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[post_content] => Lyudmyla Starytska-Tchernyakhivska dans le modernisme ukrainien et le Mouvement de libération nationale Lyudmyla Starytska-Tchernyakhivska a été impliquée dans de nombreux tournants et événements fatidiques de l'histoire ukrainienne. Elle a été élevée dans l'environnement de la Vieille Communauté de Kyiv (une organisation de l'intelligentsia ukrainienne, engagée dans des activités sociales, culturelles et éducatives, elle y fut active de 1859 à 1876 - ndrl), comme la fille d'un éminent écrivain. Ce n'est pas pour rien que presque toutes les intrigues de ses drames racontent l’histoire du combat politique de notre élite nationale. Elle a pris une part active aux groupes culturels et politiques de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, en particulier dans le cercle "Pleïada", la Société des Progressistes ukrainiens, a collaboré au journal "Rada" et au "Journal littéraire et scientifique". En 1917 elle est élue à la Rada centrale (le Parlement ukrainien).
Lyudmyla Starytska-Tchernyakhivska[/caption] Voici Kardashivka, le domaine de Starytskyi à Podilia : "Et tout est à moi, et le soleil, et le jour, et le jardin, et le parc, l'écurie où il y a tant de chevaux et notre cocher bien-aimé Ohrim, qui nous mettra sur un cheval et nous laissera diriger les chevaux, et le chariot pour moi et ma sœur, et surtout, un chenil où il y a tant d'amis : les chiens de chasse respectables, noirs, aux pattes jaunes, les pointers vifs et une tendre et douсe setter Visla avec des petits chiots, tellement beaux et réconfortants. Tout est à moi… Mais je suis assise à la table, clouée à la chaise, comme Prométhée à son rocher. Il y a des livres sur la chaise en-dessous de moi, parce que je suis toute petite. Je me suis penchée sur le cahier en deux lignes et je trace soigneusement les lettres. Et il y avait de nombreux spectacles, festivals de musique pour enfants, la participation aux hommage de Taras Chevtchenko (immense poète national ukrainien- ndlr). Et encore, Mykola Lysenko exigeait des performances impeccables des petits artistes. Une très jeune fille a même dû parler à la police quand les Starytsky ont été soupçonnés d'être impliqués dans une tentative d'attentat. Les policiers sont venus procéder à une fouille dans sa famille. C'est pendant son enfance que la formation du théâtre professionnel ukrainien a eu lieu. Les premières représentations sont devenues de véritables manifestations nationales. Starytska a laissé les souvenirs étonnamment attentifs aux détails et aux humeurs des premières représentations de la troupe de Mykola Sadovskyi et Mark Kropyvnytskyi à Kyiv. « A l'époque le théâtre Bergognier avait encore un passage étroit ; à droite était la caisse enregistreuse ; les gens se rassemblaient autour de sa fenêtre, prenant les derniers billets, et ceux qui en avaient déjà, se bousculant, se hâtaient de monter l'escalier. Puis la porte a claqué, et nous nous sommes finalement retrouvés dans le couloir du premier étage, et immédiatement cet air théâtral spécifique a soufflé sur nous, ce qui, d'une manière ou d'une autre, met agréablement les nerfs à l'épreuve : la chaleur… l'odeur de la poudre, de l'encens et de la lumière au gaz. Les gens se rassemblent dans le couloir… Il y a le couloir étroit, un vieux parquet usé, les petites portes de boîtes avec des lettres et des chiffres noirs, les klaxons à gaz et les affiches blanches sur les murs. C`est une ancienne image de vieux théâtres".
Lyudmyla Starytska-Tchernyakhivska[/caption] Ma camarade ! Qui sait s'il sera bientôt nécessaire de mener à nouveau des conversations passionnées. Tant que le cœur bat encore en souvenir d'eux, j'écrirai mes tristes pensées pour que vous vous en souveniez. Ces souvenirs vous rappelleront les anciennes disputes passionnées sur le statut d'esclave-subordonnée de l'Ukraine, sur la nécessité du travail et de la lutte. Je ne regrette pas que cela vous rappelle une impulsion de haine féroce. Seul celui qui n'a jamais aimé personne ne connaît pas la haine ! Ces femmes sont prêtes à prendre l’épée pour se battre. Le mot "chevalière" dans ce contexte agit comme un féminin à part entière aux côtés du concept de "chevalier". Lyudmila Starytska est devenue un auteur de l'almanach "La première couronne", elle a écrit plusieurs textes presque programmatiques sur la "question féminine" si populaire à cette époque. Dans "Мes rêves", la protagoniste se rebelle contre son statut inférieur et cherche des exemples dans le passé pour comprendre comment changer ce monde. Tous ses jeunes rêves sont brisés par l'affirmation "tu es une femme et ton chemin dans le monde est étroit", car tu es "une créature sans valeur et fragile". Et vous ne pouvez qu'incliner humblement la tête devant la haute porte du temple de la science, mais vous n'avez pas le droit de franchir ce seuil. Soit dit en passant, cette image d'une porte fermée, d'une porte imprenable, d'un mur, d'une porte verrouillée était souvent utilisée par les femmes écrivains pour décrire leur position dans une culture patriarcale. On retrouve des motifs similaires chez Lessia Ukraïnka et Virginia Woolf. Un mythe romantique de la réussite féminine est en train de se créer et les secrets de l'histoire se dévoilent. Les martyres chrétiennes meurent sans renoncer à leur foi fervente. De braves femmes germaniques se jettent sur les lances des légionnaires romains. Les femmes ukrainiennes sacrifient leur vie pour défendre la forteresse assiégée de Busha. (Il s'agit de l'épisode historique de l'époque de Khmelnytskyi, la bataille héroïque pour la ville de Podilsk est une allusion au roman dramatique de Mykhailo Starytskyi "La défense de Busha".) Les femmes doivent se réveiller de leur éternel silence et réaliser leurs rêves dans le vaste monde. Ce premier texte de Lyudmyla Starytska est stylistiquement similaire aux énoncés de programme de l'almanach "La première couronne". Les appels aux femmes à lutter contre leur secondarité et leur infériorité, les rappels du devoir civique. Le drame "Sappho" de Lyudmyla est l'histoire d'une femme exceptionnelle qui acquiert une renommée et une reconnaissance dans le grand monde, mais qui s'avère faible pour rester au sommet. Sappho a enchanté toute la Grèce par son chant, elle est ceinte d'une couronne de lauréate ; même le glorieux Alcaeus cassa sa lyre, car "... après Sappho // Personne n'ose toucher aux cordes d'argent". À sa grande surprise, "cette créature faible, cette fille a vaincu les hommes". C'est sans doutes la première fois qu'une femme devenait l'égale des hommes les plus glorieux. Cependant, Sappho remercie sa muse, qu'elle appelle son amie sans grande révérence, uniquement pour avoir aidé à émouvoir jusqu'aux larmes le seul et unique auditeur et admirateur, Phaon. Et la lauréate, couronnée de lauriers, ne prie pas le souverain du Parnasse, mais Aphrodite, suppliant la déesse de l'amour de lui donner le charme qui gagnera le cœur de son amant. Sappho espère séduire son homme avec les cadeaux que les hommes éminents ont toujours apportés aux femmes : A tes pieds je déposerai la gloire et l'immortalité avec une joie caressante. Mais alors le jeune homme devrait être fier des réalisations de sa femme, pas des siennes. Il est peu probable qu'il soit satisfait du statut de mari de la lauréate. Cette femme jouissait du respect dans une société patriarcale, brillant non pas avec sa propre lumière, mais avec la lumière réfléchie. Pour un représentant du sexe fort, un tel rôle passif est plutôt humiliant et pitoyable, car il lui est donné de gagner et d'acquérir. Phaon n'a pas besoin d'une telle perversité, dans sa hiérarchie des valeurs, il veut le bonheur tranquille avec une femme ordinaire. Sappho est prête à un moment donné à renoncer à sa renommée pour l'amour : Et je changerai volontiers les lauriers froids en la chaude fleur de la couronne de mariage ! Dans le système de valeurs romantique (et Lyudmila Starytska utilise une rhétorique expressivement romantique) pour un poète masculin, un tel échange d'une couronne de laurier contre un mariage serait plutôt honteux, serait une preuve d'humiliation et de manque d'autosuffisance. Trahir la déesse-muse pour le bien d'une femme terrestre, enterrer son don de Dieu dans le sol, c'est un signe de faiblesse, pas de force. Juste à l'ère du modernisme les notions mêmes d'une muse pour une femme auteur deviennent le sujet d'une réflexion approfondie et d'une révision intrépide. Dans la relation de ces belles déesses, sources d'inspiration du Parnasse avec leurs élus, il y a toujours une certaine connotation érotique, car la muse apparaît sous l'image d'une belle femme prête à servir de manière chevaleresque son poète. Alors comment l'auteur du même sexe doit-il appeler la muse, comment la relation entre les deux femmes doivent - elle se construire ? D'ailleurs, déjà à la fin du XIXe siècle, les féministes radicales appelaient à abandonner complètement cette créature fantasque et, disaient-elles, pas trop nécessaire. Mais il est clair qu'il ne sera pas possible "d'annuler" de tels symboles de base en raison d'une contrainte idéologique. Après tout, des femmes écrivains et des artistes exceptionnelles ont donné bon nombre de leurs propres réponses individuelles aux questions sur les sources de leur inspiration. Lessia Ukraïnka, par exemple, dans le poème "Comme j'aime ces heures de travail" introduit l'image de Perelesnyk (créature démoniaque incarnée dans le corps d’un être aimé trépassé - ndlr) comme quelqu'un qui : ... se penche vers moi Et prononce des paroles magiques. Sappho dans le drame de Lyudmyla Starytska-Tchernyakhivska appelle la muse une amie. Cependant, ses prières ne sont pas adressées au patron des muses, Apollon, mais à Aphrodite. Au moment du désespoir, la chanteuse veut complètement fracasser la lyre contre une pierre. Mais elle n'abaisse pas l'instrument levé pour frapper, mais le "tient contre son cœur", en tenant compte d'une autre perspective. Comme elle le pense elle-même, elle a observé sa propre situation non pas d'un point de vue traditionnellement féminin, mais d'un regard masculin, et alors tout lui a semblé un "сaprice" et une" blague": "Et je plonge dans l'oublie à cause de caprices ? // Et toutes mes pensées retourneront au néant ?". La poétesse traverse le moment précis du changement d'identité de genre et d'attitude axiologique. Tais-toi, femme dans l'âme ! Allez ! Entends-tu! Je veux être un homme fort ! Lève-toi, Sappho ! Des lauriers t'attendent et un magnifique chemin du Parnasse à l'Olympe... Les élus des dieux "n'ont pas de liberté" pour échanger "son drapeau contre un petit sentiment". Sappho comprend qu'elle n'est pas capable de faire un choix définitif et de renoncer à l'amour au nom de la créativité. Elle se jette de la falaise dans la mer, accablée de honte et de désespoir, parce qu'elle a déshonoré le don de Dieu.
