En souvenir du soldat, Danylo Sytchov, qui aide les autres même après sa mort

Société
11 mars 2024, 13:20

La mère du soldat Danylo Sytchov, tué dans la région de Donetsk, nous parle de son fils, de son combat et de ses rêves, qui l’aident à revenir à la vie.

Danylo écrivait des poèmes et aimait la photographie. Il terminait ses études du juriste et travaillait comme garçon de café. Danylo aimait offrir à ses parents et amis un café délicieux, pour offrir et partager des moments de plaisir. Il venait en aide à ceux qui en avaient besoin, rêvait d’ouvrir son propre café, mais quand, le 24 février 2022, les premières explosions de bombes ont retenti dans sa Marioupol natale, il n’a pas hésité et s’est tout de suite engagé dans l’armée. Le 12 septembre 2023, Danylo Sytchov s’est fait tué dans la bataille près d’Andriivka, dans la région de Donetsk. Il n’avait que 23 ans…

Ce n’est qu’en novembre que des proches ont pu faire un dernier adieu au soldat. Sa dernière demeure se trouve au cimetière militaire de la ville de Jytomyr, à côté de ses camarades tombé au front.

… Une lanterne brûle sur la tombe de Danylo. C’est sa mère qui la maintient allumée. Tetiana vient voir son fils tous les jours. Elle sait que son Danya [diminutif affectueux de Danylo – ndlr] continue de vivre dans le cœur de ceux qu’il a aimés. Elle croit en notre Victoire, dont il rêvait, à laquelle il croyait et pour laquelle il a donné sa vie viendra.

Tetiana est originaire de la région de Jytomyr. Après le lycée, elle est allée étudier à Kharkiv, puis elle a trouvé du travail à Marioupol. Là, elle rencontre son futur mari. Ils ont eu cinq enfants, trois fils et deux filles. Le couple a cinq petits-enfants déjà. « Nous étions une famille heureuse, nous vivions paisiblement dans notre ville jusqu’à ce que la guerre éclate », dit-elle.

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Ihor, le fils aîné, se consacrait au service des personnes dans le besoin : les pauvres, les orphelins et les sans-abri. Il a lu l’histoire de François d’Assise et a décidé de devenir son disciple. Le jeune homme a fait ses études au séminaire et a été ordonné prêtre catholique. Pendant ses études, il a eu une pause de quatre ans : quand la guerre a commencé dans le Donbass, en 2014, il s’est engagé dans un bataillon volontaire.

Volodia, le deuxième fils, aime aussi prendre soin des autres. Il s’occupait d’enfants orphelins et travaillait dans une école chrétienne. Puis, avec sa femme, ils sont devenus parents adoptifs de 8 enfants, créant ainsi un orphelinat de type familial. Le neuvième enfant, une fille, a été adopté récemment. Oksana avait 4 ans quand son père est décédé lors du premier bombardement de Jytomyr en février 2022.

La fille aînée de Tetiana vit désormais en Slovaquie, où elle est partie avec ses enfants au début de l’invasion russe. Luda, la fille cadette, vit avec sa mère à Jytomyr.

Et Danylo, le plus jeune fils, dès les premières heures de la guerre, est parti au front.

– Vous souvenez-vous bien des premières heures de la guerre à Marioupol ?

– Bien sûr ! Comment décrire la sensation que vous éprouvez lorsqu’une fusée s’envole, tombe littéralement à une centaine de mètres de vous et que vous voyez les maisons brûler à travers la fenêtre ? L’aube du 24 février s’est soudainement transformée en enfer… Nous vivions près de l’usine d’Azovstal et l’unité militaire du régiment d’Azov se trouvait à proximité. Tout autour a explosé et brûlé. C’était très effrayant. Les événements ont pris de l’ampleur très rapidement. Nous nous cachions des bombardements dans la cave, dans une fosse en béton qui servait autrefois à stocker les pommes de terre. Un autre Danya, notre voisin, un garçon handicapé, vivait avec nous. Il ne marchait pas, il était au lit, bien que grand et costaud. Nous ne pouvions pas le porter ici et là, alors nous sommes restés ensemble dans cette fosse froide pendant dix jours. Les fenêtres du bâtiment ont été soufflées, il y a eu des explosions de bombes tout autour, le sol a tremblé à cause des explosions.

Mais Dieu nous a protégés… Un prêtre nous a aidés à déménager dans les sous-sols de l’église du centre de Marioupol. Nous avons tout vu… Comment les bombes sont tombées et ont détruit des maisons entières… Des corps brûlés… Oui, le Seigneur nous a sauvés. Tout a brûlé, il ne restait qu’une petite partie de la maison, sous laquelle se trouvait notre sous-sol. Nous avons survécu à 50 jours d’occupation à Marioupol, par miracle. Nous sommes passés par un « camp de filtration » russe: c’était terrible. De la saleté, des malades sur des matelas qui ne peuvent pas bouger… Des invalides, des infirmes… De jeunes garçons, que les occupants testaient sur leur « loyauté » et qui étaient maltraités dans les sous-sols. Tout cela avait lieu sous nos yeux. On peut en parler longtemps, on peut écrire des romans. C’était insupportable. Et notre ville n’existe plus…

Mais je n’avais pas peur pour moi. Mes plus grandes inquiétudes à cette époque concernaient mon fils, notre Danya.

