Aristocrate, féministe, membre de la Rada centrale

Culture
9 novembre 2022, 15:17

Lyudmyla Starytska-Tchernyakhivska dans le modernisme ukrainien et le Mouvement de libération nationale

Lyudmyla Starytska-Tchernyakhivska a été impliquée dans de nombreux tournants et événements fatidiques de l’histoire ukrainienne. Elle a été élevée dans l’environnement de la Vieille Communauté de Kyiv (une organisation de l’intelligentsia ukrainienne, engagée dans des activités sociales, culturelles et éducatives, elle y fut active de 1859 à 1876 – ndrl), comme la fille d’un éminent écrivain. Ce n’est pas pour rien que presque toutes les intrigues de ses drames racontent l’histoire du combat politique de notre élite nationale. Elle a pris une part active aux groupes culturels et politiques de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, en particulier dans le cercle « Pleïada », la Société des Progressistes ukrainiens, a collaboré au journal « Rada » et au « Journal littéraire et scientifique ». En 1917 elle est élue à la Rada centrale (le Parlement ukrainien).

Famille de théâtre

D’après la légende, le père de Lyudmyla, Mykhaïlo Petrovytch Starytsky, tenait sa généalogie de la famille des Rurikovytch (dynastie grand-ducale des souverains de la Ruthènie – ancêtre de l’Ukraine – dont le nom provient de son fondateur légendaire, le prince viking Rurik – ndlr), et plus directement d’un prince Starytsky, qui a fui les Moscovites et rejoint les Cosaques. Les ancêtres de Mykhaïlo Petrovytch appartenaient à l’élite cosaque, ils exerçaient souvent une carrière militaire, mais lui-même aimait le théâtre et finançait une troupe itinérante. Après avoir rompu avec l’écrivain et dramaturge Marko Kropyvnytskyi, il a essuyé des pertes financières importantes et il a dû gagner sa vie principalement à l’aide de sa plume. Par conséquent, il a préparé sa fille à des activités professionnelles et non au rôle d’hôtesse d’élégants salons mondains. (Bien que, soit dit en passant, le salon littéraire de Lyudmyla Starytska-Tchernyakhivska ait joué un rôle important dans le développement de notre écriture dans les années 1920.)

Ses proches chérissaient sa conscience nationale de manière constante et cohérente, quels que soient le sexe et l’âge. De nombreuses années plus tard, Lyudmyla a rappelé avec une crainte respectueuse comment « Oncle Kolya » (sa mère Sofya Vitalyivna était la sœur du grand compositeur ukrainien Mykola Lysenko) l’a forcée à écrire des dictées ukrainiennes alors qu’elle était très jeune, la privant impitoyablement des avantages de l’été. Et il n’a pas choisi des textes pour enfants, mais de longs passages de la prose de Nechuy-Levytskyi (un romancier ukrainien du XIX siècle).

Lyudmyla Starytska-Tchernyakhivska

Voici Kardashivka, le domaine de Starytskyi à Podilia : « Et tout est à moi, et le soleil, et le jour, et le jardin, et le parc, l’écurie où il y a tant de chevaux et notre cocher bien-aimé Ohrim, qui nous mettra sur un cheval et nous laissera diriger les chevaux, et le chariot pour moi et ma sœur, et surtout, un chenil où il y a tant d’amis : les chiens de chasse respectables, noirs, aux pattes jaunes, les pointers vifs et une tendre et douсe setter Visla avec des petits chiots, tellement beaux et réconfortants. Tout est à moi… Mais je suis assise à la table, clouée à la chaise, comme Prométhée à son rocher. Il y a des livres sur la chaise en-dessous de moi, parce que je suis toute petite. Je me suis penchée sur le cahier en deux lignes et je trace soigneusement les lettres.

Et il y avait de nombreux spectacles, festivals de musique pour enfants, la participation aux hommage de Taras Chevtchenko (immense poète national ukrainien- ndlr). Et encore, Mykola Lysenko exigeait des performances impeccables des petits artistes. Une très jeune fille a même dû parler à la police quand les Starytsky ont été soupçonnés d’être impliqués dans une tentative d’attentat. Les policiers sont venus procéder à une fouille dans sa famille.

