Margarita Dykalyuk rédactrice en chef du journal Tyzhden

Volodymyr Holodniuk : « J’ai perdu tout espoir de punir les responsables des fusillades sur le Maidan »

Société
7 mars 2024, 16:48

Volodymyr Holodniuk est le père d’Oustym, 19 ans, tué à Kyiv, sur le Maïdan, il y a 10 ans, par des officiers des « Berkout », forces d’élites ukrainiennes. Selon diverses estimations, entre le 18 et le 20 février 2014, de 78 à 83 activistes non armés ont été abattus par des snipers. Vingt autres militants pour la justice, la liberté et l’indépendance de l’Ukraine ont succombé à leurs blessures par balle dans les hôpitaux.

La famille Holodniuk est originaire de la ville de Zbaraj (région de Ternopil, à l’Ouest de l’Ukraine). Depuis 2014, malgré la perte d’un fils, Volodymyr aide métodiquement l’armée ukrainienne à résister contre les occupants russes. Il est coordinateur de l’organisation bénévole « Quartier général de la Résistance nationale du district de Zbaraj ».

– Dans vos interviews précédentes, vous avez dit que vous aviez tenté de persuader votre fils de ne pas se rendre sur le Maïdan. Aviez-vous un mauvais pressentiment ?

– En 1990, j’ai moi-même participé à la protestation étudiante, on l’appelle la Révolution de granite. Ce fut la seule révolution qui fut un vrai combat idéologique, à mon sens. Nous étions convaincus que nous allions changer l’Ukraine. En 2004, je soutenais la Révolution orange, mais je n’y participais pas activement. La situation est la même avec la Révolution de la dignité. Je ne faisais pas partie de ceux qui couraient avec des pavés ou qui prenaient d’assaut les barricades. Je suis venu au Maidan à plusieurs reprises, principalement pour soutenir mon fils. Puis j’essayais de le persuader de rentrer à la maison. Parce que je sentais comment cela allait se terminer. Je comprenais que le recours à la violence était imminent, que des gens allaient mourir.

Photo: Oustym Holodniuk, Facebook

Le 20 février, je retrouve Oustym mort à l’hôtel Ukraine.

Mon fils était en réalité un citoyen de Maïdan. Aujourd’hui, il semble qu’il y ait eu un nombre incroyable de militants révolutionnaires. Mais ce n’est pas vrai. Même le jour de la fusillade et du meurtre d’Oustym, je courais et j’appelais les gens à l’aide, parce qu’il y avait des tirs sur les barricades. Dans le même temps, de nombreux participants à la Révolution de la dignité n’ont même pas quitté leurs tentes. Certains ont fui le territoire, d’autres ont tranquillement bu du thé au moment des tirs sur la rue Instytoutska.

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Les héros sont ceux qui ont chassé les « Berkout » sous les balles. En réalité, ils sont peu nombreux. Aujourd’hui, tout le monde porte des chemises brodées (vychyvanka) pour les fêtes, mais tout le monde ne porte pas de gilet pare-balles. De nombreux « stratèges » sur les réseaux sociaux expliquent comment il faut se battre. Mais il n’y a pas beaucoup d’aide de la part de ceux qui parlent le plus. En dix ans de bénévolat, je l’ai bien vu.

– L’Ukraine a-t-elle réussi à ne pas trahir la mémoire des héros de la  Centurie céleste dont fait partie votre fils ?

– Il est évident que les gens n’ont pas tiré de leçons de ce qui s’est passé sous leurs yeux il y a 10 ans. Nous n’avons pas compris que l’Ukraine a besoin d’un travail acharné, pas de paroles. Nous avons contribué à la division du pays. En conséquence, des drapeaux russes sont apparus dans plusieurs villes ukrainiennes. Après 2014, il fallait réunir les gens, renforcer le secteur de la défense, créer une armée puissante… Malheureusement, tout cela n’a pas été fait.

C’est pourquoi nous sommes aujourd’hui confrontés à de terribles conséquences. Ce n’est peut-être que dans dix ans que nous saurons combien l’Ukraine a réellement perdu dans cette guerre.
Aujourd’hui, les combattants du front ont avant tout besoin d’armes, d’équipements et de moyens pour détruire l’agresseur.

– Suivez-vous l’enquête sur les assassinats de Maïdan ? A ce jour, il y a plus de 200 procédures, près de 300 personnes sont accusées. Bien qu’il n’y ait pas d’étapes significatives dans ce domaine. Au moins 60 dossiers pourraient être classés pour cause de prescription…

– En réalité, toutes les enquêtes sont terminées depuis longtemps. Maintenant, tout ce qui se passe, ce sont les audiences dans les tribunaux. Chaque épisode, chaque témoignage, de témoins ou d’accusés, fait l’objet d’une vérification. Il ne sera pas possible d’examiner ces cas rapidement.

Mais dès le début, l’État ne s’est pas intéressé à l’enquête, il n’a pas cherché à punir les auteurs des crimes. Cela est apparu clairement lorsqu’en 2019, cinq personnes arrêtées ont été libérées en violation de la loi, alors que leur culpabilité avait été presque prouvée. L’enquête sur le 20 février 2014 était censée se terminer à l’été de cette année-là. Mais les suspects ont été libérés, apparemment avec de bonnes intentions : être échangés contre nos prisonniers. Cependant, il était impossible d’échanger tous les prisonniers contre cinq personnes.

Photo: Andriy Ostorozhny, Facebook

J’ai complètement perdu tout espoir que les coupables soient punis. Je n’ai pas d’autre choix que de croire que le Seigneur Dieu les punira. Il n’y aura pas d’autre sanction, notamment de la part de l’État ukrainien. C’est le dixième anniversaire des fusillades sanglantes et nous n’avons toujours pas de mémorial dédié aux Héros de la Centurie céleste au centre de Kyiv. De quelle justice peut-on parler ?

Les parents et la société n’ont reçu aucune réponse concernant la punition des coupables. Toutes les excuses concernant les condamnations par contumace ne valent rien. Après une telle blessure, le cœur ne guérit pas. Personne ne comprendra jamais un père ou une mère dont l’enfant a été tué. Ils ont été sauvagement abattus au centre de la capitale. Cela a été enregistré par des caméras vidéo, mais l’État n’a pas encore puni les coupables ni tiré les conclusions qu’il aurait dû.

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Le jour même de l’interview, Oleksiy Donsky, chef du département des affaires du Maidan du bureau du procureur général, a déclaré lors d’un point de presse que les coups de feu tirés sur les participants à la Révolution de la dignité et les autres violences commises pendant les événements de Maidan en 2013-2014 avaient été exécutés par des agents des forces de l’ordre ukrainiennes sur ordre du gouvernement de l’époque, se trouvant également sous l’influence de la Russie. Selon lui, il n’y avait pas de tireurs d’élite russes sur le Maïdan. Mais la Russie a influencé de manière significative tout le cours des événements de la révolution et les décisions prises par le président fugitif Viktor Yanukovych.