Starytska-Chernyakhivska avec sa fille Veronika et sa nièce Iryna Steshenko. A droite - Feodora (la nounou de Veronika)[/caption] Le seul choix pour une femme est de renoncer à cet espace étroit pour le vaste monde et la liberté personnelle. Cependant, la « volonté » dans ce texte est encore décrite de manière assez abstraite. Chez elle, le personnage principal de "Ailes", l'écrivain Lina, n'a pas, pour reprendre l'expression de Virginia Woolf, son propre espace, un lieu inaccessible aux futilités du quotidien. Remplir un carnet de recettes culinaires semble à beaucoup de ses amis être une affaire plus importante que de noter leurs propres observations de la réalité. Starytska-Tchernyakhivska critique vivement le modèle traditionnel de la famille, la répartition des rôles et des responsabilités entre hommes et femmes. De plus, le problème réside principalement dans les idées stéréotypées sur la dignité masculine. Contrairement à la prose primitive, le drame ne concerne plus le sacrifice féminin et la modeste volonté de soutenir un homme. L'accent n'est pas tant mis sur la nécessité de renouveler la structure familiale elle-même et de dépasser les préjugés psychologiques, que sur le rôle particulier de l'"homme nouveau", un "vrai" homme aux vues similaires qui assumerait volontairement et avec abnégation une partie des responsabilités familiales, principalement l'éducation des enfants. L'abnégation de quelqu'un est inévitable, car "c'est difficile à deux de s'accrocher aux sommets". Pour ne pas tomber de la montagne conquise, l'entraide et la parité sont nécessaires. Il s'agit principalement des obligations maternelles et paternelles. D'une part, l'héroïne de "Ailes" remarque : "Napoléon ferait-il beaucoup s'il était assis douze mois à côté d'un berceau ?", et d'autre part elle estime que "la maternité fait d'une femme une esclave, une esclave de son propre cœur". C'est précisément dans la littérature du début du modernisme que la question de cette collision de l'expérience maternelle est venu au débat, pour déconstruire les mythes de la maternité comme unique but de la femme. Bien que la glorification et la poétisation de la maternité soient l'un des motifs dominants de la littérature classique et moderne, l'expérience psychologique de la maternité, les spécificités des relations réelles dans la famille, les relations complexes d'autoritarisme et de soumission, de désir et de frustration, d'amour pour les enfants et la nécessité de les sacrifier, tout cela a rarement suscité l'intérêt littéraire, surtout en ce qui concerne les spécificités des collisions psychologiques. L'envie de travailler hors du foyer, de se réaliser dans le domaine professionnel a immédiatement conduit à la nécessité de renoncer au moins partiellement aux fonctions maternelles habituelles. Lyudmila Starytska est l'une des premières femmes auteurs ukrainiennes qui aborde ces conflits aigus et insolubles (dans la structure de la famille patriarcale et de la communauté patriarcale). En particulier, le choix entre vocation artistique, le service à la muse et les devoirs civiques. En fait un choix entre modernisme et service au peuple, s'avère très difficile. Les rassemblements et les conférences "pour les travailleurs" détournent également l'artiste du service à son talent (le problème, compte tenu des réalités ukrainiennes de l'époque) est très complexe. Opposant deux types de femmes telles Aspasie et Pénélope (la première, épouse érudite de Périclès et la seconde, épouse d’Ulysse - ndlr) dans le drame "Ailes", l'auteur reconnaît qu'une femme douée a plus de droits qu'une femme moyenne : "Une femme qui a du talent ne doit pas se lier au mariage, elle doit rester une femme libre comme Aspasie, ne dépendant de personne, seulement de son talent. /…/ Et malheur à cette femme qui échange son talent contre les plaisirs de la vie de famille." (Cette exigence pour une femme talentueuse ne s'appliquait bien sûr pas à la position d'un mari-écrivain doué, sa femme était plutôt censée promouvoir sa créativité.) Lina est tentée par le sort d'une femme moyenne qui prend plaisir au confort familial. Mais bientôt elle renonce à l'intérieur du nid de sa maison de poupée, usant de la rhétorique du service civique : "Allons-y, mon enfant, allons-y seuls, ensemble, sans aide, je te protégerai, je te défendrai. Seulement toi et eux, ceux dérobées qui ne voient pas le soleil, je donnerai ma vie. Passons de cette maison chaleureuse à l'espace froid de la vie ! Que la pluie nous bat, que le vent nous emporte, que le cœur se fige dans la poitrine, allons-y, mon enfant, nous resterons propres et forts et porterons la vérité dans la vie!". Mais cette belle récitation (la fausseté du ton est particulièrement prononcée par rapport, par exemple, à "Orpheus Miracle" de Lessia Ukraïnka, qui possède un thème similaire, où la responsabilité de la communauté envers l'artiste est soulignée ; il ne devrait pas " être comme une esclave pour nous », car même les dieux puniront pour cela) ne supprime pas la question de l'aménagement d'un espace où une femme, une jeune mère, du moins une femme exceptionnelle, pourrait se réaliser. Parce qu'il est peu probable que l'environnement inhabité froid et inconfortable (décrit ici dans des tons romantiquement sublimes) soit toujours plus favorable à sa réussite en écriture, surtout si elle est avec un bébé dans les bras. De plus, le "nid" familial possède également une collection de livres, et le confort d'un bureau n'est pas non plus superflu pour la lecture. Après tout, le gaspillage et la mort du talent dans la lutte contre une communauté indifférente et léthargique, contre les malheurs de la vie et les épreuves quotidiennes ont été discutés plus d'une fois à l'ère moderniste. Une sorte de remarque au monologue final pathétique de l'héroïne de "Ailes" pourrait être, par exemple, l'histoire de Richard Iron dans le drame "Dans la forêt" de Lessia Ukraïnka. La collision entre la lutte pour la libération nationale et la libération des femmes dans la société coloniale est toujours très difficile et douloureuse. Parce que les droits de toute la nation semblent plus importants que les droits de sa "partie". Il n'y a pas moyen de construire un système démocratique sans tenir compte des intérêts de tous les groupes. Au début du XXe siècle les organisations féminines, tant transdnistriennes que galiciennes (l'Ouest de l'Ukraine - ndlr) se chargent avec enthousiasme de tâches publiques urgentes. Elles ne s'opposaient en aucune façon à la liberté de la nation et à la libération des femmes, de plus, elles ont essayé de se tenir à côté des hommes, de prendre en charge certains devoirs et tâches.
Starytska-Chernyakhivska avec son mari Oleksandr et sa fille Veronika. Kyiv, 1925[/caption] Les concepts scientifiques de Hruchevskyi ont fortement influencé la formation de sa conscience historique. Dans les années qui ont précédé la révolution nationale, l'idéologie étatiste s'est développée dans cet environnement, le passé ukrainien a été repensé, les évaluations et les jugements impériaux ont été déconstruits et sapés. Travaillant sur des drames historiques, Lyudmila Starytska-Tchernyakhivska choisit ses héros parmi les représentants de l'élite ukrainienne qui ont le plus fait pour la résistance antirusse. Même les thèmes et les titres de ses pièces sont "Hetman Dorochenko", "Ivan Mazepa", "La miséricorde de Dieu" (sur l’hetman Danylo Apostol et l'Académie Kyiv-Mohyla), "Une soirée silencieuse" (sur Taras Chevtchenko et la Fraternité Cyrille et Méthode) témoignent du désir d'écrire une histoire de la confrontation politique et culturelle avec l'empire et de la formation d'une nation moderne. Le poème dramatique "Hetman Dorochenko" se passe au XVIIe siècle. Dans l'interprétation de l'auteur, il s'agit d'un héros romantique qui assume tout le poids de la responsabilité, du risque, du choix moral ambigu et complexe. L'image d'un chevalier sans peur ni réprimande, un homme d'État cohérent, une personne soumise à une passion qui englobe tout est devant nous. Ayant compris sa culpabilité tragique involontaire, l'hetman est prêt à l'expier même au prix de la perte de l'honneur militaire et humain. Un concept unique de temps historique et de mémoire nationale est proposé. Pour souligner la perspective temporelle, un monologue-chant est introduit : "Au milieu de la scène, sur un groupe de drapeaux pliés et d'armes, se dresse une grande figure féminine, enveloppée de vêtements blancs, il y a la lumière brûlante au-dessus de sa tête." Une voix venue du futur évalue ce que les grands prédécesseurs ont fait. Les arrière-petits-enfants des célèbres arrière-grands-pères n'auront pas à recommencer dès le début, ils sentiront déjà un sol solide sous leurs pieds. La confrontation entre les deux hetmans (Petro Dorochenko et Ivan Samoïlovytch) est la personnification du choix entre le pain et le destin, entre les joies et le confort terrestres et un idéal romantique. "Seul un homme libre mérite un bon morceau de pain", déclare le maximaliste Dorochenko. "On ne se précipite pas vers les sommets, on vit et on profite de la vie", avoue le pragmatique Samoïlovytch. L'alogie, ironie maléfique de l'histoire, est souligné : tous les efforts incroyables de Dorochenko dans la lutte pour une idée haute et sainte pour lui se sont avérés inutiles. Au lieu de cela le rusé et mesquin Samoïlovytch devient le vainqueur sans combat, promettant du pain et la paix aux pauvres, bien qu'en esclavage.
Lyudmyla Starytska-Tchernyakhivska[/caption] Les visiteurs des salons ont été aussi réprimés en quelques années. Lors de ce procès, la logique n'a pas été prise en compte. Les accusés, des intellectuels ukrainiens de premier plan appartenant pour la plupart à l'ancienne génération, avaient travaillé pour la libération et le développement de l'Ukraine libre. Lyudmila Starytska s'est comportée avec beaucoup de dignité, ne s'est pas reconnue coupable, au contraire, des notes accusatrices contre les autorités ukrainiennes ont sonné dans ses discours et ses réponses. La peine de prison était bientôt remplacée par l'exil à Stalino (ancien nom de Donetsk). Le professeur-histologue Oleksandr Tchernyakhivsky est devenu l'un des organisateurs de l'université de médecine de la ville. Le retour à Kyiv ne s'est pas avéré être une joie pour le couple. Bientôt, Veronika a de nouveau été arrêtée. Elle a été fusillée à Kyiv en 1938. Mais la mère n'en a pas été informé. Elle écrivit à toutes les plus hautes autorités, chercha à rencontrer des hauts fonctionnaires soviétiques. On a conseillé à la femme d'envoyer des colis à tous les centres de détention politique pour femmes, disant que là d’où ils ne reviennent pas, c'est là que se trouve sa fille. Lyudmila, qui avait déjà 70 ans, est partie chercher sa fille en Sibérie. On lui disait à chaque prison que Veronika était transférée encore plus loin. Toute seule, harcelée par les autorités, Lyudmila a vécu jusqu'aux derniers jours à Kyiv, préservant assidûment les archives familiales. Le 20 juillet 1941 (les nazis étaient sur le point d'entrer en ville), elle fut arrêtée, accusée d'avoir des sentiments pro-allemands et d'avoir prétendument l'intention de travailler dans le gouvernement qui serait créé par les occupants. C'était une continuation de la terreur de Staline contre l'élite ukrainienne. La grande majorité des personnalités éminentes ukrainiennes étaient décédées tragiquement. Lyudmila est morte en chemin. Nous ne savons toujours pas dans quelle fosse commune elle est enterrée. Sa nièce, Iryna Stechenko, a réussi à sauver ses archives. C'est la même "Pani Orysia", qui est devenue la personnification de la mémoire culturelle vivante pour les dissidents kyiviens des années soixante. Dans son petit appartement encombré de papiers, de livres et de souvenirs, le salon littéraire de Lyudmila Starytska-Tchernyakhivska semblait renaître et ses textes interdits et, semble-t-il, oubliés se sont révélés de manière inattendue conformes aux temps nouveaux. Dans les années 1990, lorsque les problèmes de mémoire et d'identité nationales-culturelles sont devenus extrêmement pertinents, les théâtres ont volontiers mis en scène "Hetman Doroshenko". Ses "Ailes" et "Sappho" ont attiré l'attention des études du féminisme ukrainien. L'amnésie culturelle recule, même si ce n'est pas aussi régulièrement et rapidement que l’on aimerait.