C’est pendant son enfance que la formation du théâtre professionnel ukrainien a eu lieu. Les premières représentations sont devenues de véritables manifestations nationales. Starytska a laissé les souvenirs étonnamment attentifs aux détails et aux humeurs des premières représentations de la troupe de Mykola Sadovskyi et Mark Kropyvnytskyi à Kyiv. « A l’époque le théâtre Bergognier avait encore un passage étroit ; à droite était la caisse enregistreuse ; les gens se rassemblaient autour de sa fenêtre, prenant les derniers billets, et ceux qui en avaient déjà, se bousculant, se hâtaient de monter l’escalier. Puis la porte a claqué, et nous nous sommes finalement retrouvés dans le couloir du premier étage, et immédiatement cet air théâtral spécifique a soufflé sur nous, ce qui, d’une manière ou d’une autre, met agréablement les nerfs à l’épreuve : la chaleur… l’odeur de la poudre, de l’encens et de la lumière au gaz. Les gens se rassemblent dans le couloir… Il y a le couloir étroit, un vieux parquet usé, les petites portes de boîtes avec des lettres et des chiffres noirs, les klaxons à gaz et les affiches blanches sur les murs. C`est une ancienne image de vieux théâtres ».

 

Récit de femme

La littérature était, après tout, son métier. Lyudmyla devient le co-auteur de son père. Ils commencent ensemble le roman « Bohdan Khmelnytskyi ». Pour dépeindre l’hetman et son époque, les romanciers se sont mis en tête de réaliser une super tâche. C’était l’un de nombreux actes de résistance culturelle consciente de l’époque. Le fait est que la trilogie « Par le feu et l’épée » de l’auteur polonais Henryk Sienkiewicz venait de gagner une popularité incroyable. Dans cet ouvrage, les Ukrainiens apparaissaient comme des sauvages des steppes, et la seule raison de la grande guerre contre les Polonais était un ressentiment personnel de l’hetman Khmelnytskyi.

Le professeur Volodymyr Antonovytch (1834-1908) s’est opposé à ce concept. Les Starytskyi voulaient aussi offrir leur propre vision, une version ukrainienne de la lutte menée par Khmelnytskyi. Dans le cercle de l’ukrainisme moderne, de nouveaux modèles de comportement féminin, des formes de communication et de coopération, de nouvelles idées sur la position du «deuxième sexe» dans la société sont en cours de développement. Lessia Ukraïnka (1871-1913), grande poétesse ukrainienne, a dédié son poème « À une camarade en mémoire » à Lyudmyla Starytska. L’expérience lyrique est liée à certains événements spécifiques. (Et tu te souviendras du jardin, du haut porche, // Des étoiles volantes, d’une nuit d’été tranquille, // De nos conversations, du chant et enfin // D’une chose fragmentaire, ardente, persistante »).

Lyudmyla Starytska-Tchernyakhivska

Ma camarade ! Qui sait s’il sera bientôt nécessaire de mener à nouveau des conversations passionnées. Tant que le cœur bat encore en souvenir d’eux, j’écrirai mes tristes pensées pour que vous vous en souveniez. Ces souvenirs vous rappelleront les anciennes disputes passionnées sur le statut d’esclave-subordonnée de l’Ukraine, sur la nécessité du travail et de la lutte. Je ne regrette pas que cela vous rappelle une impulsion de haine féroce. Seul celui qui n’a jamais aimé personne ne connaît pas la haine !

Ces femmes sont prêtes à prendre l’épée pour se battre. Le mot « chevalière » dans ce contexte agit comme un féminin à part entière aux côtés du concept de « chevalier ».

