était une ambulance et l’équipe de cinq personnes. De suite, l’organisation a rapidement atteint 12 brigades. « Après que les orcs (le surnom des occupants -ndlr) ont été chassés des faubourgs de la capitale, l’ambulance s’est mise au travail à l’Est. Ou plutôt, elle y est revenue », explique le colonel Druzenko.

Gennadiy Drouzenko

Tout a commencé en 2013, sur le Maidan de Kyiv, lorsque Drouzenko et ses frères de combat ont formé des brigades médicales mobiles pour assurer les premiers soins aux blessés de la Révolution de la Dignité. Plus tard, ils ont mis en place des hôpitaux mobiles où ils ont aidé les révolutionnaires blessés dans les rues de Kyiv durant les journées dangereuses de janvier et février 2014. De suite, c’était la première rotation vers l’Est de l’Ukraine en décembre 2014.

L’hôpital fonctionne comme une horloge. Peut-être parce que tout le monde ici comprend bien sa mission. L’organisation est composée de bénévoles. La liste en contient environ un millier. La plupart d’eux sont des médecins, mais pas uniquement. Chaque équipe dispose également d’un chauffeur et d’un gardien. Il y a également des personnes qui assurent la logistique. Il s’agit d’un coordinateur, un cuisinier, un intendant, etc.

« Il s’agit d’un espace social qui, pour moi, est un précurseur pour l’avenir », dit Guennadiy en décrivant sa création « Pour ces gens, la réalisation personnelle et le service à la cause sont plus importants que les salaires. Comme il n’y a pas beaucoup d’argent à gagner, ni de statut prestigieux à viser, 90 % des personnes qui nous rejoignent sont de très bonnes personnes, et nous les aidons simplement à s’épanouir », estime-t-il.

Chaque jour, plus de 70 ou 90 patients bénéficient de consultations médicales à l’hôpital. Durant le seul mois de février 2023 les volontaires ont aidé 2.894 blessés. Bien entendu, ces chiffres ne reflètent pas les statistiques sur les pertes non létales sur le champ de bataille. Cependant, cela permet d’évaluer le volume de travail qui pèse sur les épaules des bénévoles.

Bien sûr, les médecins de l’organisation ne travaillent que sur une certaine partie de la ligne de front, même si c’est la plus difficile. Ils ne sont pas non plus les seuls à aider les blessés. Il existe d’autres structures, par exemple, les Hospitaliers, qui collaborent également avec l’armée ukrainienne et les hôpitaux militaires. Au total, il s’agit de plus de 60.000 patients pendant les neufs années de la guerre qui ont été secourus. Parmi eux, environ 15.000 ont reçu un traitement médical au cours de l’année écoulée depuis le début de l’invasion à grande échelle. Ce chiffre est approximatif.

L’organisation a besoin de beaucoup d’argent pour fonctionner. Selon Drouzenko, l’hôpital fonctionne sur la base des dons. Alors que nous sommes en voiture avec Gennadiy pour nous rendre sur le site isolé, son téléphone émet de temps à autre des bips pour l’informer que de l’argent arrive sur son compte. Quelqu’un donne quelques hryvnias, un autre quelques centaines ou milliers. D’autres achètent des voitures et les livrent directement à la porte. Selon Drouzenko, le budget mensuel représente en moyenne cent mille dollars, dont la majeure partie est réservée au carburant des ambulances d’évacuation. En effet, la plupart des personnes travaillent en tant que bénévoles et ne reçoivent pas un seul centime.

Certains ne viennent que pour une rotation et ne reviennent jamais, tandis que d’autres, après la première fois, n’envisagent pas leurs vies sans ce travail. Ils demandent des congés sans solde et partent à la guerre pour sauver des vies.

Vous y entendrez de nombreuses histoires intéressantes et parfois bizarres sur la transformation des gens. Vous pouvez rencontrer un barman du quartier dortoir de Kyiv qui est devenu le directeur exécutif de l’hôpital, ou faire connaissance d’un directeur d’une grande entreprise informatique qui travaille maintenant comme chauffeur de dépanneuse. Le garde du corps d’un oligarque vient régulièrement, pour évacuer les blessés lorsque son patron part en vacances à Monaco ou à Dubaï. Et voici un médecin qui crée des logiciels pour les besoins des centrales nucléaires ukrainiennes, quand il n’est pas occupé à sauver des vies.

Seuls quelques travailleurs reçoivent une petite récompense. Par exemple, ceux qui ont perdu leur travail et qui n’ont aucun revenu. Cependant, ces salaires restent modestes, surtout par rapport aux honoraires des médecins dans les organisations internationales. Sur les routes de la guerre, nous voyons une grande variété de véhicules. La grande majorité d’entre eux ont été achetés non pas par l’État ukrainien, mais par de nombreux donateurs, qu’il s’agisse d’hommes d’affaires ou de retraités, qui soutiennent l’armée. Toutes ces voitures sont conduites par des soldats ukrainiens. Cette mosaïque est autant un symbole de la vraie guerre du peuple que tous les volontaires venus des différents milieux sociaux que nous avons rencontrés à l’hôpital de la première ligne.

Auteur:
Roman Malko