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[post_content] => Même les titres des œuvres de Chevtchenko : "La grande cave", "La tombe déterrée", "Fête funéraire", "Gloire" ainsi que son identification avec le "kobzar", (barde itinérant, porteur de la mémoire historique - ndlr), indiquent sans équivoque son attachement à la mémoire collective ukrainienne, l'identité et la mythologie nationale. De plus, dans son œuvre il s'agit de la "grande ruine", d'une patrie "volée" et opprimée par de "mauvais voisins". Par conséquent, l'interprétation du passé ukrainien par Chevtchenko est souvent apparue comme la plus controversée et a provoqué des conflits et des confrontations idéologiques. La structure sociale détruite, la génération des "bâtards" de femmes ayant accouché hors mariage, des orphelins et des parents violeurs condamnent à des expériences traumatiques douloureuses et prive les gens, semble-t-il, même de l’espoir illusoire d'un meilleur avenir. Après qu'une partie de l'élite nationale fut séduite par la construction de l'empire russe, un certain groupe social a progressivement perdu les caractéristiques d'une nation, qui devrait être unie par une communauté de traditions, de mémoire, de transmission historique et d'idées. Les personnages de Chevtchenko d'ailleurs vivent dans un monde où la mémoire familiale et collective s'estompe et se perd progressivement. Il n'y a personne pour interpréter les expériences des générations d'avant, pour parler des proches qui méritent l'admiration et puissent servir d’exemple à suivre, il n'y a plus de témoignages historiques écrits. Pire que cela, l'histoire des perdants est écrite par les vainqueurs.
Taras Chevtchenko[/caption] L'espace-temps de "La grande cave" ne laisse aucun doute sur le fait que la confrontation ukraino-russe est vue ici comme celle qui détermine le destin de la nation. Voire plus : l'empire, dans le contexte de l'œuvre de Chevtchenko, c'est n'importe quel empire, avec son instinct d'agression insatiable et et de volonté d’invasion, qui apparaît comme la personnification du mal absolu. Les frontières de l’univers artistique sont tracées par des toponymes devenus signes de défaite, qui sont aussi des ruines de lieux sacrés. Il n'y a aucune trace des palais de Bohdan Khmelnytsky, et à sa place, tel un symbole grotesque de dégradation, se trouve une hutte paysanne. L'église, où, selon les croyances du milieu du XIXe siècle, l’hetman a été enterré, est sur le point de s'écrouler.
Taras Chevtchenko[/caption] Lorsque des enfants qui n'ont pas encore été impliqués dans les affaires d'adultes sont punis si sévèrement, "le péché" de gouverneur de la nation, conscient de ses actes, est beaucoup plus profond. Les oiseaux blancs, non impliqués dans la société, s'opposent aux oiseaux noirs, trois corbeaux représentant l'oppression et la violence, qui ne manquaient pas dans l'histoire ukrainienne, polonaise et russe, ainsi que dans les relations des peuples slaves voisins. Les corbeaux, contrairement aux âmes vierges, opèrent dans l'espace public, qui est l'étendue du mal endémique. Ils se vantent de leurs réalisations politiques et militaires : des effusions de sang, des épidémies de peste, des exécutions, des conspirations. Le poème se concentre sur un moment spécial, qui a été prédit et attendu. Le corbeau malveillant l’a "découvert" dans certaines sources secrètes. Les âmes de jeunes filles sont arrivées pour regarder les fouilles du château de Khmelnytsky, car elles espéraient enfin la libération : Dieu a dit à Pierre : "Alors tu les feras entrer au paradis, quand le Moscovite s’empare de tout, quand il découvre la grande cave." La première condition semble remplie. Moscou a tout pris : elle a détruit la souveraineté de l'État, a bafoué les droits de la noblesse et des cosaques, a liquidé la Sitch, bastion des défenseurs de l'Ukraine et a réduit en esclavage les paysans libres. Elle s'approprie successivement le passé, l'histoire et les atouts culturels de son voisin. En même temps, alors que "Les russes, qui étaient jaloux ont tout dérobé. Ils déterrent déjà les tombes, et ils cherchent de l'argent", la deuxième condition de la prophétie n'a pas été remplie. Les fouilles à Subotov n'ont pas aidé les filles prises en otage, et la porte du paradis ne s'est pas ouverte : Moscou a découvert une petite cave à Subotov ! Mais elle n’a pas encore trouvé la grande cave. Pour une raison quelconque, les connaisseurs des œuvres de Chevtchenko ont souvent interprété la métaphore de La grande cave comme une métaphore de la liberté emprisonnée. Mais le concept même de liberté chez Chevtchenko est complexe et ambigu. La liberté dans une prison souterraine est une combinaison incongrue, une négation du concept même de liberté. L'indice le plus évident pour interpréter le final de "La grande cave" peut être le poème "La cave déterrée" écrit en octobre 1843. Il contient également des accusations contre Khmelnytsky, le "fils bête", formulées (et cela renforce leur caractère absolu et irréfutable) par la mère Ukraine elle-même : Oh, Bohdan, Bohdanochko ! Si j'avais su, je t'aurais étouffé dans le berceau, je t’aurais endormi sous mon cœur. La tombe est un lieu des plus importants de la mémoire. Pour Chevtchenko, c'est presque toujours un lieu traumatisant, qui ne rappelle pas la gloire, la grandeur et les réalisations passées, mais les pertes, les cicatrices et les défaites. En déterrant les sépultures, le colonisateur moscovite se moque à la fois de la morale et de la mémoire, viole les tabous civilisationnels fondamentaux. C'est un voleur qui cherche "ce qui n'est pas à lui". Mais il y a quelque chose qui n’arrive pas entre les mains d'un voleur. Cet objet caché attend celui qui a le droit légal de le posséder, il lui viendra au moment opportun : Creusés par quatre côtés, Une tombe déterrée. Que cherchaient-ils là-bas ? Qu’est-ce que les vieux parents y ont enterré ? Il n'y a guère de rapport au mot "liberté" : il serait mal associé à la conservation dans une cave profonde. Puisque les ancêtres voulaient probablement avoir un moyen de sauver le savoir et les souvenirs de la destruction et de l'oubli, la grande cave devrait symboliser le dépositaire de la mémoire collective de la nation, la seule archive qui n'ait pas été appropriée ou réarrangée par les conquérants et les maîtres de l’époque. Dans la société asservie, les prédécesseurs ne pouvaient pas laisser une histoire écrite faisant autorité, mais la mémoire collective était formée d'une manière ou d'une autre par leurs actions et leurs idées. La viabilité de tels souvenirs et leur transmission est confirmée par le fait qu'ils déterminent les points de référence et leur propre contexte. Ils permettent de s'opposer à l'historiographie impériale. Chevtchenko y revient encore et encore. Dans "La grande cave", ceux qui "ont lu Karamzin" (un historien officiel de la Russie tsariste - ndlr), sont mentionnés avec mépris. Dans la comédie "Le rêve" une seule ligne change toute la vision historique des relations entre les deux peuples et révèle l'essence même de la politique de colonisation impériale. La personnification de la grandeur de l'État est vue par l'Ukrainien comme quelque chose d'inférieur, en particulier dans la dimension artistique et esthétique : quelqu'un "... sur un cheval est assis, tout mou, // On dirait sans manteau, // Et sans chapeau." Le renversement de l'image devient un moyen de déconstruire le sens. La dépréciation et la suppression du halo dans la description est complétée par une explication verbale. Lorsque le héros lyrique lit l'inscription sur le piédestal, il la "traduit", l'introduisant dans le contexte ukrainien : Alors je lis, Ce qui est martelé sur le rocher : Au Premier, de la part de la Seconde Quel miracle elle a édifié ! Maintenant je sais : Il s'agit du premier à crucifier Notre Ukraine, et de la seconde à achever la Veuve et l’orphelin. Une telle démarcation ne permet pas de parler de réconciliation et d'unanimité des évaluations historiques ukrainiennes et russes. La mémoire et l'identité sont précisément les dernières choses que Moscou pourra enlever. C'est à ce moment que la deuxième condition de la volonté de Dieu dans le poème "La grande cave" se réalise. Après que les conquérants ont "tout pris", enlevé, pour ainsi dire, tous les acquis culturels, il ne restait que les fondations, ce qu'il y a de plus profond dans la terre et dans le sol. Cette fondation mémorielle symbolique d'une grande cave, des souvenirs et des transmissions ne peuvent pas être appropriés ni exportés.
Taras Chevtchenko[/caption] Le motif des jumeaux, l'inévitable séparation et le choix obligé entre le bien et le mal, la confrontation des guerriers de la lumière et de ceux des ténèbres, ces sujets sont détaillés à travers une prophétie sur les actions futures des frères. Le corbeau averti appela ses compagnons pour tenter de s'opposer au plan de Dieu : Des jumeaux vont naître ce soir en Ukraine. L’un va, comme Gonta, torturer les bourreaux ! Le second va... c'est le nôtre ! - aider les bourreaux.(Il s'agit d'Ivan Gonta, l’un des dirigeants de la «koliivshchena», rébellion armée de cosaques et de paysans ukrainiens - ndlr) Et quand ce Gonta va grandir, il "...va dissoudre la vérité et la liberté // partout en Ukraine". Les corbeaux comptent acheter un homme juste avec de l'or ou lui "tordre les mains" pour faire renoncer à combat, ayant de nombreux précédents devant les yeux qui se sont déjà produits avec des leaders ukrainiens dans le passé. Mais le plus sage d'entre eux sait que cette fois ni la corruption ni la punition n'arrêteront le libérateur, il doit donc être "enterré au plus vite pendant que le peuple est aveuglé". C'est ainsi que Chevtchenko introduit le motif du massacre des innocents par le roi Hérode et le sauvetage miraculeux d'un enfant extraordinaire, ainsi qu'une indication sur la faisabilité de la mission du nouveau Gonta. Dans "La grande cave", Chevtchenko fait ni plus ni moins métaphoriquement parlant la psychanalyse de la psyché nationale traumatisée et diagnostique les maladies de l'âme collective. Après avoir rappelé toutes les défaites les plus honteuses de la confrontation russo-ukrainienne, refoulées de la mémoire collective, ayant résumé l'expérience douloureuse et morbide, atteignant les profondeurs de l'inconscient collectif, l'écrivain a le courage de mettre sa nation face aux défis de la réalité, la poussant hors de la captivité berçante (ou rêve fantasque malsain, ou délire éveillé) des illusions et des fantasmes. Un tel diagnostic de la maladie est une condition préalable nécessaire à la guérison. Dans la psychanalyse des traumatismes collectifs, les "Rêves" de Chevtchenko jouent un rôle important : la logique fantaisiste des rêves permet de changer la perspective de la vision, de démêler et d'enregistrer ce que la conscience rationnelle ne peut capter. Les trois textes offrent au lecteur une perspective temporelle, une comparaison du présent avec le passé ou le futur. Le plus intéressant à cet égard est "Rêves" ("Mes montagnes sont hautes"), où les espaces-temps réels et mythologiques se superposent. Le temps présent, quand, selon le sujet, le poète voit une apparition prophétique, est le moment où il assure son service dans la forteresse d'Orsk, l'une des périodes les plus difficiles de sa vie. (Durant son exil, Chevtchenko servit à Orsk dans l’Oural et dut écrire et peindre en cachette, ndt). Il ne peut quitter la caserne effrayante que dans la pensée, et la situation elle-même incite à tirer des conclusions sur la vie et à rechercher des réponses définitives à des questions fondamentales. Le héros lyrique observe l'Ukraine depuis la hauteur, d'un point qui déjà dans les premières lignes du poème est défini plutôt comme espace mythologique que géographique : Mes montagnes sont hautes, Pas si hautes en vrai, Mais belles, belles, Bleues de loin. Par conséquent, elles n'attirent pas par leur beauté exotique («pas si hautes»), mais plutôt en tant que centre du monde ukrainien, d'où l'on peut voir de nombreux sanctuaires nationaux, signes d'ancienne grandeur. Tout un récit historique est en train de se construire. D'ailleurs, la mention de la vue depuis "Le vieux Pereyaslav // De la tombe de Vyblai, encore plus ancienne" relie l'héritage princier de Kyiv à cette histoire. Ensuite, il voit "l'ancien monastère", "l'ancien Monastyryshche, // Autrefois un village cosaque", Trakhtemyriv - "Et toute la région des cosaques autour". "Toute la région de Hetman" ne peut être aperçue que dans un rêve, même avec des détails historiques importants : sous le soleil du soir, "La cathédrale de Mazepin brille, devient blanche // La tombe du père Bohdan rêve, // Les saules de la route de Kyiv sont penchés // En couvrant les anciennes tombes." Ainsi, le regard du héros lyrique couvre, comme s'il l’incluait dans un cadre symbolique, les témoins les plus importants des luttes ukrainiennes, comme si la tombe d'un grand homme d'État et la cathédrale construite par un autre, étaient apparues ensemble dans une exposition muséale. Revenir au présent, au contraire, le plonge dans un désespoir sans limite : L'église cosaque est petite et se dresse avec une croix inclinée. Elle attend en vain le cosaque pour la réparer. L'antique gloire est passée, peut-être pour toujours : N'attendez pas cette gloire ! Ton peuple a été volé, Et les maîtres rusés... ils ont rien à faire de la grande gloire des cosaques! Selon Chevtchenko, par conséquent, un peuple sans État ne pourra préserver sa mémoire collective lorsque l’"on dépossède ses gens", c'est-à-dire qu’on les prive d'institutions qui travaillent avec la mémoire. En peu de temps, comme dans les fouilles de Subotov, il ne reste que des musiciens estropiés "tordus, aveugles et bossus" aux instruments désaccordés. Surmonter les blessures. Grâce à la poésie de Chevtchenko, les Ukrainiens ont réussi à restaurer leur identité nationale, toujours d'actualité aujourd'hui L’"Insatiabilité" est une fois de plus décrite comme le plus grand péché et caractéristique essentielle de l'empire russe : "Tout, tout a été emporté par les insatiables!...". C'est dans ce rêve sur "mes hautes montagnes" que se trouve peut-être le défi le plus téméraire et le plus sacrificiel de Chevtchenko : Je l'aime tellement, j'aime tellement ma pauvre Ukraine, que je maudirai le Dieu saint, je perdrai mon âme pour elle ! Ensuite, semble-t-il, le rêve lève pour le héros lyrique, très proche du poète lui-même, le voile sur son propre avenir. Une cabane solitaire sur la haute rive droite près de Trakhtemyriv (petit village dans la région de Tcherkassy au centre de l’Ukraine au bord du fleuve Dnipro, ndt) est peut-être l'incarnation du rêve du poète de retour dans sa patrie, d'une vie tranquille et d'une réconciliation avec le monde. "Près de la maison il y a un vieillard aux cheveux gris" et ses souvenirs s’entremêlent avec sa propre vie. Dans les dernières lignes, le rêveur semble une fois de plus sortir du cadre du sujet et de l'espace mythologique où tout est accessible au regard percutant (ou à la conscience). De sa sombre prison, il remercie Dieu pour l'espérance et croit en sa grâce, pour un retour dans les monts de Trakhtemyriv : J'ai fait un tel rêve dans un pays étranger ! Comme si j'étais à nouveau libre, Né dans ce monde. Le grand-père aux cheveux gris joue le rôle du gardien de la mémoire et de la transmission de l'ancienne grandeur du pays si aimé. A proximité se trouvent Kaniv (c’est là que repose le poète décédé en 1861, ndt) et la montagne Tchernetcha (près de Kaniv, ndt) donc un autre sanctuaire rejoindra plus tard ceux cités dans "Le Rêve".