Lyudmila Starytska est devenue un auteur de l’almanach « La première couronne », elle a écrit plusieurs textes presque programmatiques sur la « question féminine » si populaire à cette époque. Dans « Мes rêves », la protagoniste se rebelle contre son statut inférieur et cherche des exemples dans le passé pour comprendre comment changer ce monde. Tous ses jeunes rêves sont brisés par l’affirmation « tu es une femme et ton chemin dans le monde est étroit », car tu es « une créature sans valeur et fragile ». Et vous ne pouvez qu’incliner humblement la tête devant la haute porte du temple de la science, mais vous n’avez pas le droit de franchir ce seuil. Soit dit en passant, cette image d’une porte fermée, d’une porte imprenable, d’un mur, d’une porte verrouillée était souvent utilisée par les femmes écrivains pour décrire leur position dans une culture patriarcale. On retrouve des motifs similaires chez Lessia Ukraïnka et Virginia Woolf.

Un mythe romantique de la réussite féminine est en train de se créer et les secrets de l’histoire se dévoilent. Les martyres chrétiennes meurent sans renoncer à leur foi fervente. De braves femmes germaniques se jettent sur les lances des légionnaires romains. Les femmes ukrainiennes sacrifient leur vie pour défendre la forteresse assiégée de Busha. (Il s’agit de l’épisode historique de l’époque de Khmelnytskyi, la bataille héroïque pour la ville de Podilsk est une allusion au roman dramatique de Mykhailo Starytskyi « La défense de Busha ».) Les femmes doivent se réveiller de leur éternel silence et réaliser leurs rêves dans le vaste monde.

Ce premier texte de Lyudmyla Starytska est stylistiquement similaire aux énoncés de programme de l’almanach « La première couronne ». Les appels aux femmes à lutter contre leur secondarité et leur infériorité, les rappels du devoir civique.

Le drame « Sappho » de Lyudmyla est l’histoire d’une femme exceptionnelle qui acquiert une renommée et une reconnaissance dans le grand monde, mais qui s’avère faible pour rester au sommet. Sappho a enchanté toute la Grèce par son chant, elle est ceinte d’une couronne de lauréate ; même le glorieux Alcaeus cassa sa lyre, car « … après Sappho // Personne n’ose toucher aux cordes d’argent ». À sa grande surprise, « cette créature faible, cette fille a vaincu les hommes ». C’est sans doutes la première fois qu’une femme devenait l’égale des hommes les plus glorieux.

Cependant, Sappho remercie sa muse, qu’elle appelle son amie sans grande révérence, uniquement pour avoir aidé à émouvoir jusqu’aux larmes le seul et unique auditeur et admirateur, Phaon. Et la lauréate, couronnée de lauriers, ne prie pas le souverain du Parnasse, mais Aphrodite, suppliant la déesse de l’amour de lui donner le charme qui gagnera le cœur de son amant. Sappho espère séduire son homme avec les cadeaux que les hommes éminents ont toujours apportés aux femmes :

A tes pieds je déposerai la gloire et l’immortalité avec une joie caressante.

Mais alors le jeune homme devrait être fier des réalisations de sa femme, pas des siennes. Il est peu probable qu’il soit satisfait du statut de mari de la lauréate. Cette femme jouissait du respect dans une société patriarcale, brillant non pas avec sa propre lumière, mais avec la lumière réfléchie. Pour un représentant du sexe fort, un tel rôle passif est plutôt humiliant et pitoyable, car il lui est donné de gagner et d’acquérir. Phaon n’a pas besoin d’une telle perversité, dans sa hiérarchie des valeurs, il veut le bonheur tranquille avec une femme ordinaire. Sappho est prête à un moment donné à renoncer à sa renommée pour l’amour :

Et je changerai volontiers les lauriers froids en la chaude fleur de la couronne de mariage !

Dans le système de valeurs romantique (et Lyudmila Starytska utilise une rhétorique expressivement romantique) pour un poète masculin, un tel échange d’une couronne de laurier contre un mariage serait plutôt honteux, serait une preuve d’humiliation et de manque d’autosuffisance. Trahir la déesse-muse pour le bien d’une femme terrestre, enterrer son don de Dieu dans le sol, c’est un signe de faiblesse, pas de force.

