Récemment, lors d’une émission sur France 24, le général français Dominique Trinquand est intervenu: «Savez-vous en quoi l’armée ukrainienne est fondamentalement différente de l’armée russe ? – un sergent ukrainien est autorisé à prendre des initiatives – un officier, encore plus. Lorsqu’ils voient une opportunité, ils la saisissent. En revanche, dans l’armée russe, les généraux eux-mêmes doivent en permanence en référer à Moscou pour chaque décision. Les Ukrainiens, ajoute-t-il, ont emprunté cette méthode aux Américains; mais les Russes agissent toujours comme ils ont été formés, ils n’ont en rien modifié leurs habitudes.»
Acceptons la comparaison, mais il faudrait la compléter par le rapport avec la tradition historique. L’armée ukrainienne moderne est née non pas de l’héritage soviétique, mais des bataillons de volontaires de 2014, où l’initiative, l’esprit de fraternité, l’intuition et la grande motivation faisaient merveille dans des situations apparemment sans espoir. Et les bataillons de volontaires se sont inspirés des exemples de l’armée Insurrectionnelle ukrainienne, de la République populaire ukrainienne, de l’armée de la Galicie, des Cosaques de Sich, ainsi que de l’esprit de plusieurs « Maïdan», ces grandes contestations qui changeaient, à chaque fois, le cours de l’histoire. Il s’agit non seulement de la célèbre Révolution de la dignité, mais aussi de la Révolution orange, un peu oubliée, et de la Révolution sur le granit, quasiment inconnue en Occident.
Mon amie Hanna Honcharyk, malheureusement disparue aujourd’hui, a confié ses souvenirs sur la grève de la faim des étudiants en octobre 1990, à son journal intime : «Je me souviens avant tout qu’en ces jours d’octobre, tout le monde était frappé non pas par la grève de la faim elle-même, mais par la jeunesse de ses initiateurs et de ses participants. Si on cherche une analogie, on peut évoquer un épisode de l’histoire médiévale – la Croisade des enfants – qui a fait montre d’une même résolution et d’une aussi grande détermination, qui ont conduit au sacrifice collectif.»
«Certains, se sont empressés de parler de « récréation » et de « divertissement romantique ». Eh bien, excusez-moi, mes amis! Un tel «divertissement» je ne le souhaite à personne, même pas à nos ennemis. Dans le campement des tentes installées sur Maïdan, beaucoup d’entre nous ont ressenti pour la première fois la peur – pour nous-mêmes et pour les autres. La peur qui saisit lorsqu’on doit prendre une décision tranchante, définitive, qui se transforme en dernier choix.»
«Le 4 octobre, quand nous sommes arrivés sur Maïdan la deuxième fois et que j’ai retrouvé mes amis, Andriy m’a dit soudain: « La petite, cours loin d’ici. Ne te vexe pas, c’est nécessaire. » Je suis tout d’abord restée choquée et sans voix, ne comprenant pas ce qui se passait. « C’est nécessaire, la petite. Si tout va bien, je t’expliquerai tout demain ». Et le lendemain, j’ai appris que les étudiants qui faisaient la grève de la faim avaient été prévenus d’une intrusion des forces de l’ordre qui devaient venir démolir le camp le soir même. Et ils étaient prêts à tout. »
Hanna avait 16 ans à l’époque. Ses notes traduisent bien l’état d’esprit qui réapparaît dans le pays chaque fois qu’il est nécessaire de défendre le droit des Ukrainiens à leur culture, leur langue, leur identité.
L’aide des Américains et des Britanniques concernant la formation des soldats, de même que les armes occidentales, apportent sans aucun doute une aide précieuse à l’armée ukrainienne. Mais ceux qui vont au combat ce sont les hommes. La grande majorité d’entre eux ont pris les armes volontairement, certains ont rejoint les unités de défense territoriale, d’autres, les bataillons de volontaires, d’autres encore se sont engagés dans les rangs des forces armées par le biais du Bureau d’enrôlement militaire. Et derrière l’armée, il y a l’arrière-front des volontaires, les collectes pour aider l’armée et la foi de 90% des Ukrainiens qui n’ont pas seulement confiance dans le succès – ils sont inébranlables dans leur croyance en une victoire incontestable.
Les armes se fabriquent et s’achètent, mais aucune monnaie ne pourra jamais acheter la force de l’esprit de combat. Le désir de liberté, si cher aux Ukrainiens, à chaque génération, ne peut surgir de façon artificielle. Il est ou il n’est pas. À l’instar d’une grossesse ( on ne peut être à moitié enceinte), il n’existe pas à moitié.
À partir de l’expérience de nombreux débats à la télévision française, il apparaît que les experts consultés ignorent ou n’acceptent pas le fait que les Ukrainiens et les Russes ont pu vivre la Seconde Guerre mondiale de manière totalement distincte. Ce que les Russes ont l’habitude d’appeler la « Grande guerre patriotique » (dont ils se glorifient) est, pour les Ukrainiens, une horrible tragédie. Ils l’ont vécue comme le choc de deux totalitarismes, le rouge et le brun, qui ont fait saigner les terres ukrainiennes. Nos grands-pères, à l’exception de l’armée insurrectionnelle qui se battait et contre les allemands, et contre les soviétiques, ont dû combattre sous des drapeaux étrangers. Ils ont dû participer au remplacement d’un régime autoritaire par un autre, de même nature. Mais la mémoire familiale transmettait de génération en génération le même rêve de l’Indépendance. Une transmission discrète, silencieuse, secrète.
C’est pourquoi les Ukrainiens se rassemblent si facilement sur les « Maïdan », élisent et réélisent leurs présidents et, si nécessaire, prennent les armes. C’est là notre Grande guerre patriotique, nationale et existentielle. Elle se poursuit aujourd’hui.