Le secret de «La grande cave». Pourquoi Chevtchenko n’appartient pas à la culture russe ?

Culture
24 octobre 2022, 16:10

Même les titres des œuvres de Chevtchenko : « La grande cave », « La tombe déterrée », « Fête funéraire », « Gloire » ainsi que son identification avec le « kobzar », (barde itinérant, porteur de la mémoire historique – ndlr), indiquent sans équivoque son attachement à la mémoire collective ukrainienne, l’identité et la mythologie nationale. De plus, dans son œuvre il s’agit de la « grande ruine », d’une patrie « volée » et opprimée par de « mauvais voisins ». Par conséquent, l’interprétation du passé ukrainien par Chevtchenko est souvent apparue comme la plus controversée et a provoqué des conflits et des confrontations idéologiques.

La structure sociale détruite, la génération des « bâtards » de femmes ayant accouché hors mariage, des orphelins et des parents violeurs condamnent à des expériences traumatiques douloureuses et prive les gens, semble-t-il, même de l’espoir illusoire d’un meilleur avenir. Après qu’une partie de l’élite nationale fut séduite par la construction de l’empire russe, un certain groupe social a progressivement perdu les caractéristiques d’une nation, qui devrait être unie par une communauté de traditions, de mémoire, de transmission historique et d’idées. Les personnages de Chevtchenko d’ailleurs vivent dans un monde où la mémoire familiale et collective s’estompe et se perd progressivement. Il n’y a personne pour interpréter les expériences des générations d’avant, pour parler des proches qui méritent l’admiration et puissent servir d’exemple à suivre, il n’y a plus de témoignages historiques écrits. Pire que cela, l’histoire des perdants est écrite par les vainqueurs.

L’affrontement déterminant

L’éclairage historique de la ruine nationale dans le poème « La grande cave » s’effectue à travers le symbolisme de la mémoire collective. L’accent est mis sur l’incapacité à préserver cette mémoire, à la protéger des abus ou du mépris de la part des chasseurs d’ »antiquités » appartenant à d’autres peuples. Par le choix même du genre littéraire « mystère » choisi pour ce poème, l’auteur nous convainc qu’il s’agit de choses sacrées, du péché, de l’expiation et du salut promis. Et il n’y a pas de réponse simple à la question de savoir ce qu’en fait représente cette grande cave ukrainienne, qui, selon la providence divine, devrait être « déterrée » par Moscou à un moment fatidique pour l’Ukraine. Cela semble signifier une sorte de connaissance secrète ou de cognition acquise au cours d’un acte mystérieux. On appelait « La grande cave » l’église Ilyinska à Subotov, près du château de l’hetman Bohdan Khmelnytskyi, connue pour ses passages souterrains et ses cryptes. Les «archéologues noirs» espéraient y trouver des trésors dont parlaient de nombreuses légendes, mais en vain.(Bohdan Khmelnytsky était le chef des cosaques ukrainiens – ndlr).

Taras Chevtchenko

L’espace-temps de « La grande cave » ne laisse aucun doute sur le fait que la confrontation ukraino-russe est vue ici comme celle qui détermine le destin de la nation. Voire plus : l’empire, dans le contexte de l’œuvre de Chevtchenko, c’est n’importe quel empire, avec son instinct d’agression insatiable et et de volonté d’invasion, qui apparaît comme la personnification du mal absolu. Les frontières de l’univers artistique sont tracées par des toponymes devenus signes de défaite, qui sont aussi des ruines de lieux sacrés. Il n’y a aucune trace des palais de Bohdan Khmelnytsky, et à sa place, tel un symbole grotesque de dégradation, se trouve une hutte paysanne. L’église, où, selon les croyances du milieu du XIXe siècle, l’hetman a été enterré, est sur le point de s’écrouler.

