Tchervonohrad : une ville à la frontière ukraino-polonaise fortement attachée à son nom soviétique

Société
31 mars 2024, 13:15

Fin mars, la commission de la Verkhovna Rada a voté en faveur du changement de nom de la ville de Tchervonohrad en Cheptytskyi. Une majorité de députés doit encore approuver ce changement par un vote nominatif, mais il est fort probable que cette fois la ville changera de nom. Pour quelle raison cette ville minière située à 20 kilomètres de la frontière polonaise ne se pressait pas pour se débarrasser de son toponyme soviétique ?

Tchervonohrad, avec son toponyme soviétique, fait partie, jusqu’à aujourd’hui des trois villes de la région de Lviv qui n’ont pas suivi le mouvement de la décommunisation. Alors que dans l’est de l’Ukraine, le processus de changement de nom des villes n’a commencé qu’après 2014, dans l’ouest du pays, il a été mené en grande partie dans les premières années qui ont suivi la restauration de l’indépendance (en 1991). Pourtant, quelques tentatives ont été faites pour rendre à Tchervonohrad son nom historique ou pour en choisir un nouveau, sans connotation soviétique. La première fois, c’était il y a 30 ans, et la seconde fois après 2014, dans le contexte de la décommunisation. Cependant, ces projets n’avaient jusque-là pas réussi à l’emporter.

Une ville à deux histoires

En entrant dans la ville par la route de Lviv, on tombe inévitablement sur une sculpture géante de mineur. Cette composition s’intitule « Hymne au travail », elle a été érigée en 1976 pour marquer le 25e anniversaire de la ville soviétique. Pour qu’on n’oublie pas son nom, on peut le lire au pied du mineur : Tchervonohrad. Mais les habitants appellent cette zone « Zastava » (poste de contrôle, en ukrainien). Pendant la Seconde Guerre mondiale, la « frontière » germano-soviétique – la ligne Molotov – passait près de cet endroit. En fait, le poste frontière soviétique était situé sur le site de la sculpture du mineur, ce qui a donné son nom à ce quartier de la ville.

Aujourd’hui, la vallée inondable du Boug occidental divise la ville en « ancienne » et « nouvelle ». La distinction est clairement visible, car dans l’« ancienne » a été préservée l’architecture de la fin du XIXe siècle (bien qu’elle ait grand besoin d’être restaurée), et même les vestiges d’un ancien château construit au milieu du XVIIIe siècle. Avant l’arrivée des Soviétiques, cette ville s’appelait Christinopol.

Photo: Pont sur la rivière Solokia au début de la Seconde Guerre mondiale. Source : Krystynopol.info 

L’histoire de Christinopol remonte au XVIIe siècle, lorsque le noble polonais Feliks-Kazimierz Potocki la fonda en l’honneur de sa femme, Christina. Dans le même temps, dans les textes ukrainiens du début du XXe siècle, on trouve le nom de la ville en translittération ukrainienne – Khrystynopil. « Si vous faites des recherches sur la famille, la grand-mère de Christina était Sofia Ostrozka, représentante d’une ancienne famille ukrainienne », explique Halyna Hrynyk, responsable de la scetion Tchervonohrad du musée de l’histoire des religions de Lviv, qui se trouve dans le vieux château.

La « période Christinopol » de l’histoire de la ville la relie à l’homme en l’honneur duquel le nom sera probablement changé en 2024 : le métropolite Andrey Cheptytsky. La ville abrite un ancien monastère de Pères Basiliens, ce qui en fait un centre spirituel important pour la communauté gréco-catholique ukrainienne. Le métropolite Andrey Cheptytsky y a prononcé ses vœux perpétuels en 1892. Il a visité la ville à de nombreuses reprises.

La cour du monastère des Pères Basiliens. Photo : Olga Vorozhbyt

L’histoire du nom Tchervonohrad remonte à 1951. La République populaire de Pologne et l’Union soviétique ont alors signé et ratifié un accord sur l’échange de « parties de territoires d’État » d’une superficie de 480 km2. Selon cet accord, la Pologne recevait une partie de ce qui était alors la région de Drohobych, un morceau de territoire situé au sud de la frontière ukraino-polonaise, et la RSS d’Ukraine recevait une partie de la voïvodie de Lublin avec les villes d’Uhniv, Belz et Krystynopil, où les Soviétiques allaient développer l’industrie du charbon.

Il convient de noter qu’à l’époque où l’URSS s’est emparée de ce territoire, il s’agissait littéralement d’un « no man’s land », c’est-à-dire d’un territoire dont la population d’avant-guerre avait été tuée ou déplacée par les deux régimes totalitaires, nazi et soviétique. « Lorsque les Allemands sont arrivés sur ce territoire polonais en 1939, Christinopol était une ville à 70 % juive, comme d’autres petites villes de Galicie », raconte Halyna Hrynyk. « Certains habitants ont quitté la ville pendant l’entre-deux-guerres, d’autres sont partis lorsque les Allemands sont entrés dans la ville en 1939 et ont décidé de la brûler ».