– Vous avez dit que Danylo s’était rendu au commissariat militaire le premier jour de la guerre…

– Oui, au cours des derniers mois précédant le début de l’invasion russe, Danya travaillait à Azovstal. Il était dans l’équipe de nuit. Il m’appelait à l’aube : « Maman, mets mes affaires dans le sac… et dis à papa de me les apporter à l’entrée de l’usine. Je pars à l’armée ».

Il n’avait jamais tenu une vraie arme dans ses mains. Il n’avait fait que tirer dans un stand de tir. J’ai pleuré, j’ai supplié, mais il est parti. Mais vous savez… Quand mon fils est mort, j’ai commencé à lire sa correspondance sur son téléphone. Je pense qu’il ne m’en veut pas : ce ne sont que des échanges amicaux, professionnels, il n’avait pas de petite amie. Et me voilà en train de lire sa conversation avec un copain. Il s’agit aussi d’un autre Danylo, de 5 ans son cadet, orphelin. Mon Dania a pris soin de lui, l’a aidé à quitter Marioupol, puis à déménager en Allemagne et à s’y installer. Et ce garçon écrit à mon fils, qui vient de s’engager dans la 3ème Brigade d’assaut : « Tu es si courageux, maintenant tu vas probablement nous mépriser d’être partis, pour ne pas nous battre. Mais tu comprends, chaque personne a le droit de choisir, tout le monde ne peut pas se battre »… Et j’ai été étonnée quand j’ai lu la réponse de mon fils : « Tu sais, Dania… Tu peux choisir tes potes, ta petite amie, tu peux te marier ou non, créer ta propre famille ou pas. En fin de compte, chacun choisit de croire ou non en Dieu. Mais quand des ennemis viennent dans ta ville pour la détruire, pour tuer tes proches, il n’y a pas de choix. J’ai dû m’engager pour les protéger ».

Il m’est très difficile de lire ces lignes. (Elle pleure).

Je connais maintenant mon enfant d’une nouvelle manière. Quand je relis ses poèmes, ses essais et que je regarde ses photographies, je découvre mon fils.

– Pouvez-vous nous parler de lui ?

– Danya est né quand j’avais 40 ans. Grossesse difficile, accouchement difficile. C’était un enfant hyperactif, un vrai « moteur », vous savez. Notre voisin me l’a dit en riant : « Votre garçon a trois batteries constamment chargées ». Il ne marchait pas, il courait. Il ne faisait pas de vélo, mais la course. Il avait toujours des égratignures. Nous l’accompagnions constamment au service de chirurgie pédiatrique pour recoudre ses blessures. Il bougeait tout le temps.

Il aimait beaucoup se faire des amis. Avec son frère aîné, Ihor, ils étaient deux âmes sœurs qui se sont trouvées. Il partageait avec lui des secrets et des poèmes d’enfants. Danya était très vulnérable. Il n’aimait pas le mal.

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Quand il eut grandi un peu, Ihor et lui lisaient ensemble les œuvres de Tolkien. Et Danya a dit : « Arrête, ne continuons pas, je ne crois pas que cela puisse arriver. Les bonnes personnes doivent vivre ». Il était très inquiet et pleurait amèrement pour chaque personnage positif qui perdait sa vie dans l’histoire.

Parfois, j’ai eu l’impression qu’il ne choisissait pas bien ses amis. Puis j’ai compris que c’était sa façon d’aider les gens dont personne n’a besoin dans ce monde : les gens paumés, ceux qui n’ont pas de parents… Et quand je lis sa correspondance maintenant, je suis étonnée de voir tout le bien que mon enfant a réussi à faire au cours de sa courte vie. C’est difficile d’en parler, mais… Après sa mort, nous avons trouvé un morceau de papier écrit de sa main : « Si vous lisez ceci, cela signifie que je suis mort. S’il vous plaît, n’oubliez pas d’aider celui-ci, je vous demande de vous souvenir de cet enfant »… Certains de ceux dont il parlait étaient malades, d’autres étaient très jeunes et seuls, et il a pensé à eux même après sa mort.

Lorsqu’il a découvert que les parents de ses amis ne pouvaient pas être évacués de Marioupol et qu’ils étaient très pauvres, il a trouvé des moyens de leur transférer ses propres fonds afin qu’ils puissent acheter de la nourriture. Mais il leur demandait toujours de dire qu’il s’agissait de l’argent de leur petit-fils ou de leur petite-fille…

Je lis l’histoire de la vie de mon fils. Et elle m’étonne. Je viens sur sa tombe et je dis : « Mon fils, je ne te connaissais pas, je ne connaissais pas toute la profondeur de ton cœur, la profondeur de ta pensée, de tes œuvres, et l’amour que tu partageais avec les gens ».