La cave de la mémoire historique

Pour Chevtchenko, Bohdan Khmelnitsky est avant tout porteur d’une culpabilité tragique, car il est responsable d’une erreur de calcul politique impardonnable. Les filles innocentes sont punies du terrible devoir d’expier les péchés de ceux qui, doués de sagesse et de pouvoir, auraient dû les protéger. L’admirable sympathie de Chevtchenko pour la souffrance et les torts causés, sa volonté constante de se tenir du côté des faibles et des opprimés, a déterminé son choix d’héroïnes féminines : elles sont le moins en mesure de défendre leurs propres droits ; leurs voix et leurs histoires révèlent profondément le malheureux destin de la communauté à laquelle elles appartiennent.

Les histoires des trois oiseaux « blancs comme neige », qui survolent la terre depuis des siècles, parce que l’entrée au paradis leur est interdit, se rapportent aux défaites les plus tragiques de l’Ukraine dans la guerre avec l’empire russe. Prisya, un personnage de poème, vivait joyeusement à Subotov : elle jouait avec les enfants de l’hetman, devenue la préférée de leur père. Mais à l’heure maudite, elle a croisé sa route avec des seaux remplis d’eau : « Je ne savais pas qu’il allait à Pereyaslav pour prêter allégeance à Moscou ! » (Bohdan Kmelnytskyj s’est allié au tsar Alexis de Moscovie lors du traité signé à Pereyaslav en 1654, quoique aucune trace écrite ne subsiste de ce document – ndlr).

Ce geste s’est avéré terrible : la fille s’est empoisonnée, ainsi que toute la famille, avec cette eau, qui s’est transformée en eau morte. Le symbole est clair : l’alliance avec les Moscovites, c’est le poison et la mort. (Avant le début du XVIII siècle, il conviendrait d’appeler les Russes Moscovites – ndlr).

La deuxième ligne du sujet concerne la seule survivante du massacre de Baturyn (capitale des hetmans ukrainiens aux XVII-XVIII siècles qui fut détruite sur ordre du tsar Pierre Ier), la jeune fille a servi à boire à cheval de l’hetman qui partait pour s’allier avec le tsar russe. Elle est tombée morte sur le seuil de sa maison, « punie » pour ce geste, sans savoir qu’elle avait commis un grave « péché » : la trahison, l’intelligence involontaire avec l’ennemi. La métaphore est explicite.

Un autre symbole : la mort du bébé « encore emmailloté », qui a commis une faute innocente, mais tout aussi impardonnable : il a souri en voyant un magnifique navire doré sur le Dnipro, sur lequel se déplaçait l’impératrice russe Catherine II, la destructrice de la Sitch des cosaques zaporogues en 1775, le fief de la liberté ukrainienne (la Sitch située sur un îlot du fleuve Dnipro était le centre politique et démocratique des cosaques ukrainiens – ndlr).

Dans les trois histoires, c’est l’eau qui affaiblit et tue, et dans la dernière, il est même fatal de se trouver à sa proximité. Est-ce pour cela que Chevtchenko a choisi à plusieurs reprises l’assèchement du Dnipro comme symbole du déclin de l’Ukraine : comme si le fleuve ayant cessé d’être source de vie, le manque d’eau devenant une perte de vitalité.

Taras Chevtchenko

Lorsque des enfants qui n’ont pas encore été impliqués dans les affaires d’adultes sont punis si sévèrement, « le péché » de gouverneur de la nation, conscient de ses actes, est beaucoup plus profond. Les oiseaux blancs, non impliqués dans la société, s’opposent aux oiseaux noirs, trois corbeaux représentant l’oppression et la violence, qui ne manquaient pas dans l’histoire ukrainienne, polonaise et russe, ainsi que dans les relations des peuples slaves voisins. Les corbeaux, contrairement aux âmes vierges, opèrent dans l’espace public, qui est l’étendue du mal endémique. Ils se vantent de leurs réalisations politiques et militaires : des effusions de sang, des épidémies de peste, des exécutions, des conspirations. Le poème se concentre sur un moment spécial, qui a été prédit et attendu. Le corbeau malveillant l’a « découvert » dans certaines sources secrètes. Les âmes de jeunes filles sont arrivées pour regarder les fouilles du château de Khmelnytsky, car elles espéraient enfin la libération :