Juste à l’ère du modernisme les notions mêmes d’une muse pour une femme auteur deviennent le sujet d’une réflexion approfondie et d’une révision intrépide. Dans la relation de ces belles déesses, sources d’inspiration du Parnasse avec leurs élus, il y a toujours une certaine connotation érotique, car la muse apparaît sous l’image d’une belle femme prête à servir de manière chevaleresque son poète. Alors comment l’auteur du même sexe doit-il appeler la muse, comment la relation entre les deux femmes doivent – elle se construire ?

D’ailleurs, déjà à la fin du XIXe siècle, les féministes radicales appelaient à abandonner complètement cette créature fantasque et, disaient-elles, pas trop nécessaire. Mais il est clair qu’il ne sera pas possible « d’annuler » de tels symboles de base en raison d’une contrainte idéologique. Après tout, des femmes écrivains et des artistes exceptionnelles ont donné bon nombre de leurs propres réponses individuelles aux questions sur les sources de leur inspiration. Lessia Ukraïnka, par exemple, dans le poème « Comme j’aime ces heures de travail » introduit l’image de Perelesnyk (créature démoniaque incarnée dans le corps d’un être aimé trépassé – ndlr) comme quelqu’un qui :

… se penche vers moi
Et prononce des paroles magiques.

Sappho dans le drame de Lyudmyla Starytska-Tchernyakhivska appelle la muse une amie. Cependant, ses prières ne sont pas adressées au patron des muses, Apollon, mais à Aphrodite. Au moment du désespoir, la chanteuse veut complètement fracasser la lyre contre une pierre. Mais elle n’abaisse pas l’instrument levé pour frapper, mais le « tient contre son cœur », en tenant compte d’une autre perspective. Comme elle le pense elle-même, elle a observé sa propre situation non pas d’un point de vue traditionnellement féminin, mais d’un regard masculin, et alors tout lui a semblé un « сaprice » et une » blague »: « Et je plonge dans l’oublie à cause de caprices ? // Et toutes mes pensées retourneront au néant ? ». La poétesse traverse le moment précis du changement d’identité de genre et d’attitude axiologique.

Tais-toi, femme dans l’âme ! Allez ! Entends-tu! Je veux être un homme fort ! Lève-toi, Sappho ! Des lauriers t’attendent et un magnifique chemin du Parnasse à l’Olympe…

Les élus des dieux « n’ont pas de liberté » pour échanger « son drapeau contre un petit sentiment ». Sappho comprend qu’elle n’est pas capable de faire un choix définitif et de renoncer à l’amour au nom de la créativité. Elle se jette de la falaise dans la mer, accablée de honte et de désespoir, parce qu’elle a déshonoré le don de Dieu.

 

Conflit entre créatif et civil

Dans l’héritage dramaturgique de Lyudmila Starytska-Tchernyakhivska, le drame « Ailes » daté de 1913 est extrêmement intéressant. Non sans influence de la pièce « Une maison de poupée » d’Henrik Ibsen, elle oppose l’intérieur étouffant et pernicieux, cet espace intérieur, domestique, privé, où règne sans partage la matrone d’antan, gardienne du foyer familial, et l’espace libérateur, extérieur séduisant, « l’espace froid de la vie », qui peut durcir et élever une femme, lui donner une chance de se réaliser.