Taras Chevtchenko[/caption] Dans le contexte de la perte non seulement de l’État, mais aussi de l'identité, la déclaration catastrophique adressée aux "morts, aux vivants et aux enfants à naître" - "il n'y a pas d'Ukraine dans ce monde" doit être comprise non pas métaphoriquement, mais littéralement. Cette déclaration est suivie d'une vision apocalyptique du jugement à venir pour les péchés non pardonnés, lorsque "les rivières de sang couleront dans la mer bleue". Afin d'éviter les représailles et de diriger le cours de l'histoire, il faut d'abord retrouver son nom, sa mémoire et sa dignité d’autodétermination perdus. La rhétorique cosaquophile du genre "Ces pauvres Romains ! // N’importe quoi, pas des Brutus ! // C'est nous qui avons des Brutus !" est une indication infaillible d'un complexe d'infériorité. Elle n'a jamais convaincu personne. Même s'il ne faut pas l'oublier, sous diverses variantes, elle s'est fixée dans le discours national presque jusqu'à la fin du XXeme siècle. Taras Chevtchenko propose une révision décisive du récit historique ukrainien : Regardez bien, Relisez cette gloire. Mais lisez mot à mot, Ne manquez même pas les titres, Ni les virgules, Triez tout... et puis demandez-vous : qui sommes-nous ? Les fils de qui ? De quels parents ? Pourquoi sont-ils enchaînés? Par qui? Autrement dit, ce n'est qu'après avoir surmonté l'amnésie historique qu’il est possible de commencer à chercher une réponse à la salvatrice question "Qui sommes-nous ? (la version précédente de "Qui es-tu ?" s'adressait à une unité, une personne, et maintenant, et c'est important, elle s’adresse à toute la communauté) sans allusions d'inconnus pas toujours bienveillants. Dans le passé, il y avait beaucoup de vérités inconfortables et amères sur les causes du déclin national : Les esclaves, les marchepieds, la boue de Moscou, les ordures de Varsovie sont vos maîtres, les Grands Hetmans. Mais comment vivre avec une telle anamnèse ? Le mot "gloire" est utilisé huit fois dans le texte. D'ailleurs, dans les deux sens antonymes : il s'agit de la gloire et de l'infamie et la honte. Ce message est appelé apostolique pour une raison. Chevtchenko ne croit pas à la continuité de l'identité, qui repose sur un vain embellissement du passé national. Les traîtres et les transfuges ne manquaient pas, mais il y avait aussi les héros et les martyrs. Le concept du martyre devient la pierre angulaire de la foi. Pour la réaffirmer, il faut lire et réévaluer "tous les mensonges", tous les jugements. Selon Chevtchenko, les lieux de mémoire, d’abord les tombes de la steppe, sont les preuves les plus fiables: "... pour que // De hautes tombes soient ouvertes // Devant vos yeux, // Pour que vous questionniez // Les martyrs : qui sont-ils, quand, // Pour quoi ils ont été crucifiés !". Ce sont les défaites plus que les victoires qui définiront qui nous sommes et ce que nous voulons. Les espoirs de la gloire n'ont pas disparu, mais elle doit être ravivée et nettoyée des mensonges. Une mémoire collective renouvelée unira à nouveau la nation : Et la honteuse Vieille Heure sera oubliée, Et la bonne gloire prendra vie, la Gloire de l'Ukraine. Le poète a aidé les Ukrainiens à surmonter le douloureux syndrome traumatique, la malédiction de l'esclavage et de la passivité. Panteleimon Kulish, un grand écrivain ukrainien de XIXème siècle, a défini un jour Chevtchenko comme notre premier historien, à qui les secrets du passé ont été révélés. C'est Taras Chevtchenko qui a réussi à moderniser et à harmoniser, avec l'esprit de son temps, la mémoire collective qui a uni la nation.
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[post_content] => Preuve est faite aujourd'hui que ceux qui considèrent la modification des rapports de genre comme la révolution la plus importante (et inattendue) du XXe siècle ont raison. Bien que la société patriarcale elle-même ait permis toujours davantage aux écrivaines et aux artistes exceptionnelles et talentueuses par rapport aux femmes ordinaires, ce n'est qu'après la Révolution française que la question de l’égalité des droits à été posée. La composante émancipatrice des droits de l’homme a incité le « sexe faible » à revendiquer une place dans l'espace public. Olympe de Gouges et Mary Wollstonecraft sont devenues les porte-paroles des femmes qui portaient ces nouvelles idées. Tandis que John Stuart Mill écrivait l'ouvrage "De l’assujettissement des femmes" et adressait au Parlement britannique une pétition sur la nécessité de changer leur statut, George Sand, célèbre romancière qui s'est autorisée à transgresser maintes prescriptions traditionnelles, a probablement joué le rôle le plus important. Elle gagnait sa vie, se permettait de porter des vêtements d’homme, plus confortables, préférant les pantalons aux jupes et s’exhibait ainsi. Cela irritait déjà les libéraux de l'époque ! Le fantôme du "georgesandisme" errait en Europe, provoquant, inspirant, affolant et alarmant les gens, tout en les attirant.