Dieu a dit à Pierre : « Alors tu les feras entrer au paradis, quand le Moscovite s’empare de tout, quand il découvre la grande cave. »

La première condition semble remplie. Moscou a tout pris : elle a détruit la souveraineté de l’État, a bafoué les droits de la noblesse et des cosaques, a liquidé la Sitch, bastion des défenseurs de l’Ukraine et a réduit en esclavage les paysans libres. Elle s’approprie successivement le passé, l’histoire et les atouts culturels de son voisin. En même temps, alors que « Les russes, qui étaient jaloux ont tout dérobé. Ils déterrent déjà les tombes, et ils cherchent de l’argent », la deuxième condition de la prophétie n’a pas été remplie. Les fouilles à Subotov n’ont pas aidé les filles prises en otage, et la porte du paradis ne s’est pas ouverte :

Moscou a découvert une petite cave à Subotov ! Mais elle n’a pas encore trouvé la grande cave.

Pour une raison quelconque, les connaisseurs des œuvres de Chevtchenko ont souvent interprété la métaphore de La grande cave comme une métaphore de la liberté emprisonnée. Mais le concept même de liberté chez Chevtchenko est complexe et ambigu. La liberté dans une prison souterraine est une combinaison incongrue, une négation du concept même de liberté. L’indice le plus évident pour interpréter le final de « La grande cave » peut être le poème « La cave déterrée » écrit en octobre 1843.

Il contient également des accusations contre Khmelnytsky, le « fils bête », formulées (et cela renforce leur caractère absolu et irréfutable) par la mère Ukraine elle-même :

Oh, Bohdan, Bohdanochko ! Si j’avais su, je t’aurais étouffé dans le berceau, je t’aurais endormi sous mon cœur.

La tombe est un lieu des plus importants de la mémoire. Pour Chevtchenko, c’est presque toujours un lieu traumatisant, qui ne rappelle pas la gloire, la grandeur et les réalisations passées, mais les pertes, les cicatrices et les défaites. En déterrant les sépultures, le colonisateur moscovite se moque à la fois de la morale et de la mémoire, viole les tabous civilisationnels fondamentaux. C’est un voleur qui cherche « ce qui n’est pas à lui ». Mais il y a quelque chose qui n’arrive pas entre les mains d’un voleur. Cet objet caché attend celui qui a le droit légal de le posséder, il lui viendra au moment opportun :

Creusés par quatre côtés, Une tombe déterrée. Que cherchaient-ils là-bas ? Qu’est-ce que les vieux parents y ont enterré ?

Il n’y a guère de rapport au mot « liberté » : il serait mal associé à la conservation dans une cave profonde. Puisque les ancêtres voulaient probablement avoir un moyen de sauver le savoir et les souvenirs de la destruction et de l’oubli, la grande cave devrait symboliser le dépositaire de la mémoire collective de la nation, la seule archive qui n’ait pas été appropriée ou réarrangée par les conquérants et les maîtres de l’époque. Dans la société asservie, les prédécesseurs ne pouvaient pas laisser une histoire écrite faisant autorité, mais la mémoire collective était formée d’une manière ou d’une autre par leurs actions et leurs idées.