L’histoire d’une femme écrivain de talent qui a essayé de combiner les devoirs maternels et conjugaux traditionnels avec la créativité est l’histoire d’une défaite tragique et de la prise de conscience de l’incompatibilité d’ « une maison de poupée » et d’un atelier artistique. Les problèmes de la « nouvelle famille » sont discutés avec passion dans la pièce. L’inviolabilité du monde domestique, qui semblait être le seul « bonheur certain d’une femme », seule la matrone âgée Maria Oleksandrivna protège ici. Au lieu de cela, les représentants de la jeune génération savent déjà que le foyer familial ne cicatrisait pas les blessures, mais « au contraire ne faisait que les ouvrir » : « A partir du moment où le foyer familial a été allumé, un esclave est entré dans le monde, et cet esclave est devenu une femme. Parce que celui qui est allé à la chasse, s’est habitué à l’audace et a acquis la bravoure, et celle qui devait porter du bois ne s’est habituée qu’à courber le dos. « Les nids sont construits à partir d’ordures » et une femme est détruite en servant cette idole indigne. La prison peut être oppressante, mais elle peut aussi être charmante, car « vous ne voudrez pas vous évader d’une maison aussi accueillante ».

Starytska-Chernyakhivska avec sa fille Veronika et sa nièce Iryna Steshenko. A droite – Feodora (la nounou de Veronika)

Le seul choix pour une femme est de renoncer à cet espace étroit pour le vaste monde et la liberté personnelle. Cependant, la « volonté » dans ce texte est encore décrite de manière assez abstraite. Chez elle, le personnage principal de « Ailes », l’écrivain Lina, n’a pas, pour reprendre l’expression de Virginia Woolf, son propre espace, un lieu inaccessible aux futilités du quotidien. Remplir un carnet de recettes culinaires semble à beaucoup de ses amis être une affaire plus importante que de noter leurs propres observations de la réalité.

Starytska-Tchernyakhivska critique vivement le modèle traditionnel de la famille, la répartition des rôles et des responsabilités entre hommes et femmes. De plus, le problème réside principalement dans les idées stéréotypées sur la dignité masculine. Contrairement à la prose primitive, le drame ne concerne plus le sacrifice féminin et la modeste volonté de soutenir un homme. L’accent n’est pas tant mis sur la nécessité de renouveler la structure familiale elle-même et de dépasser les préjugés psychologiques, que sur le rôle particulier de l' »homme nouveau », un « vrai » homme aux vues similaires qui assumerait volontairement et avec abnégation une partie des responsabilités familiales, principalement l’éducation des enfants.

L’abnégation de quelqu’un est inévitable, car « c’est difficile à deux de s’accrocher aux sommets ». Pour ne pas tomber de la montagne conquise, l’entraide et la parité sont nécessaires. Il s’agit principalement des obligations maternelles et paternelles. D’une part, l’héroïne de « Ailes » remarque : « Napoléon ferait-il beaucoup s’il était assis douze mois à côté d’un berceau ? », et d’autre part elle estime que « la maternité fait d’une femme une esclave, une esclave de son propre cœur ».

C’est précisément dans la littérature du début du modernisme que la question de cette collision de l’expérience maternelle est venu au débat, pour déconstruire les mythes de la maternité comme unique but de la femme. Bien que la glorification et la poétisation de la maternité soient l’un des motifs dominants de la littérature classique et moderne, l’expérience psychologique de la maternité, les spécificités des relations réelles dans la famille, les relations complexes d’autoritarisme et de soumission, de désir et de frustration, d’amour pour les enfants et la nécessité de les sacrifier, tout cela a rarement suscité l’intérêt littéraire, surtout en ce qui concerne les spécificités des collisions psychologiques. L’envie de travailler hors du foyer, de se réaliser dans le domaine professionnel a immédiatement conduit à la nécessité de renoncer au moins partiellement aux fonctions maternelles habituelles. Lyudmila Starytska est l’une des premières femmes auteurs ukrainiennes qui aborde ces conflits aigus et insolubles (dans la structure de la famille patriarcale et de la communauté patriarcale).

En particulier, le choix entre vocation artistique, le service à la muse et les devoirs civiques. En fait un choix entre modernisme et service au peuple, s’avère très difficile. Les rassemblements et les conférences « pour les travailleurs » détournent également l’artiste du service à son talent (le problème, compte tenu des réalités ukrainiennes de l’époque) est très complexe.