Fondatrice du féminisme ukrainien. En 1884, l'écrivaine et militante Nataliya Kobrynska crée la "Société des femmes ruthènes" à Stanislav, la première organisation de femmes sur le territoire ukrainien.[/caption] Pour la pieuse Mme Shuminska, la vie conjugale est une affaire de patience et de soumission. Bien qu’elle n’ait connu que le mépris pour son sort, la rébellion contre le destin féminin traditionnel manifestée par ses filles et sa petite-fille, surgit comme une véritable fin du monde. Le "zeitgeist" menaçant et omniprésent, est perçu par elle comme destructeur de la "maison-forteresse" patriarcale; les objets eux-mêmes se rebellent. Cette insurrection des objets transforme le monde domestique, harmonieux pendant des siècles, en un chaos terrifiant; ce risque de la ruine menace d'enterrer tout ce qu'il y a de plus précieux sous ses décombres; elle prive de sens les problèmes quotidiens d’autrefois. "J'ai vu une main invisible transporter la vaisselle, du garde-manger à la salle, et de la salle au garde-manger; tout se déplaçait, du sol à la cave, les lits et les tables bougeaient, les fauteuils étaient empilés, formant une pyramide, les tableaux sortaient de leurs cadres, et les ressorts de la vieille horloge eux-mêmes cédaient; ils s'envolaient, les roues et les petites chaînes s’enflammaient et roulaient de tous côtés." "Et voici qu’apparaît une véritable apocalypse, une rupture temporelle, la fin de la hiérarchie des valeurs et du sacré! La déraison creuse un abime entre la fille et la mère. Chaque "innovation" introduite par la fille, chaque chaise mal placée, chaque nouveau geste ou nouveau livre irrite et met en colère la mère." L’ancienne gardienne du foyer désigne les livres comme extrêmement dangereux; d’eux émane un tel risque, ils insinuent des choses si démoniaques que parfois elle les arrache des mains et les déchire en petits morceaux (des épisodes similaires apparaissent dans "La princesse" d'Olga Kobylyanska; la tante de l’héroïne, qui s’est émancipée, est outrée par la passion pécheresse qu’elle manifeste pour les livres; elle déchire les cahiers, qui s’envolent). La grand-mère s’efforce de "déculpabiliser" sa petite-fille orpheline, tandis que celle-ci, poussée par le diable qui lui chuchote ses recommandations, aspire à l'éducation et au droit de gagner sa vie... Et l'héroïne de Kobrynska, épuisée par tous ces tracas se plaint amèrement d'avoir donné naissance à des filles plutôt qu’à des fils, car "depuis des siècles, il est connu qu'un fils fait plus d'honneur à une mère qu'une fille". Ces changements loin d’être désastreux aux yeux des filles sont bien plutôt porteurs d'espoir. Plus précisément à la fin du XIXe siècle, les femmes revendiquent de plus en plus activement le droit à l'éducation et à l'épanouissement professionnel. Comme l'a formulé l'héroïne d'Olga Kobylyanska, les femmes ne veulent plus languir dans l'oubli et croupir dans l'immobilité. Elles aspirent à des horizons plus larges, et convoitent un travail qui leur assurera l'indépendance matérielle. A l’époque, les internats féminins préparent surtout à des carrières de gouvernantes. Olga Drahomanova (qui écrivait sous le pseudonyme d'Olena Ptchilka - ndlr) est d'ailleurs diplômée de l'un d'eux, la pension Nelgovska de Kyiv, un internat qui se démarquait des autres car il enseignait la littérature, l'histoire et la géographie, ainsi que deux langues occidentales, de sorte que les futures diplômées pouvaient rêver ensuite d’un métier plus intéressant que l’enseignement dans une famille aisée. (à noter que pour payer les études de sa sœur, l'historien ukrainien Mykhailo Drahomanov a donné des conférences gratuites dans la pension Nelgovska). A la génération suivante, les filles d'Olga (Olena) eurent accès à l'enseignement supérieur. Des lycées pour filles, un réseau de cours pour les femmes (dits Bestuzhev) ont fait leur apparition. Son roman "Camarades", inclus dans "La première couronne", n’est pas basé sur l'expérience de l’auteur lorsqu’elle était étudiante, mais sur les impressions de Kobrynska qui a étudié à l'Université de Zurich. Pour l’ukrainophile Olena Ptchilka, la question primordiale fut de pouvoir impliquer les femmes dans les activités sociales et civiques. Dans son récit, l'écrivaine met en situation deux personnages féminins qui, grâce à leur travail assidu, acquièrent une formation pour exercer la profession médicale; elle exprime une préférence marquée pour Lyuba Kalinovska, qui revient en Ukraine et ne rechigne pas à dialoguer avec les paysans, s’intéressant à l'ethnographie. Contrairement à celle-ci, son amie se rend dans la ville impériale de Pétersbourg et perd progressivement son identité ukrainienne. [caption id="attachment_1180" align="alignright" width="585"]
Une épée à double tranchant. Dans ses activités littéraires et sociales, Olena Ptchilka a cherché à combiner la cause de la libération nationale et celle de l'émancipation des femmes.[/caption] Au tournant du siècle, le problème de l'identité et l’évolution vers un environnement culturel impérial ont suscité des discussions très vives. Une double fidélité n'est plus tolérée; l'ukrainophilie quitte l’arène du débat historique et cède la place au mouvement pro-ukrainien moderne. Il est intéressant de noter que le moment où Lyuba Kalinovska s’affirme en tant que médecin est aussi celui d’une confrontation avec les a priori patriarcaux. Une femme devenue médecin se heurte à de nombreux préjugés, la démarche elle-même de « se promener sans savoir où et pourquoi, de faire des études pour devenir médecin » semble suspecte. Mais lorsque Kalinovska sauve la femme qui vient d'accoucher alors qu’elle était jusqu’alors mal soignée par un guérisseur incompétent, l’attitude envers elle change. (Un conflit similaire sera décrit plus tard par un écrivain ukrainien Volodymyr Vynnychenko dans le roman "Petite demoiselle". Il oppose une jeune femme médecin à une foule en colère: comment est-il possible d'utiliser les forceps sur un nouveau-né? Éperdue, elle "se jette contre la horde des femmes qui se dressent comme un mur, et, prenant son élan, frappe de toutes ses forces une femme au visage, puis une deuxième, une troisième, elle attrape leurs mains et les repousse avec une telle fureur que tante Katria se raidit et tombe presque". Les menaçant de prison et de châtiments, la "demoiselle" chasse la foule terrifiée et, dans la maison désormais fermée et dont les fenêtres grincent sous la pression des guérisseuses indignées, elle achève l'accouchement et prenant l'enfant secouru dans ses bras, le lève, tandis que celui-ci célèbre sa venue au monde par un grand cri). Olena Ptchilka, contrairement à Vinnichenko, met plutôt l'accent sur la solidarité féminine: certaines paysannes prêtent main-forte à la doctoresse avec respect. En 1887, année de publication de l’oeuvre, le sujet des «Camarades» est si novateur, il paraît si insensé, qu'Olena Ptchilka juge nécessaire de le préfacer pour soumettre aux lecteurs son projet. "Je voulais, écrit-elle, montrer dans "La première couronne" une représentation du premier élan de notre féminisme à sa naissance, l’envol vers l’émancipation, vers la lumière, réveillant un désir d’apprendre, de savoir, et cherchant l’affranchissement, la libération de la pensée par la science."
"Réunion", 1884. Maria Bashkirtseva est devenue l'une des premières femmes artistes dont les tableaux ont été exposés au Louvre.[/caption] À cette époque, l'image d'une combattante pour les droits des femmes, qui recherche l'égalité et la similitude en tout, jusqu'à l'apparence, les manières, les modèles de comportement, est devenue familière, voire caricaturale. Dans ce contexte, le rejet de presque tous les signes de féminité est devenu un idéal convoité. Maria Bashkirtseva, en revanche, valorise la distinction, ne veut renoncer à rien de spécifique, de cher à une femme et revendique en même temps ce qui a été strictement ordonné par la culture patriarcale. Lorsque la chercheuse ukrainienne Marta Bohachevska-Khomyak a écrit sur le mouvement des femmes de l'époque, elle a tenté de comparer les positions de "deux femmes ukrainiennes éminentes" : Maria Bashkirtseva et Natalia Kobrynska. Elle a imaginé les circonstances d'une éventuelle rencontre qui, bien sûr, n'a jamais eu lieu. L’année 1887, date de publication du journal, est également celle de la parution de l'almanach des femmes ukrainiennes "Première couronne" de Natalia Kobrynska. Et l'année de la mort de Bashkirtseva, Kobrynska a organisé un congrès de femmes à Stanislaviv (aujourd'hui Ivano-Frankivsk). Toutes deux étaient très impliquées dans leur époque. Maria Bashkirtseva se plaisait à militer et rêvait d'activité politique. Le 2 décembre 1876, elle décrit une scène remarquable dans son journal : "J'étais dans une rue française, je parlais à des femmes du peuple. Il n'y a évidemment aucun mérite à expliquer quelque chose de confus à des femmes ordinaires qui ne savent rien, qui ne se soucient d'aucun problème, en utilisant des exemples disponibles. Cependant, ma sotte vanité a été réconfortée lorsque j'ai entendu ces femmes chuchoter autour de moi dans le dialecte niçois : "Elle a raison, elle a parfaitement raison. Si un homme avait dit ça, il aurait été fait roi." La naïveté de ce témoignage serait ennuyeuse si l'auto-dérision de l'auteur ne se faisait pas entendre entre les lignes. Natalia Kobrynska ne se limitait pas à des conversations occasionnelles avec les gens du peuple, elle ne vivait pas dans une serre. Elle a organisé des associations de femmes et mis en œuvre des projets spécifiques, car elle était bien consciente que les préjugés nés de l'éducation traditionnelle des filles, la peur de l'espace public et la crainte de rompre avec la tradition constituaient un obstacle. [caption id="attachment_820" align="alignnone" width="786"]
La Mecque des bohémiens. Le Paris du XIXe siècle n'était pas seulement la capitale artistique de l'Europe, mais aussi un bastion des idées radicales de l'époque, en particulier du féminisme.[/caption] L'auteur du "Journal" s'admire presque à chaque page, chérit sa propre apparence, comme une œuvre d'art, énumère les détails, les nuances, recherche les combinaisons et les transitions harmonieuses. Ce désir d'harmonie rapproche les écrits de Bachkirtseva et de l'écrivain ukrainienne Olga Kobylyanska. Bashkirtseva et Kobylyanska ont beaucoup de descriptions exquises de toilettes, de coiffures, de bijoux, d'intérieurs. "Il y a des jours heureux, note Maria avec satisfaction, quand tout va bien. Aujourd'hui, j'ai justement une telle journée. J'ai réussi à me coiffer exactement comme je le voulais. D'une certaine manière, mes cheveux eux-mêmes étaient si joliment arrangés que ma tête ressemblait aux charmantes têtes des statues de la Grèce antique. Toute la masse de mes cheveux était recouverte à l'avant d'un fin cerceau doré, seul l'arrière de ma tête restait ouvert, et quelques boucles y tombaient. Je portais une robe complètement plate, sans couture, qui me faisait des plis souples comme une statue. C'était un peu contraignant, car une telle robe ne peut pas cacher ma forme presque parfaite. Inutile de dire qu'il n'y avait pas de décorations sur la robe. J'ai même interdit qu'elle soit ourlé, pour que les bords frangés pendent librement. Je portais un collier de perles autour du cou. Et mon visage est apparu dans toute sa beauté. /.../ J'ai beaucoup changé cette année. J'ai grandi, je deviens une femme". Un autre jour, l'admiration pour la perfection de l'image, de la coiffure, du bijou est résumée par un sentiment totalement opposé : "Ma toilette et ma coiffure m'ont beaucoup changé. Je ressemblais à une photo. Je ne ferai pas l'éloge de ma beauté, je donnerai cette opportunité à d'autres - je ne fais que rendre justice à l'ensemble...". Et trois lignes plus bas elle écrit : "Ce soir, je me méprise, je méprise ces notes". Le plaisir d'un ensemble brillamment choisi, des tissus, des couleurs, des bijoux, le plaisir du toucher et de la contemplation - tout cela est le plaisir d'une femme artiste. (Maria Bashkirtseva dessinait et modélisait souvent elle-même ses robes, se disputait avec les plus célèbres créateurs de mode parisiens et a même un jour affirmé en plaisantant qu'aucune de ses trouvailles n'était immortalisée par son nom : "Les styles les plus célèbres de Dussault sont de mon invention. Et aucun d'entre eux ne porte mon nom !"). [caption id="attachment_821" align="alignnone" width="421"]
Maria Bashkirtseva en costume folklorique. Lors de ses voyages en Europe, l'artiste a souligné qu'elle ne venait pas de Russie, mais d'Ukraine.[/caption] La mode chez Bashkirtseva est devenue l'une des dimensions de la recherche esthétique. Telle était l'attitude des poètes romantiques à l'égard des vêtements en particulier. Charles Baudelaire la considérait presque comme la base de l'idéal esthétique moderne. L'image du dandy a attiré l'attention de nombreux romanciers. Et le célèbre poète symboliste français Stéphane Mallarmé a même essayé d'éditer un magazine de mode pendant un certain temps. Et le dandysme de Maria Bashkirtseva peut en un sens être considéré comme une inversion du dandysme de ses nombreux prédécesseurs masculins. Cette attention esthétique (et, soit dit en passant, remarquable chez de nombreuses femmes écrivains du début du siècle) portée aux détails, à l'ensemble, au "cadre" déjà mentionné, est omniprésente chez Bachkirtseva. Il semble qu'elle aimait évaluer les peintures, les textes et la vie quotidienne selon les mêmes critères. Cependant, elle a très tôt cessé d'être satisfaite de la société laïque. Elle a donc cherché d'autres autorités et modèles. Obéissant au désir fantasque d'être appréciée comme un écrivain hors pair, elle a commencé à écrire ses "lettres d'inconnue" à Guy de Maupassant. Quelque chose la distinguait parmi les nombreux expéditeurs de courrier, alors l'écrivain lui a répondu et a cherché à la rencontrer. Peut-être le célèbre destinataire s'est laissé convaincre par cette certitude exprimée par Maria "qu'il n'y a jamais eu de gloire vraiment brillante sans or", alors "tout gagne dans un beau cadre - la beauté, le génie et même la foi" ? Tous les détails sont significatifs: par exemple, en réponse à une question de Guy de Maupassant, très intrigué par la merveilleuse aventure épistolaire, portant sur la forme des oreilles de son interlocutrice, Bashkirtseva détaille et clarifie consciencieusement : "J'ai de petites oreilles, de forme un peu irrégulière, mais belles. Mes yeux sont gris". Son narcissisme avait probablement plus de chances d'être pardonnés par les lecteurs que les prétentions scandaleuses de cette jeune fille à produire des œuvres d’art. Les toilettes à la mode ne sont encore qu'un cadre, bien qu'extrêmement nécessaire. Très tôt, elle a voulu se distinguer des autres par quelque chose de plus précieux qu'une robe, une coiffure et des boucles d'oreilles. Dans ce contexte, un extrait du journal est extrêmement intéressant, dans lequel elle évoque l'expression "désagréable" de son propre visage après un échec avec un tableau. Elle l'évalue comme une distinction, un détail remarquable dont on peut être fier : "Cet échec me donne le même regard concentré et désagréable que celui de Bastien Lepage. Cela me fait plaisir, comme cela me faisait plaisir de porter les mêmes jupes que Breslana". La célébrité peut sembler être l'idée fixe d'une débutante ambitieuse. Elle n'a pas peur de chérir son talent avec obstination : "Je ne suis pas russe, je ne suis pas une étrangère, je ne suis égale qu'à moi-même. Je suis ce qu'une femme avec mon ambition devrait être... et maintenant le moment est venu de la satisfaire", "Je te prie, Seigneur ! Aide-moi à rester indépendante, donne-moi la possibilité de travailler, donne-moi la vraie gloire". Presque toutes les vertus et hiérarchies patriarcales sont mises à mal ici. Bashkirtseva se moque des nombreux prétendants à sa main, et du destin de l'hôtesse d'un luxueux salon aristocratique. Pour elle, née dans le luxe de la haute société, il était peut-être d'autant plus facile de ressentir le plaisir de l'autodiscipline ascétique et du travail accompli. Une enseignante qui a manqué des cours était presque maudite dans le journal de son élève : il y a tant à faire, et un temps précieux est perdu par la faute d'une autre... Elle passe de nombreuses heures en cours, apprentissage des langues, lecture, leçons dans une école de peinture privée. Le travail devient sa passion, elle ne veut pas se limiter à inventer de nouvelles coiffures et des images à la mode.