Halyna Hrynyk. Photo : Olga Vorozhbyt

L’histoire juive de la ville a été presque effacée et ne peut être connue qu’à partir des objets du musée de la ville. En 1946, les Ukrainiens des villages autour de Christinopol ont été déplacés vers les régions voisines. En 1951, la petite population polonaise de la ville qui s’était installée ici après la guerre a déménagé en Pologne, principalement dans les territoires que la République populaire de Pologne avait reçus « en échange » de la part de l’Union soviétique.

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Cependant, pour que les Polonais puissent s’installer sur les terres obtenues par la République populaire de Pologne, les Ukrainiens de la région de Drohobych ont été déplacés dans les steppes de Donetsk. Par conséquent, la région de Donetsk, qui est généralement considérée comme une région largement russophone, a conservé des communautés entièrement ukrainiennes avant même que la guerre n’éclate, notamment dans les villages Zvanivka, Liskovate et Rozdolivka.

La ville prolétarienne soviétique de Tchervonohrad

« Afin de créer le prolétariat en tant que classe sur le territoire de l’Ukraine occidentale, le Comité central du Parti Communiste et le Conseil des ministres de l’URSS ont décidé de créer le bassin houiller de Lviv-Volyn », telle est la phrase tirée du numéro de 1961 du journal local Chakhtar Tchervonohrad qui a le plus impressionné le premier maire de la ville depuis l’indépendance, Myroslav Senyk, dont le mandat a pourtant commencé à l’époque soviétique. « C’est-à-dire que le bassin houiller a été ouvert non pas dans un but de développement économique ou d’exploitation du charbon, mais dans le but de créer le prolétariat en tant que classe », explique-t-il à Tyzhden.

Myroslav Senyk au début des années 90. Source : Archives personnelles de M. Senyk

Les gisements de charbon de cette région étaient la principale raison pour laquelle Joseph Staline voulait que ces territoires fassent partie de l’URSS. En même temps, les mineurs ont été les moteurs du changement dans les dernières années de l’URSS. C’est sous le mandat de maire de Myroslav Senyk que les syndicats locaux de mineurs ont fait quelque chose d’unique à l’époque : ils ont été les premiers en URSS à démolir un monument à la gloire de Vladimir Lénine.

Myroslav Senyk. Photo : Olga Vorozhbyt

« C’était la première fois en Union soviétique. Le 1er août 1990, nous avons démonté le monument à Lénine. Le 2 août, cela a été fait à Tbilissi », se souvient-il. Aujourd’hui, une grande croix en bois se dresse sur la place où se tenait Lénine, et en face, de l’autre côté de la place, se trouve un monument au poète Taras Chevtchenko et le centre commercial Khrystynopil, qui rappelle l’ancien nom et l’histoire ancienne de la ville. Sur la place, entre la croix et Chevtchenko, on trouve des dizaines de portraits de jeunes hommes pour la plupart, un autre rappel douloureux de la guerre.

Un avenir incertain

Plus de 20 % des mineurs de chacune des mines de la communauté de Tchervonohrad sont actuellement engagés en armée. Selon l’actuel maire de la ville, Andriy Zalivskyi, 1 500 des 6 500 mineurs participent aux combats. En conséquence, les syndicats soulèvent depuis longtemps la question du manque de personnel dans les mines. Mais ils sont aussi constamment impliqués dans la collecte de fonds et le soutien bénévole aux collègues au front et à leurs familles.

Photo: Olga Vorozhbyt

Outre Pavlohradvuhillya, les mines des régions de Lviv et de Volyn sont les seules à fournir actuellement du charbon à l’Ukraine. Dans le même temps, l’évolution de l’Ukraine vers l’UE et les changements qu’elle nécessite impliquent que toutes les mines de charbon seront fermées d’ici 2037. Ce processus est déjà partiellement en cours. L’année dernière, le gouvernement a approuvé la fermeture d’une des mines de la ville. « Nous ne sommes pas opposés à la fermeture des mines, mais nous devons d’abord créer de nouveaux emplois », déclare Vasyl Semkanych, responsable du syndicat de la mine de Stepova. « Il existe déjà des projets de ce type, mais il s’agit encore de projets et non de véritables emplois », a-t-il précisé.

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La ville a notamment élaboré un projet de parc industriel pour attirer les investisseurs, et Tchervonohrad a été sélectionnée comme ville pilote pour un projet financé par le gouvernement allemand visant à soutenir les changements structurels dans les régions charbonnières de l’Ukraine. Elle est donc confrontée à des changements imminents, et pas seulement de nom. Il semble même symbolique que la ville finisse par dire adieu non seulement à son nom soviétique, mais aussi à son héritage colonial soviétique.