Opposant deux types de femmes telles Aspasie et Pénélope (la première, épouse érudite de Périclès et la seconde, épouse d’Ulysse – ndlr) dans le drame « Ailes », l’auteur reconnaît qu’une femme douée a plus de droits qu’une femme moyenne : « Une femme qui a du talent ne doit pas se lier au mariage, elle doit rester une femme libre comme Aspasie, ne dépendant de personne, seulement de son talent. /…/ Et malheur à cette femme qui échange son talent contre les plaisirs de la vie de famille. » (Cette exigence pour une femme talentueuse ne s’appliquait bien sûr pas à la position d’un mari-écrivain doué, sa femme était plutôt censée promouvoir sa créativité.)

Lina est tentée par le sort d’une femme moyenne qui prend plaisir au confort familial. Mais bientôt elle renonce à l’intérieur du nid de sa maison de poupée, usant de la rhétorique du service civique : « Allons-y, mon enfant, allons-y seuls, ensemble, sans aide, je te protégerai, je te défendrai. Seulement toi et eux, ceux dérobées qui ne voient pas le soleil, je donnerai ma vie. Passons de cette maison chaleureuse à l’espace froid de la vie ! Que la pluie nous bat, que le vent nous emporte, que le cœur se fige dans la poitrine, allons-y, mon enfant, nous resterons propres et forts et porterons la vérité dans la vie! ».

Mais cette belle récitation (la fausseté du ton est particulièrement prononcée par rapport, par exemple, à « Orpheus Miracle » de Lessia Ukraïnka, qui possède un thème similaire, où la responsabilité de la communauté envers l’artiste est soulignée ; il ne devrait pas  » être comme une esclave pour nous », car même les dieux puniront pour cela) ne supprime pas la question de l’aménagement d’un espace où une femme, une jeune mère, du moins une femme exceptionnelle, pourrait se réaliser. Parce qu’il est peu probable que l’environnement inhabité froid et inconfortable (décrit ici dans des tons romantiquement sublimes) soit toujours plus favorable à sa réussite en écriture, surtout si elle est avec un bébé dans les bras. De plus, le « nid » familial possède également une collection de livres, et le confort d’un bureau n’est pas non plus superflu pour la lecture.

Après tout, le gaspillage et la mort du talent dans la lutte contre une communauté indifférente et léthargique, contre les malheurs de la vie et les épreuves quotidiennes ont été discutés plus d’une fois à l’ère moderniste. Une sorte de remarque au monologue final pathétique de l’héroïne de « Ailes » pourrait être, par exemple, l’histoire de Richard Iron dans le drame « Dans la forêt » de Lessia Ukraïnka.

La collision entre la lutte pour la libération nationale et la libération des femmes dans la société coloniale est toujours très difficile et douloureuse. Parce que les droits de toute la nation semblent plus importants que les droits de sa « partie ». Il n’y a pas moyen de construire un système démocratique sans tenir compte des intérêts de tous les groupes. Au début du XXe siècle les organisations féminines, tant transdnistriennes que galiciennes (l’Ouest de l’Ukraine – ndlr) se chargent avec enthousiasme de tâches publiques urgentes. Elles ne s’opposaient en aucune façon à la liberté de la nation et à la libération des femmes, de plus, elles ont essayé de se tenir à côté des hommes, de prendre en charge certains devoirs et tâches.

 

Concept de temps historique et de mémoire nationale

Lyudmila Starytska-Tchernyakhivska a été impliquée dans diverses actions et processus politiques. Elle appartenait à la Société des progressistes ukrainiens, une organisation secrète non politique créée par des militants du Club ukrainien de Kyiv. Profitant de certaines libertés politiques obtenues lors de la révolution de 1905, ils recherchèrent l’usage de la langue ukrainienne dans les institutions publiques et la vie ecclésiale, des études ukrainiennes comme discipline académique, s’occupèrent de divers types d’écoles, développèrent le réseau des institutions « Lumières », et formé des bibliothèques ukrainiennes.