Famille de théâtre
D'après la légende, le père de Lyudmyla, Mykhaïlo Petrovytch Starytsky, tenait sa généalogie de la famille des Rurikovytch (dynastie grand-ducale des souverains de la Ruthènie - ancêtre de l’Ukraine - dont le nom provient de son fondateur légendaire, le prince viking Rurik - ndlr), et plus directement d’un prince Starytsky, qui a fui les Moscovites et rejoint les Cosaques. Les ancêtres de Mykhaïlo Petrovytch appartenaient à l'élite cosaque, ils exerçaient souvent une carrière militaire, mais lui-même aimait le théâtre et finançait une troupe itinérante. Après avoir rompu avec l’écrivain et dramaturge Marko Kropyvnytskyi, il a essuyé des pertes financières importantes et il a dû gagner sa vie principalement à l’aide de sa plume. Par conséquent, il a préparé sa fille à des activités professionnelles et non au rôle d'hôtesse d'élégants salons mondains. (Bien que, soit dit en passant, le salon littéraire de Lyudmyla Starytska-Tchernyakhivska ait joué un rôle important dans le développement de notre écriture dans les années 1920.) Ses proches chérissaient sa conscience nationale de manière constante et cohérente, quels que soient le sexe et l'âge. De nombreuses années plus tard, Lyudmyla a rappelé avec une crainte respectueuse comment "Oncle Kolya" (sa mère Sofya Vitalyivna était la sœur du grand compositeur ukrainien Mykola Lysenko) l'a forcée à écrire des dictées ukrainiennes alors qu'elle était très jeune, la privant impitoyablement des avantages de l’été. Et il n'a pas choisi des textes pour enfants, mais de longs passages de la prose de Nechuy-Levytskyi (un romancier ukrainien du XIX siècle). [caption id="attachment_1446" align="alignright" width="415"]
Récit de femme
La littérature était, après tout, son métier. Lyudmyla devient le co-auteur de son père. Ils commencent ensemble le roman "Bohdan Khmelnytskyi". Pour dépeindre l'hetman et son époque, les romanciers se sont mis en tête de réaliser une super tâche. C'était l'un de nombreux actes de résistance culturelle consciente de l'époque. Le fait est que la trilogie "Par le feu et l'épée" de l’auteur polonais Henryk Sienkiewicz venait de gagner une popularité incroyable. Dans cet ouvrage, les Ukrainiens apparaissaient comme des sauvages des steppes, et la seule raison de la grande guerre contre les Polonais était un ressentiment personnel de l’hetman Khmelnytskyi. Le professeur Volodymyr Antonovytch (1834-1908) s'est opposé à ce concept. Les Starytskyi voulaient aussi offrir leur propre vision, une version ukrainienne de la lutte menée par Khmelnytskyi. Dans le cercle de l'ukrainisme moderne, de nouveaux modèles de comportement féminin, des formes de communication et de coopération, de nouvelles idées sur la position du «deuxième sexe» dans la société sont en cours de développement. Lessia Ukraïnka (1871-1913), grande poétesse ukrainienne, a dédié son poème "À une camarade en mémoire" à Lyudmyla Starytska. L'expérience lyrique est liée à certains événements spécifiques. (Et tu te souviendras du jardin, du haut porche, // Des étoiles volantes, d'une nuit d'été tranquille, // De nos conversations, du chant et enfin // D'une chose fragmentaire, ardente, persistante"). [caption id="attachment_1447" align="alignleft" width="443"]
Conflit entre créatif et civil
Dans l'héritage dramaturgique de Lyudmila Starytska-Tchernyakhivska, le drame "Ailes" daté de 1913 est extrêmement intéressant. Non sans influence de la pièce "Une maison de poupée" d'Henrik Ibsen, elle oppose l'intérieur étouffant et pernicieux, cet espace intérieur, domestique, privé, où règne sans partage la matrone d'antan, gardienne du foyer familial, et l'espace libérateur, extérieur séduisant, "l'espace froid de la vie", qui peut durcir et élever une femme, lui donner une chance de se réaliser. L'histoire d'une femme écrivain de talent qui a essayé de combiner les devoirs maternels et conjugaux traditionnels avec la créativité est l'histoire d'une défaite tragique et de la prise de conscience de l'incompatibilité d' "une maison de poupée" et d'un atelier artistique. Les problèmes de la "nouvelle famille" sont discutés avec passion dans la pièce. L'inviolabilité du monde domestique, qui semblait être le seul "bonheur certain d'une femme", seule la matrone âgée Maria Oleksandrivna protège ici. Au lieu de cela, les représentants de la jeune génération savent déjà que le foyer familial ne cicatrisait pas les blessures, mais "au contraire ne faisait que les ouvrir" : "A partir du moment où le foyer familial a été allumé, un esclave est entré dans le monde, et cet esclave est devenu une femme. Parce que celui qui est allé à la chasse, s'est habitué à l'audace et a acquis la bravoure, et celle qui devait porter du bois ne s'est habituée qu'à courber le dos. "Les nids sont construits à partir d'ordures" et une femme est détruite en servant cette idole indigne. La prison peut être oppressante, mais elle peut aussi être charmante, car "vous ne voudrez pas vous évader d'une maison aussi accueillante". [caption id="attachment_1448" align="alignright" width="440"]
Concept de temps historique et de mémoire nationale
Lyudmila Starytska-Tchernyakhivska a été impliquée dans diverses actions et processus politiques. Elle appartenait à la Société des progressistes ukrainiens, une organisation secrète non politique créée par des militants du Club ukrainien de Kyiv. Profitant de certaines libertés politiques obtenues lors de la révolution de 1905, ils recherchèrent l'usage de la langue ukrainienne dans les institutions publiques et la vie ecclésiale, des études ukrainiennes comme discipline académique, s'occupèrent de divers types d'écoles, développèrent le réseau des institutions "Lumières", et formé des bibliothèques ukrainiennes. Les membres actifs de la Rada centrale sont précisément issus de ce milieu. Starytska a collaboré très étroitement au magazine "Bulletin littéraire et scientifique". Lorsque Mykhaïlo Hruchevskyi (Président du Conseil central de la République populaire d'Ukraine, grand historien ukrainien - ndlr) a été envoyé en exil en 1914, elle a signé le magazine en tant que rédactrice en chef à sa place. Le 19 mars 1918, elle prononce un discours funèbre, juste après le président Hruchevsky, lors des funérailles des héros tombés pour l'Ukraine libre. Lyudmila connaissait bien nombre de ces jeunes hommes morts. [caption id="attachment_1450" align="alignnone" width="995"]
A l'ère de l'amnésie culturelle
La cohabitation avec les vainqueurs n'a pas été facile pour elle. Lyudmila n'a catégoriquement pas accepté l'idéologie soviétique. Elle venait aux réunions de l'Aspis, l'Association des écrivains, mais elle se sentait là-bas comme une personne d'une autre époque. Elle a organisé un salon littéraire dans sa maison, qui a été fréquenté par les jeunes auteurs les plus brillants. Valerian Pidmohylnyi, Hryhoriy Kosinka, Boris Antonenko-Davydovytch sont devenus des invités fréquents. Elle n'avait rien à leur dire, elle partageait des souvenirs de tous ses contemporains incroyablement brillants avec qui elle a eu la chance de travailler pour développer la culture ukrainienne. C'est ainsi qu'elle a transmis la tradition en direct, et juste au moment où l'interruption de la continuité culturelle est devenue la tâche idéologique primordiale du gouvernement soviétique. Elle devait gagner sa vie grâce aux traductions. Le talent et l'expérience n'aidaient pas toujours. L'ukrainisation de l'opéra était en marche, le livret était bien payé. Mais, disons, lors de la commande "Aïda", le traducteur a reçu l'ordre d'éviter le mot "tsar" comme idéologiquement "hostile". La tâche est toujours impossible. Mais les censeurs soviétiques vigilants ont impitoyablement supprimé à la fois le mot "roi" et le mot "Dieu" de toutes les traductions des classiques. Et les temps devenaient de plus en plus néfastes. À la fin des années 1920, la fille de Lyudmila (la belle Veronika) a été arrêtée. Elle a commis un terrible "péché" devant les autorités révolutionnaires : elle est allée en Allemagne avec son père, médecin, et s'y est mariée. Et bien qu'elle ait divorcé de son mari au bout d’un an, comment ne pas la considérer comme une espionne allemande ? ! En plus, Veronika Tchernyakhivska avait traduit des auteurs occidentaux, en qui les autorités soviétiques n'avaient pas confiance. Cependant, pour les pouvoirs soviétiques Veronika semblait être une petite proie. Ses parents, par contre, se sont retrouvés sur le banc des accusés. Les accusations ont été formulées très facilement : ce salon littéraire (dans l'interprétation des procureurs) était précisément l'organisation malveillante antisoviétique. Et les poèmes qui y ont été lus ont sapé le gouvernement soviétique et ont presque relancé le capitalisme. [caption id="attachment_1449" align="alignleft" width="248"]
L'affrontement déterminant
L’éclairage historique de la ruine nationale dans le poème "La grande cave" s'effectue à travers le symbolisme de la mémoire collective. L'accent est mis sur l'incapacité à préserver cette mémoire, à la protéger des abus ou du mépris de la part des chasseurs d’"antiquités" appartenant à d’autres peuples. Par le choix même du genre littéraire « mystère » choisi pour ce poème, l'auteur nous convainc qu’il s'agit de choses sacrées, du péché, de l'expiation et du salut promis. Et il n'y a pas de réponse simple à la question de savoir ce qu’en fait représente cette grande cave ukrainienne, qui, selon la providence divine, devrait être "déterrée" par Moscou à un moment fatidique pour l'Ukraine. Cela semble signifier une sorte de connaissance secrète ou de cognition acquise au cours d'un acte mystérieux. On appelait "La grande cave" l'église Ilyinska à Subotov, près du château de l’hetman Bohdan Khmelnytskyi, connue pour ses passages souterrains et ses cryptes. Les «archéologues noirs» espéraient y trouver des trésors dont parlaient de nombreuses légendes, mais en vain.(Bohdan Khmelnytsky était le chef des cosaques ukrainiens - ndlr). [caption id="attachment_1229" align="alignnone" width="505"]
La cave de la mémoire historique