La viabilité de tels souvenirs et leur transmission est confirmée par le fait qu’ils déterminent les points de référence et leur propre contexte. Ils permettent de s’opposer à l’historiographie impériale. Chevtchenko y revient encore et encore. Dans « La grande cave », ceux qui « ont lu Karamzin » (un historien officiel de la Russie tsariste – ndlr), sont mentionnés avec mépris. Dans la comédie « Le rêve » une seule ligne change toute la vision historique des relations entre les deux peuples et révèle l’essence même de la politique de colonisation impériale. La personnification de la grandeur de l’État est vue par l’Ukrainien comme quelque chose d’inférieur, en particulier dans la dimension artistique et esthétique : quelqu’un « … sur un cheval est assis, tout mou, // On dirait sans manteau, // Et sans chapeau. » Le renversement de l’image devient un moyen de déconstruire le sens. La dépréciation et la suppression du halo dans la description est complétée par une explication verbale. Lorsque le héros lyrique lit l’inscription sur le piédestal, il la « traduit », l’introduisant dans le contexte ukrainien :

Alors je lis, Ce qui est martelé sur le rocher : Au Premier, de la part de la Seconde Quel miracle elle a édifié ! Maintenant je sais : Il s’agit du premier à crucifier Notre Ukraine, et de la seconde à achever la Veuve et l’orphelin.

Une telle démarcation ne permet pas de parler de réconciliation et d’unanimité des évaluations historiques ukrainiennes et russes.

La mémoire et l’identité sont précisément les dernières choses que Moscou pourra enlever. C’est à ce moment que la deuxième condition de la volonté de Dieu dans le poème « La grande cave » se réalise. Après que les conquérants ont « tout pris », enlevé, pour ainsi dire, tous les acquis culturels, il ne restait que les fondations, ce qu’il y a de plus profond dans la terre et dans le sol. Cette fondation mémorielle symbolique d’une grande cave, des souvenirs et des transmissions ne peuvent pas être appropriés ni exportés.

Psychanalyse du traumatisme national

La perte de la mémoire et de l’identité collective signifie la disparition de la nation. Mais dans l’intrigue de « La grande cave », il y a une autre partie, liée non pas au passé ni au présent, mais au futur. Cet événement, – et il est absolument nécessaire dans l’intrigue de l’histoire en tant que telle, – est la naissance d’un sauveur et la promesse d’expiation pour les anciens péchés, ainsi que le renouvellement et la gloire futurs. La nuit fatidique, à l’heure des signes célestes et des phénomènes magiques (quand « Au-dessus de Kyiv // Un balai s’étendit, // Et sur le Dnipro et sur Tyasmin // La terre trembla. // Entends-tu ? // La montagne au-dessus de Tchygryn gémit. // Oh! Rit et sanglote // Toute l’Ukraine! »), des jumeaux sont nés. Kyiv apparaît comme le centre du monde ukrainien, la cité de Dieu, comme toujours chez Taras Chevtchenko, et Tchygyryn symbolise à la fois la gloire cosaque et la tragédie de la perte. (Tchyhyryne était un quartier d’hiver fortifié des cosaques ensuite transféré à Batouryn – ndlr)

Taras Chevtchenko

Le motif des jumeaux, l’inévitable séparation et le choix obligé entre le bien et le mal, la confrontation des guerriers de la lumière et de ceux des ténèbres, ces sujets sont détaillés à travers une prophétie sur les actions futures des frères. Le corbeau averti appela ses compagnons pour tenter de s’opposer au plan de Dieu :

Des jumeaux vont naître ce soir en Ukraine. L’un va, comme Gonta, torturer les bourreaux ! Le second va… c’est le nôtre ! – aider les bourreaux.(Il s’agit d’Ivan Gonta, l’un des dirigeants de la «koliivshchena», rébellion armée de cosaques et de paysans ukrainiens – ndlr)

Et quand ce Gonta va grandir, il « …va dissoudre la vérité et la liberté // partout en Ukraine ». Les corbeaux comptent acheter un homme juste avec de l’or ou lui « tordre les mains » pour faire renoncer à combat, ayant de nombreux précédents devant les yeux qui se sont déjà produits avec des leaders ukrainiens dans le passé. Mais le plus sage d’entre eux sait que cette fois ni la corruption ni la punition n’arrêteront le libérateur, il doit donc être « enterré au plus vite pendant que le peuple est aveuglé ». C’est ainsi que Chevtchenko introduit le motif du massacre des innocents par le roi Hérode et le sauvetage miraculeux d’un enfant extraordinaire, ainsi qu’une indication sur la faisabilité de la mission du nouveau Gonta.