Les membres actifs de la Rada centrale sont précisément issus de ce milieu. Starytska a collaboré très étroitement au magazine « Bulletin littéraire et scientifique ». Lorsque Mykhaïlo Hruchevskyi (Président du Conseil central de la République populaire d’Ukraine, grand historien ukrainien – ndlr) a été envoyé en exil en 1914, elle a signé le magazine en tant que rédactrice en chef à sa place. Le 19 mars 1918, elle prononce un discours funèbre, juste après le président Hruchevsky, lors des funérailles des héros tombés pour l’Ukraine libre. Lyudmila connaissait bien nombre de ces jeunes hommes morts.

Starytska-Chernyakhivska avec son mari Oleksandr et sa fille Veronika. Kyiv, 1925

Les concepts scientifiques de Hruchevskyi ont fortement influencé la formation de sa conscience historique. Dans les années qui ont précédé la révolution nationale, l’idéologie étatiste s’est développée dans cet environnement, le passé ukrainien a été repensé, les évaluations et les jugements impériaux ont été déconstruits et sapés.

Travaillant sur des drames historiques, Lyudmila Starytska-Tchernyakhivska choisit ses héros parmi les représentants de l’élite ukrainienne qui ont le plus fait pour la résistance antirusse. Même les thèmes et les titres de ses pièces sont « Hetman Dorochenko », « Ivan Mazepa », « La miséricorde de Dieu » (sur l’hetman Danylo Apostol et l’Académie Kyiv-Mohyla), « Une soirée silencieuse » (sur Taras Chevtchenko et la Fraternité Cyrille et Méthode) témoignent du désir d’écrire une histoire de la confrontation politique et culturelle avec l’empire et de la formation d’une nation moderne.

Le poème dramatique « Hetman Dorochenko » se passe au XVIIe siècle. Dans l’interprétation de l’auteur, il s’agit d’un héros romantique qui assume tout le poids de la responsabilité, du risque, du choix moral ambigu et complexe. L’image d’un chevalier sans peur ni réprimande, un homme d’État cohérent, une personne soumise à une passion qui englobe tout est devant nous. Ayant compris sa culpabilité tragique involontaire, l’hetman est prêt à l’expier même au prix de la perte de l’honneur militaire et humain. Un concept unique de temps historique et de mémoire nationale est proposé. Pour souligner la perspective temporelle, un monologue-chant est introduit : « Au milieu de la scène, sur un groupe de drapeaux pliés et d’armes, se dresse une grande figure féminine, enveloppée de vêtements blancs, il y a la lumière brûlante au-dessus de sa tête. » Une voix venue du futur évalue ce que les grands prédécesseurs ont fait.

Les arrière-petits-enfants des célèbres arrière-grands-pères n’auront pas à recommencer dès le début, ils sentiront déjà un sol solide sous leurs pieds. La confrontation entre les deux hetmans (Petro Dorochenko et Ivan Samoïlovytch) est la personnification du choix entre le pain et le destin, entre les joies et le confort terrestres et un idéal romantique. « Seul un homme libre mérite un bon morceau de pain », déclare le maximaliste Dorochenko. « On ne se précipite pas vers les sommets, on vit et on profite de la vie », avoue le pragmatique Samoïlovytch. L’alogie, ironie maléfique de l’histoire, est souligné : tous les efforts incroyables de Dorochenko dans la lutte pour une idée haute et sainte pour lui se sont avérés inutiles. Au lieu de cela le rusé et mesquin Samoïlovytch devient le vainqueur sans combat, promettant du pain et la paix aux pauvres, bien qu’en esclavage.

 

A l’ère de l’amnésie culturelle

La cohabitation avec les vainqueurs n’a pas été facile pour elle. Lyudmila n’a catégoriquement pas accepté l’idéologie soviétique. Elle venait aux réunions de l’Aspis, l’Association des écrivains, mais elle se sentait là-bas comme une personne d’une autre époque. Elle a organisé un salon littéraire dans sa maison, qui a été fréquenté par les jeunes auteurs les plus brillants. Valerian Pidmohylnyi, Hryhoriy Kosinka, Boris Antonenko-Davydovytch sont devenus des invités fréquents. Elle n’avait rien à leur dire, elle partageait des souvenirs de tous ses contemporains incroyablement brillants avec qui elle a eu la chance de travailler pour développer la culture ukrainienne. C’est ainsi qu’elle a transmis la tradition en direct, et juste au moment où l’interruption de la continuité culturelle est devenue la tâche idéologique primordiale du gouvernement soviétique.