Pour Chevtchenko, Bohdan Khmelnitsky est avant tout porteur d'une culpabilité tragique, car il est responsable d'une erreur de calcul politique impardonnable. Les filles innocentes sont punies du terrible devoir d'expier les péchés de ceux qui, doués de sagesse et de pouvoir, auraient dû les protéger. L'admirable sympathie de Chevtchenko pour la souffrance et les torts causés, sa volonté constante de se tenir du côté des faibles et des opprimés, a déterminé son choix d’héroïnes féminines : elles sont le moins en mesure de défendre leurs propres droits ; leurs voix et leurs histoires révèlent profondément le malheureux destin de la communauté à laquelle elles appartiennent. Les histoires des trois oiseaux "blancs comme neige", qui survolent la terre depuis des siècles, parce que l’entrée au paradis leur est interdit, se rapportent aux défaites les plus tragiques de l'Ukraine dans la guerre avec l'empire russe. Prisya, un personnage de poème, vivait joyeusement à Subotov : elle jouait avec les enfants de l'hetman, devenue la préférée de leur père. Mais à l'heure maudite, elle a croisé sa route avec des seaux remplis d’eau : "Je ne savais pas qu’il allait à Pereyaslav pour prêter allégeance à Moscou !" (Bohdan Kmelnytskyj s’est allié au tsar Alexis de Moscovie lors du traité signé à Pereyaslav en 1654, quoique aucune trace écrite ne subsiste de ce document - ndlr). Ce geste s'est avéré terrible : la fille s'est empoisonnée, ainsi que toute la famille, avec cette eau, qui s'est transformée en eau morte. Le symbole est clair : l'alliance avec les Moscovites, c'est le poison et la mort. (Avant le début du XVIII siècle, il conviendrait d’appeler les Russes Moscovites - ndlr). La deuxième ligne du sujet concerne la seule survivante du massacre de Baturyn (capitale des hetmans ukrainiens aux XVII-XVIII siècles qui fut détruite sur ordre du tsar Pierre Ier), la jeune fille a servi à boire à cheval de l'hetman qui partait pour s'allier avec le tsar russe. Elle est tombée morte sur le seuil de sa maison, "punie" pour ce geste, sans savoir qu'elle avait commis un grave "péché" : la trahison, l’intelligence involontaire avec l’ennemi. La métaphore est explicite. Un autre symbole : la mort du bébé "encore emmailloté", qui a commis une faute innocente, mais tout aussi impardonnable : il a souri en voyant un magnifique navire doré sur le Dnipro, sur lequel se déplaçait l'impératrice russe Catherine II, la destructrice de la Sitch des cosaques zaporogues en 1775, le fief de la liberté ukrainienne (la Sitch située sur un îlot du fleuve Dnipro était le centre politique et démocratique des cosaques ukrainiens - ndlr). Dans les trois histoires, c’est l’eau qui affaiblit et tue, et dans la dernière, il est même fatal de se trouver à sa proximité. Est-ce pour cela que Chevtchenko a choisi à plusieurs reprises l'assèchement du Dnipro comme symbole du déclin de l'Ukraine : comme si le fleuve ayant cessé d'être source de vie, le manque d'eau devenant une perte de vitalité. [caption id="attachment_1230" align="alignnone" width="498"]
Psychanalyse du traumatisme national
La perte de la mémoire et de l'identité collective signifie la disparition de la nation. Mais dans l'intrigue de "La grande cave", il y a une autre partie, liée non pas au passé ni au présent, mais au futur. Cet événement, - et il est absolument nécessaire dans l'intrigue de l’histoire en tant que telle, - est la naissance d'un sauveur et la promesse d'expiation pour les anciens péchés, ainsi que le renouvellement et la gloire futurs. La nuit fatidique, à l'heure des signes célestes et des phénomènes magiques (quand "Au-dessus de Kyiv // Un balai s'étendit, // Et sur le Dnipro et sur Tyasmin // La terre trembla. // Entends-tu ? // La montagne au-dessus de Tchygryn gémit. // Oh! Rit et sanglote // Toute l'Ukraine!"), des jumeaux sont nés. Kyiv apparaît comme le centre du monde ukrainien, la cité de Dieu, comme toujours chez Taras Chevtchenko, et Tchygyryn symbolise à la fois la gloire cosaque et la tragédie de la perte. (Tchyhyryne était un quartier d’hiver fortifié des cosaques ensuite transféré à Batouryn - ndlr) [caption id="attachment_1231" align="alignnone" width="502"]
Révision du récit
Chevtchenko était destiné à être le poète des gens qui n'avaient pas de réponse à la question la plus simple : "Qui es-tu ?". Beaucoup de contemporains du Kobzar (titre de son célèbre recueil de poèmes et qui est décerné à Chevtchenko en personne, ndt) ne pouvaient ou ne voulaient pas s’identifier en tant qu’Ukrainiens, accepter un nom qui unifierait la communauté et la distinguerait des autres, la séparerait de ses voisins. "Le poème-message" est devenu un appel à travailler en vue de l'acquisition de l'identité et de l'unification nationale. Ne sachant pas qui ils étaient, les représentants de l'élite se contentaient plutôt des définitions forgées par autrui. La sagesse ("Si vous avez étudié comme vous l’auriez dû // Alors la sagesse serait la vôtre"), semble-t-il, ne peut pas être simplement empruntée, acquise uniquement à partir d'échantillons et de modèles existants : elle doit être construite par soi-même, en tenant compte de ses propres besoins et priorités. Les professeurs étrangers, ces "Allemands" omniprésents ("Terres allemandes, pas terres étrangères" dans la géographie métaphorique de Chevtchenko sont souvent perçus comme frontalières de l’Ukraine, bien que ses contemporains se rendaient plus souvent pour "faire des études" à Moscou et à Saint-Pétersbourg qu'à Berlin) inventent des théories sur l'origine de telle ou telle ethnie en fonction de leurs propres intérêts. Le peuple "sans caractéristiques", privé du droit à l'autodétermination, ne peut qu'être d'accord avec n'importe quelles chimères : "mongols" - alors "mongols", "slaves" - alors "slaves". De plus, tous les colonisateurs interdisent à leurs colonisés de raconter leur propre histoire. [caption id="attachment_1232" align="alignnone" width="500"]
"Importation" ou authenticité
Maria Markovych était destinée à devenir la George Sand ukrainienne. À l’instar de l'écrivaine française, elle choisissait un pseudonyme masculin et se faisait connaître sous le nom de Marko Vovchok, tout en défendant la liberté des femmes. C'est elle du reste qui a traduit pour la première fois dans l'Empire russe le célèbre ouvrage de Stuart Mill. La révolution industrielle au milieu du XIXe siècle avait provoqué la fuite en masse des femmes hors de leur foyer, en raison du besoin de main-d’œuvre dans les usines de tissage; moins bien payées que les hommes, elles se mobilisèrent pour leurs droits économiques d’abord, puis électoraux. Nos féministes d’aujourd’hui sont parfois accusées d'avoir importé d’Occident les idées émancipatrices alors inconnues et inutiles pour notre Ukraine florissante. C’est montrer l'ignorance des fervents admirateurs de l'ordre patriarcal. Les femmes ukrainiennes ont obtenu le droit de vote bien avant les citadines de nombreux pays occidentaux. Il est à noter que les premières grandes organisations féminines sont apparues au début des années 80 du XIXe siècle. À l'époque soviétique, la conscience en a été soigneusement étouffée; le "deuxième sexe" a été si minutieusement et obstinément exclu de l'action politique que certains croient encore que l'histoire n'a été faite que par les hommes. Les galiciennes [ressortissantes de la Galicie, région dans l'ouest de l'Ukraine - ndlr], sont alors les plus actives : en 1884, la Société des femmes ruthènes est fondée à Stanislav (aujourd'hui, Ivano-Frankivsk). L'écrivaine et militante Nataliya Kobrynska en est la coordinatrice. La question des droits des femmes, en constante évolution, fait son apparition dans de nombreux documents politiques, dans les programmes des partis et dans les mouvements, en particulier de gauche, socialistes. Le leader politique de Galicie, un des plus grands poètes ukrainiens Ivan Franko, avoue une grande estime pour les activités de Kobrynska et de ses alliées. Dans son article "Des dernières décennies du XIXe siècle", il souligne : "En Galicie, Nataliya Kobrynska est au premier plan. Elle se donne pour objectif de secouer notre communauté féminine, elle travaille dans le domaine de la fiction, mais elle est aussi éditrice et pionnière dans le mouvement des femmes de notre pays; elle forme des organisations de femmes, elle fait campagne pour le dépôt de pétitions en faveur de l'éducation et des droits des femmes, impose le dialogue avec les femmes d'autres nations, des Allemandes et des Tchèques. En un mot, elle s'efforce d'attirer nos femmes dans la sphère des idées et des intérêts des femmes européennes avancées." Telle est l’origine de l'européanisme et du libéralisme ukrainiens; elle mérite le respect, en justifie l’étude, le développement et le progrès de son histoire.L'émancipation par la parole
Aux XVIIIe et XIXe siècles, la profession la plus accessible pour une femme instruite était l’exercice de l'écriture. Il pouvait assurer une certaine indépendance économique et en même temps n'exigeait pas de se montrer "en société", ou du moins pas quotidiennement. Dans certaines conditions favorables, le salon familial pouvait devenir un bureau confortable pour la maîtresse de maison; mais seulement lorsqu'une telle activité "déviante" était tolérée par la famille. De nombreuses écrivaines mondialement reconnues ont subi des critiques, accusées de perdre leur temps au lieu de se consacrer à des activités domestiques, telles que coudre, laver et nettoyer. Jane Austen, par exemple, qui écrivait dans le salon, gardait toujours à portée de main une feuille de papier blanc, afin d’avoir, en cas de visite, le moyen de cacher aux regards indiscrets son occupation pécheresse. Olga Kobylyanska cachait ses cahiers dans des tiroirs secrets, craignant la colère et la punition de son père. Ce n'est donc pas un hasard si parmi les projets d'émancipation les plus réussis se trouvait un projet littéraire. En 1887, grâce aux efforts de Nataliya Kobrynska et d’Olena Ptchilka, le recueil "La première couronne" fut publié à Lviv. Son contenu permet aujourd'hui de comprendre les œuvres littéraires classiques et les règles artistiques de l'époque. Dans les pages du recueil, les femmes osaient enfin parler de leurs difficultés. Cela demandait un courage inouï. Il semble que les auteures elles-mêmes aient eu un peu peur de leur affranchissement, alors elles ont eu recours à des astuces un peu risibles pour préserver leur pudeur. Le poème d'Olena Ptchilka qui ouvre la publication, rétrécit le cercle de ses destinataires : "Notre œuvre ne mérite pas votre attention, artistes illustres !" Nous écrivons pour nos sœurs, « pour les âmes timides et douces ». Qui sait quelles peurs ont dicté ces lignes! Et cependant elles n’ont pas évité les critiques qui ont jailli immédiatement, et ce, venu de leur environnement proche. Mykhailo Drahomanov (grand historien et philosophe ukrainien du XIX siècle - ndlr) écrivit à sa sœur, Olena Ptchilka, que son histoire "Camarades" était "fausse", inspirée non pas par la vie, mais par un fantasme d'auteur. N'y a-t-il pas de l’ironie dans cette vision masculine des « artistes illustres » qui dominait? De nos jours, le rôle d'Ivan Franko dans l'édition de "La première couronne" est volontiers mis en avant; ce rôle est bien moindre en réalité. Ce n'est pas nouveau: alléguer une tutelle masculine de la part des femmes qui souhaitaient obtenir position et succès, a longtemps été considéré comme de bon ton, car comment le sexe "faible" pourrait-il s’en sortir sans l'aide du "plus fort"... Dans le même temps, Olena Ptchilka, dans ses Mémoires, s'est plaint de l'intolérance de Franko ou, pour le dire plus simplement, d'une censure et d'une ingérence insupportables dans l’édition du recueil, et jusque dans son contenu. "Le fait est que bien que toute l'écriture et la révision des manuscrits de "La première couronne" aient été gérées par des femmes, un homme, Ivan Franko, s'est impliqué dans la partie technique de l'édition. On sait qu'à chaque publication, outre la partie littéraire, beaucoup de travail est nécessaire, en lien avec l'impression elle-même, - relations avec l'imprimeur, les libraires, la censure, etc. Dans ces mêmes Mémoires une autre auteure de l'oeuvre, Nataliya Kobrynska, a confié que Franko s’était engagé à apporter son aide pour tous ces problèmes "purement techniques", gracieusement. Nous devrons donc payer avec notre gratitude, a ajouté la rédactrice. Ainsi - soit en passant par l’éditeur, soit par la correction ou par un autre moyen - Franko connaissait les œuvres qui allaient être imprimées. “Par conséquent, il a conseillé de supprimer l’un des essais, de la plume d’Olga Kobylyanska, parce que cet écrit lui semblait défectueux ou médiocre. Et alors, regrette Kobrynska, « La première couronne » n’a pas eu l'honneur de publier la première œuvre de l'écrivaine, devenue plus tard une si célèbre sommité de la littérature ukrainienne ! C'est ainsi que le destin a décidé de rémunérer notre seul soutien masculin..." Ces lignes reflètent les échos de la «guerre des sexes» et de la lutte pour la défense des valeurs, devenue l’une des caractéristiques du modernisme européen. Les nombreux textes du recueil développent la thématique de la sororité et de la nécessaire union des femmes pour défendre leurs droits et leurs libertés.Les "camarades" du programme