Dans « La grande cave », Chevtchenko fait ni plus ni moins métaphoriquement parlant la psychanalyse de la psyché nationale traumatisée et diagnostique les maladies de l’âme collective. Après avoir rappelé toutes les défaites les plus honteuses de la confrontation russo-ukrainienne, refoulées de la mémoire collective, ayant résumé l’expérience douloureuse et morbide, atteignant les profondeurs de l’inconscient collectif, l’écrivain a le courage de mettre sa nation face aux défis de la réalité, la poussant hors de la captivité berçante (ou rêve fantasque malsain, ou délire éveillé) des illusions et des fantasmes. Un tel diagnostic de la maladie est une condition préalable nécessaire à la guérison.

Dans la psychanalyse des traumatismes collectifs, les « Rêves » de Chevtchenko jouent un rôle important : la logique fantaisiste des rêves permet de changer la perspective de la vision, de démêler et d’enregistrer ce que la conscience rationnelle ne peut capter. Les trois textes offrent au lecteur une perspective temporelle, une comparaison du présent avec le passé ou le futur.

Le plus intéressant à cet égard est « Rêves » (« Mes montagnes sont hautes »), où les espaces-temps réels et mythologiques se superposent. Le temps présent, quand, selon le sujet, le poète voit une apparition prophétique, est le moment où il assure son service dans la forteresse d’Orsk, l’une des périodes les plus difficiles de sa vie. (Durant son exil, Chevtchenko servit à Orsk dans l’Oural et dut écrire et peindre en cachette, ndt). Il ne peut quitter la caserne effrayante que dans la pensée, et la situation elle-même incite à tirer des conclusions sur la vie et à rechercher des réponses définitives à des questions fondamentales. Le héros lyrique observe l’Ukraine depuis la hauteur, d’un point qui déjà dans les premières lignes du poème est défini plutôt comme espace mythologique que géographique :

Mes montagnes sont hautes, Pas si hautes en vrai, Mais belles, belles, Bleues de loin.

Par conséquent, elles n’attirent pas par leur beauté exotique («pas si hautes»), mais plutôt en tant que centre du monde ukrainien, d’où l’on peut voir de nombreux sanctuaires nationaux, signes d’ancienne grandeur. Tout un récit historique est en train de se construire. D’ailleurs, la mention de la vue depuis « Le vieux Pereyaslav // De la tombe de Vyblai, encore plus ancienne » relie l’héritage princier de Kyiv à cette histoire. Ensuite, il voit « l’ancien monastère », « l’ancien Monastyryshche, // Autrefois un village cosaque », Trakhtemyriv – « Et toute la région des cosaques autour ». « Toute la région de Hetman » ne peut être aperçue que dans un rêve, même avec des détails historiques importants : sous le soleil du soir, « La cathédrale de Mazepin brille, devient blanche // La tombe du père Bohdan rêve, // Les saules de la route de Kyiv sont penchés // En couvrant les anciennes tombes. » Ainsi, le regard du héros lyrique couvre, comme s’il l’incluait dans un cadre symbolique, les témoins les plus importants des luttes ukrainiennes, comme si la tombe d’un grand homme d’État et la cathédrale construite par un autre, étaient apparues ensemble dans une exposition muséale. Revenir au présent, au contraire, le plonge dans un désespoir sans limite :

L’église cosaque est petite et se dresse avec une croix inclinée. Elle attend en vain le cosaque pour la réparer. L’antique gloire est passée, peut-être pour toujours : N’attendez pas cette gloire ! Ton peuple a été volé, Et les maîtres rusés… ils ont rien à faire de la grande gloire des cosaques!