Ses compagnons d’armes étaient tous plus âgés. Tous parlaient de lui comme de leur petit frère. Il a d’abord servi dans le bataillon Marioupol, puis il a rejoint la défense antiterroriste de Bakhmout. Danya était très attentif aux autres. Il pouvait appeler la femme d’un camarade de combat lorsqu’il voyait une situation difficile et lui demander d’appeler son mari, de lui parler. Il pouvait encourager ses frères d’un seul mot. Il savait toujours quand c’était l’anniversaire de quelqu’un. Les femmes militaires qui servaient avec Danya trouvaient des bouquets de fleurs sur leurs oreillers. Elles me le disent maintenant. On dit qu’il était le cœur de la compagnie.

– Et il rêvait de tenir son propre café ?

– Oui. Il avait travaillé dans un café à Boyarka, dans la région de Kyiv, alors qu’il y étudiait. Il me préparait toujours un cappuccino, le décorait d’un cœur ou d’une fleur… Et puis, de retour à Marioupol, il est aussi allé travailler comme barista. Et une fois, il m’a dit qu’il aimerait avoir son propre café à lui. Je voulais le soutenir dans ce projet, mais il n’y avait pas d’argent pour ça. C’est pourquoi il est allé travailler à l’usine pour gagner de l’argent et fonder sa propre entreprise.
Maintenant, je pense que nous allons certainement réaliser le rêve de notre Danya. Je ne peux toujours pas imaginer comment, mais ce sera un café, un endroit confortable où ceux qui ont besoin de soutien pourront se rencontrer. Des anciens combattants, ceux qui recherchent l’âme sœur… Notre fils était comme ça : il voulait serrer tout le monde dans ses bras. Je veux que son rêve se réalise.
Danya était un bon soldat. Un brave guerrier. En août 2023, lors d’une batailles, il fut blessé et son uniforme brûla. Il ne nous a rien dit de ses blessures. Il nous demandait simplement de collecter de l’argent pour de nouveaux vêtements militaires. Il aidait généralement tout le monde lui-même, et c’était le cas lorsqu’il demandait de l’aide. Et j’ai pu acheter un nouveau uniforme peu avant ce dernier assaut près d’Andriivka … Le 10 septembre, il a pris une photo dans son nouvel uniforme et nous l’a envoyée. Je garde cette photo …

Il est décédé d’une coup de feu à la tête. Sa mort, très probablement, est survenue instantanément. Je veux croire qu’il n’a rien compris. Nous avons pu récupérer le corps de notre fils seulement le 50ème jour après sa mort.

Vous savez… J’ai toujours été pacifiste, mais mon fils m’a appris, par sa vie et ses actions, que le mal doit être combattu. Je suis une personne profondément religieuse. Je ne me souviens pas quel jour c’était après la mort de Danya, je suis allé à la cathédrale Sainte-Sophie de Jytomyr, j’ai mis des bougies et j’ai prié.

Et puis… j’ai mis une bougie pour l’âme de la personne qui a tué mon fils. Je pensais que je ne pourrais jamais le faire, mais c’est arrivé involontairement. Et après l’avoir fait, j’ai ressenti un soulagement. J’ai prié pour cette âme afin que le Seigneur, si possible, lui accorde le repentir et lui pardonne. Puis j’ai acheté une autre bougie, j’ai prié pour le peuple russe, afin qu’il se repente et qu’il revienne à la raison, qu’il termine cette guerre.

Ensuite, je suis allée dans un studio photo et j’ai fait imprimer un portrait de Danya, où il sourit. Je suis rentrée chez moi et j’ai fait un don d’une très grosse somme d’argent pour acheter des fusils de précision, pour l’armée ukrainienne. J’ai dit aux ennemis, dans mes pensées : « Les gars, je prie pour vos âmes. Mais si vous ne voulez pas nous laisser tranquilles et retourner chez vous en toute bonne foi, alors je suis désolée »… Mon fils a dit au début de la guerre : nous nous défendrons. Et nous continuerons de nous défendre, comme mon fils, nous défendrons notre terre aussi longtemps que nous vivrons.

Une mer de désirs oubliés,
La mer du bout du monde,
Il y a une ville d’usines
et de fumée grise.
Le brouillard d’une vie passée
Entre les rues fantômes, vides et silencieuses,
Sans sommeil, sans sommeil…
C’est au loin
C’est une mouette dans le ciel,
Ou un rat dans les tuyaux.
J’ai l’impression de regarder à travers une cage libre
Dans l’espace lointain de la terre céleste.
Au-delà de la mer, au-delà des champs.
Et je suis toujours là.

Poème de Danylo Sytchov.