Les principaux textes de "La première couronne " sont le roman d'Olena Ptchilka "Camarades" et la nouvelle de Natalia Kobrynska "Mme Shuminska". Ce sont des histoires de jeunes filles qui ont quitté le foyer familial édifié par leur mère. Ces récits décrivent des perspectives très dissemblables selon le point de vue des différentes générations, les aînés ou les plus jeunes. Pour Mme Shuminska, qui n'est plus très jeune, le souci du confort du foyer donne sens à toute sa vie : "C'était sa maison, tout son monde. Elle n'imaginait pas d'autre espace, pas plus loin que derrière ses fenêtres, sa pensée ne quittait pas ces murs. Toute sa vie y était enfermée, elle ne voulait rien de plus que ce qui était inclus dans cet espace. Cette maison, si calme d'apparence, était tout son bonheur, elle lui suffisait en tout." Cependant, un nouveau "zeitgeist" (l'esprit du temps), incompréhensible pour elle, arrive (c'était aussi le nom de la version ultérieure de cette nouvelle de Kobrynska). Le temps est venu où "les fils se soulèvent contre leurs pères, et les filles contre leurs mères". La modernité de cet esprit du temps est difficile à mesurer! Après tout, le conflit des générations dans la culture patriarcale a traditionnellement et invariablement été celui entre pères et fils. Était-ce simplement l'exclusion des femmes du processus historique ? Ou bien, fallait-il se convaincre que les filles ne se rebellent pas, mais veillent toujours comme de pauvres « protectrices » sur la tradition et l'ordre domestique éternel ? L’héritage de la filiation féminine est devenu extrêmement important dans le tournant des XIXe et XXe siècles, et Nataliya Kobrynska a saisi ces changements avec sensibilité. [caption id="attachment_1179" align="alignleft" width="475"]

Casser les vitres
Si la pratique médicale est alors exceptionnelle, l'enseignement devient beaucoup plus fréquemment une profession féminine. Plusieurs auteures de "La première couronne" gagnaient leur vie en travaillant dans des établissements scolaires. Parmi elles, la célèbre poètesse Ulyana Kravchenko, chargée d'écrire une nouvelle sur la vie d'un enseignant. Ivan Franko, cependant, n’a pas, semble-t-il, approuvé la publication de "Voix du cœur", qui a donc été édité plus tard. Pourtant encore aujourd’hui, la nouvelle suscite un vif intérêt. Elle décrit très subtilement les affres d'un choix difficile; il s’agit de renoncer à un bonheur personnel au bénéfice d’autrui et d’assurer le respect de soi et la fidélité à ses valeurs. Ulyana Kravchenko abolit l'opposition habituelle entre le rationnel, apanage masculin, et l’émotionnel, attribut féminin. Son personnage féminin fait un choix, non en répondant à l'appel du cœur, mais à partir d’un argument rationnel. Lors d’élections, elle ne soutient pas son fiancé, mais choisit l'enseignant ukrainophile persécuté. En d’autres termes, elle atteste de la capacité d'une femme à défendre ses propres opinions et ses valeurs. Pour de nombreuses auteures du recueil, l'idéologie émancipatrice est restée importante tout au long de leur carrière. Et les féministes les plus cohérentes se sont avérées être les plus cohérentes des modernistes. Ce sont Lesya Ukrainka et Olga Kobylyanska qui ont orienté la culture ukrainienne vers le modernisme. Les femmes en sont venues à influencer le cours de l'histoire, à en devenir des actrices. La Première Guerre mondiale a apporté des changements irréversibles. Lorsque les hommes sont partis à la guerre, les femmes ont occupé leurs emplois. À la fin de la guerre, elles ont refusé de revenir dans l'espace domestique. Ce n'est pas un hasard si dans les années 1920, le mode de vie, les moeurs et la mode elle-même ont changé: les robes et les jupes se sont raccourcies pour faciliter l'utilisation des transports urbains. Les féministes les plus radicales qui ont continué à exercer un métier, ont réalisé l'importance et la signification de cette première brèche. Dans les années 1930, une poétesse ukrainienne Olena Teliga écrivait que lorsque "La première couronne" a surgi, ce fut comme si "dans le haut mur qui séparait la cour étroite de la vie des femmes, du vaste monde, alors accessible uniquement aux hommes, quelques femmes courageuses avaient brisé les vitres des fenêtres à travers lesquelles on pouvait voir le monde et y projeter ses désirs et ses aspirations à l’exemple de ceux qui y vivent". La tâche fixée avec intelligence par Virginia Woolf - tuer le génie du foyer - a été achevée avec éclat par les écrivaines modernes. [post_title] => Les femmes ukrainiennes dans la guerre des sexes. La naissance et l'essor du féminisme dans la littérature ukrainienne [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => closed [ping_status] => closed [post_password] => [post_name] => les-femmes-ukrainiennes-dans-la-guerre-des-sexes-la-naissance-et-l-essor-du-feminisme-dans-la-litterature-ukrainienne [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2022-10-20 09:35:40 [post_modified_gmt] => 2022-10-20 09:35:40 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://tyzhden.fr/?p=1178 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw ) [3] => WP_Post Object ( [ID] => 816 [post_author] => 4 [post_date] => 2022-09-26 09:48:02 [post_date_gmt] => 2022-09-26 09:48:02 [post_content] => En 1887, le Journal de Maria Bashkirtseva, est publié à Paris. Il provoque aussitôt un énorme scandale. Le degré de franchise de la jeune artiste va à l’encontre de toutes les prescriptions du XIXe siècle patriarcal et puritain. Le critique littéraire français le plus autorisé de l'époque, Ferdinand Brunetier, qualifie le livre de "scandaleux" et "inutile", et le genre autobiographique lui-même de "genre de la plèbe, des femmes et des adolescents". Tout est intéressant dans cette définition ! La hiérarchie des genres, dans laquelle l'autobiographie, le dévoilement sans crainte de soi et l'auto-analyse sont placés tout au bas de l’échelle. La place des femmes auteurs mise entre la "plèbe" inculte et les adolescents infantiles. Et, enfin, la confiance du professeur de littérature dans l'infaillibilité de ses jugements. Il est aujourd'hui évident que Brunetier s’est complètement trompé.La cosmopolite aux racines ukrainiennes
Maria Bashkirtseva est l'une des premières femmes peintres dont les tableaux figurent dans la collection du Louvre. Cependant, elle est plus connue pour ce journal intime "inutile". Alors pourquoi attire-t-elle l'attention des lecteurs, suscite-t-elle des discussions et des controverses depuis près d'un siècle et demi ? L'auteur n'avait pas peur de se présenter comme une femme ambitieuse, prête à se battre pour être reconnue dans un monde d'hommes et à revendiquer les valeurs accessibles uniquement aux représentants du sexe "fort". De nombreux manifestes féministes avaient déjà été rédigés à l’époque, abordant la lutte pour les droits économiques, mais aussi politiques et le vote des femmes. George Sand, bien avant Bashkirtseva, a montré par son propre exemple que les pantalons sont plus confortables que les jupes, et qu'une femme qui porte un tailleur pantalon ne provoque pas de cataclysme mondial et de déplacement de l'axe de la terre… Après George Sand, il est devenu plus facile pour les femmes écrivains de se réaliser. Dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle, il arrivait même que des romanciers à succès, tels que Gustave Flaubert ou Ivan Turgenev, considèrent qu'il est possible de reconnaître le mérite d'une femme écrivain. En 1878, le premier congrès international des femmes s'est tenu à Paris. En Ukraine, l'œuvre de Maria Bashkirtseva est le plus souvent considérée comme une exception, un phénomène à part. Cependant, les dernières décennies du XIXe siècle ont été le moment de l'apparition de voix féminines dans de nombreuses littératures nationales. Ses contemporaines étaient les Britanniques Olive Shriner et Virginia Woolf, les Italiennes Ada Negri et Grazia Deledda, la Polonaise Gabriela Zapolska, ou les Ukrainiennes Olga Kobylyanska et Lesya Ukrainka. Dotée d'une grande énergie et d'une grande volonté, Maria Bashkirtseva rêvait d'une carrière artistique, d'une renommée mondiale et de réalisations incroyables dans le vaste monde. Elle ne s'est pas contentée de rêver, elle a aussi travaillé dur pour mettre ses plans à exécution. C'est d'autant plus impressionnant que la jeune aristocrate avait tous les moyens de satisfaire son ambition. Cependant, le rôle d'hôtesse du salon à la mode ne l'attirait pas. Bashkirtseva est née en Ukraine. Son père, qui avait un titre élevé de conseiller d'État, possédait un immense domaine à Havrontsi dans la région de Poltava, près de Dykanka. Maria soulignait volontiers lors de ses voyages en Europe qu'elle ne venait pas de Russie, mais d'Ukraine. Le mariage de ses parents n'était pas heureux ; sa mère s'est finalement séparée de son mari et s'est installée sur la Côte d'Azur. Ainsi, ayant vécu toute sa vie adulte en France, Maria s'identifie avant tout comme une représentante de la bohème artistique cosmopolite. Elle a été gagnée par les idées émancipatrices populaires à l’époque.A bas la modestie
La franchise maximale de la jeune fille, dans les pages de son journal aurait due être accueillie favorablement à l'époque du culte du réalisme et de la vérité. Mais ses esquisses psychologiques et ses autoportraits étaient trop différents de ce qu'on appelait la vérité et la réalité, à l'époque victorienne. Les contemporains de Bashkirtseva voulaient croire que si l'on ne parle pas de certaines choses, si l'on détourne timidement le regard, alors elles n'existent pas. Les principes du caractère féminin tels qu'ils ont été interprétés par la psychologie positiviste darwinienne de la seconde moitié du XIXe siècle, ne coïncident pas avec ce que l'auteur du journal ne craint pas d'écrire. Sans parler de la tolérance sociale, des coutumes et des jugements. Au final, elle a enfreint le commandement moral le plus inébranlable du deuxième sexe : la modestie. Un ange chaste en mousseline et en dentelle aurait dû se soucier avant tout de la décence, c'est-à-dire de sortir de l'ombre aussi rarement que possible et de révéler sa propre subjectivité. Au contraire, ici, une femme revendique des droits et des prérogatives intrinsèquement masculins, tels que la popularité, la célébrité, la carrière, la créativité, la politique, l'activité publique, et en même temps n'a pas peur d’assumé sa féminité. [caption id="attachment_819" align="alignnone" width="500"]