Selon Chevtchenko, par conséquent, un peuple sans État ne pourra préserver sa mémoire collective lorsque l’ »on dépossède ses gens », c’est-à-dire qu’on les prive d’institutions qui travaillent avec la mémoire. En peu de temps, comme dans les fouilles de Subotov, il ne reste que des musiciens estropiés « tordus, aveugles et bossus » aux instruments désaccordés.

Surmonter les blessures. Grâce à la poésie de Chevtchenko, les Ukrainiens ont réussi à restaurer leur identité nationale, toujours d’actualité aujourd’hui

L’ »Insatiabilité » est une fois de plus décrite comme le plus grand péché et caractéristique essentielle de l’empire russe : « Tout, tout a été emporté par les insatiables!… ». C’est dans ce rêve sur « mes hautes montagnes » que se trouve peut-être le défi le plus téméraire et le plus sacrificiel de Chevtchenko :

Je l’aime tellement, j’aime tellement ma pauvre Ukraine, que je maudirai le Dieu saint, je perdrai mon âme pour elle !

Ensuite, semble-t-il, le rêve lève pour le héros lyrique, très proche du poète lui-même, le voile sur son propre avenir. Une cabane solitaire sur la haute rive droite près de Trakhtemyriv (petit village dans la région de Tcherkassy au centre de l’Ukraine au bord du fleuve Dnipro, ndt) est peut-être l’incarnation du rêve du poète de retour dans sa patrie, d’une vie tranquille et d’une réconciliation avec le monde. « Près de la maison il y a un vieillard aux cheveux gris » et ses souvenirs s’entremêlent avec sa propre vie. Dans les dernières lignes, le rêveur semble une fois de plus sortir du cadre du sujet et de l’espace mythologique où tout est accessible au regard percutant (ou à la conscience). De sa sombre prison, il remercie Dieu pour l’espérance et croit en sa grâce, pour un retour dans les monts de Trakhtemyriv :

J’ai fait un tel rêve dans un pays étranger ! Comme si j’étais à nouveau libre, Né dans ce monde.

Le grand-père aux cheveux gris joue le rôle du gardien de la mémoire et de la transmission de l’ancienne grandeur du pays si aimé. A proximité se trouvent Kaniv (c’est là que repose le poète décédé en 1861, ndt) et la montagne Tchernetcha (près de Kaniv, ndt) donc un autre sanctuaire rejoindra plus tard ceux cités dans « Le Rêve ».

Révision du récit

Chevtchenko était destiné à être le poète des gens qui n’avaient pas de réponse à la question la plus simple : « Qui es-tu ? ». Beaucoup de contemporains du Kobzar (titre de son célèbre recueil de poèmes et qui est décerné à Chevtchenko en personne, ndt) ne pouvaient ou ne voulaient pas s’identifier en tant qu’Ukrainiens, accepter un nom qui unifierait la communauté et la distinguerait des autres, la séparerait de ses voisins. « Le poème-message » est devenu un appel à travailler en vue de l’acquisition de l’identité et de l’unification nationale. Ne sachant pas qui ils étaient, les représentants de l’élite se contentaient plutôt des définitions forgées par autrui.

La sagesse (« Si vous avez étudié comme vous l’auriez dû // Alors la sagesse serait la vôtre »), semble-t-il, ne peut pas être simplement empruntée, acquise uniquement à partir d’échantillons et de modèles existants : elle doit être construite par soi-même, en tenant compte de ses propres besoins et priorités. Les professeurs étrangers, ces « Allemands » omniprésents (« Terres allemandes, pas terres étrangères » dans la géographie métaphorique de Chevtchenko sont souvent perçus comme frontalières de l’Ukraine, bien que ses contemporains se rendaient plus souvent pour « faire des études » à Moscou et à Saint-Pétersbourg qu’à Berlin) inventent des théories sur l’origine de telle ou telle ethnie en fonction de leurs propres intérêts. Le peuple « sans caractéristiques », privé du droit à l’autodétermination, ne peut qu’être d’accord avec n’importe quelles chimères : « mongols » – alors « mongols », « slaves » – alors « slaves ». De plus, tous les colonisateurs interdisent à leurs colonisés de raconter leur propre histoire.

Taras Chevtchenko

Dans le contexte de la perte non seulement de l’État, mais aussi de l’identité, la déclaration catastrophique adressée aux « morts, aux vivants et aux enfants à naître » – « il n’y a pas d’Ukraine dans ce monde » doit être comprise non pas métaphoriquement, mais littéralement. Cette déclaration est suivie d’une vision apocalyptique du jugement à venir pour les péchés non pardonnés, lorsque « les rivières de sang couleront dans la mer bleue ». Afin d’éviter les représailles et de diriger le cours de l’histoire, il faut d’abord retrouver son nom, sa mémoire et sa dignité d’autodétermination perdus. La rhétorique cosaquophile du genre « Ces pauvres Romains ! // N’importe quoi, pas des Brutus ! // C’est nous qui avons des Brutus ! » est une indication infaillible d’un complexe d’infériorité. Elle n’a jamais convaincu personne. Même s’il ne faut pas l’oublier, sous diverses variantes, elle s’est fixée dans le discours national presque jusqu’à la fin du XXeme siècle. Taras Chevtchenko propose une révision décisive du récit historique ukrainien :

Regardez bien,
Relisez cette gloire. Mais lisez mot à mot, Ne manquez même pas les titres, Ni les virgules, Triez tout… et puis demandez-vous : qui sommes-nous ? Les fils de qui ? De quels parents ? Pourquoi sont-ils enchaînés? Par qui?

Autrement dit, ce n’est qu’après avoir surmonté l’amnésie historique qu’il est possible de commencer à chercher une réponse à la salvatrice question « Qui sommes-nous ? (la version précédente de « Qui es-tu ? » s’adressait à une unité, une personne, et maintenant, et c’est important, elle s’adresse à toute la communauté) sans allusions d’inconnus pas toujours bienveillants. Dans le passé, il y avait beaucoup de vérités inconfortables et amères sur les causes du déclin national :

Les esclaves, les marchepieds, la boue de Moscou, les ordures de Varsovie sont vos maîtres, les Grands Hetmans.

Mais comment vivre avec une telle anamnèse ? Le mot « gloire » est utilisé huit fois dans le texte. D’ailleurs, dans les deux sens antonymes : il s’agit de la gloire et de l’infamie et la honte. Ce message est appelé apostolique pour une raison. Chevtchenko ne croit pas à la continuité de l’identité, qui repose sur un vain embellissement du passé national.

Les traîtres et les transfuges ne manquaient pas, mais il y avait aussi les héros et les martyrs. Le concept du martyre devient la pierre angulaire de la foi. Pour la réaffirmer, il faut lire et réévaluer « tous les mensonges », tous les jugements. Selon Chevtchenko, les lieux de mémoire, d’abord les tombes de la steppe, sont les preuves les plus fiables: « … pour que // De hautes tombes soient ouvertes // Devant vos yeux, // Pour que vous questionniez // Les martyrs : qui sont-ils, quand, // Pour quoi ils ont été crucifiés ! ». Ce sont les défaites plus que les victoires qui définiront qui nous sommes et ce que nous voulons.

Les espoirs de la gloire n’ont pas disparu, mais elle doit être ravivée et nettoyée des mensonges. Une mémoire collective renouvelée unira à nouveau la nation :

Et la honteuse Vieille Heure sera oubliée, Et la bonne gloire prendra vie, la Gloire de l’Ukraine.

Le poète a aidé les Ukrainiens à surmonter le douloureux syndrome traumatique, la malédiction de l’esclavage et de la passivité. Panteleimon Kulish, un grand écrivain ukrainien de XIXème siècle, a défini un jour Chevtchenko comme notre premier historien, à qui les secrets du passé ont été révélés. C’est Taras Chevtchenko qui a réussi à moderniser et à harmoniser, avec l’esprit de son temps, la mémoire collective qui a uni la nation.