Elle devait gagner sa vie grâce aux traductions. Le talent et l’expérience n’aidaient pas toujours. L’ukrainisation de l’opéra était en marche, le livret était bien payé. Mais, disons, lors de la commande « Aïda », le traducteur a reçu l’ordre d’éviter le mot « tsar » comme idéologiquement « hostile ». La tâche est toujours impossible. Mais les censeurs soviétiques vigilants ont impitoyablement supprimé à la fois le mot « roi » et le mot « Dieu » de toutes les traductions des classiques.

Et les temps devenaient de plus en plus néfastes. À la fin des années 1920, la fille de Lyudmila (la belle Veronika) a été arrêtée. Elle a commis un terrible « péché » devant les autorités révolutionnaires : elle est allée en Allemagne avec son père, médecin, et s’y est mariée. Et bien qu’elle ait divorcé de son mari au bout d’un an, comment ne pas la considérer comme une espionne allemande ? ! En plus, Veronika Tchernyakhivska avait traduit des auteurs occidentaux, en qui les autorités soviétiques n’avaient pas confiance.

Cependant, pour les pouvoirs soviétiques Veronika semblait être une petite proie. Ses parents, par contre, se sont retrouvés sur le banc des accusés. Les accusations ont été formulées très facilement : ce salon littéraire (dans l’interprétation des procureurs) était précisément l’organisation malveillante antisoviétique. Et les poèmes qui y ont été lus ont sapé le gouvernement soviétique et ont presque relancé le capitalisme.

Lyudmyla Starytska-Tchernyakhivska

Les visiteurs des salons ont été aussi réprimés en quelques années. Lors de ce procès, la logique n’a pas été prise en compte. Les accusés, des intellectuels ukrainiens de premier plan appartenant pour la plupart à l’ancienne génération, avaient travaillé pour la libération et le développement de l’Ukraine libre. Lyudmila Starytska s’est comportée avec beaucoup de dignité, ne s’est pas reconnue coupable, au contraire, des notes accusatrices contre les autorités ukrainiennes ont sonné dans ses discours et ses réponses.

La peine de prison était bientôt remplacée par l’exil à Stalino (ancien nom de Donetsk). Le professeur-histologue Oleksandr Tchernyakhivsky est devenu l’un des organisateurs de l’université de médecine de la ville.

Le retour à Kyiv ne s’est pas avéré être une joie pour le couple. Bientôt, Veronika a de nouveau été arrêtée. Elle a été fusillée à Kyiv en 1938. Mais la mère n’en a pas été informé. Elle écrivit à toutes les plus hautes autorités, chercha à rencontrer des hauts fonctionnaires soviétiques. On a conseillé à la femme d’envoyer des colis à tous les centres de détention politique pour femmes, disant que là d’où ils ne reviennent pas, c’est là que se trouve sa fille. Lyudmila, qui avait déjà 70 ans, est partie chercher sa fille en Sibérie. On lui disait à chaque prison que Veronika était transférée encore plus loin.

Toute seule, harcelée par les autorités, Lyudmila a vécu jusqu’aux derniers jours à Kyiv, préservant assidûment les archives familiales. Le 20 juillet 1941 (les nazis étaient sur le point d’entrer en ville), elle fut arrêtée, accusée d’avoir des sentiments pro-allemands et d’avoir prétendument l’intention de travailler dans le gouvernement qui serait créé par les occupants. C’était une continuation de la terreur de Staline contre l’élite ukrainienne. La grande majorité des personnalités éminentes ukrainiennes étaient décédées tragiquement. Lyudmila est morte en chemin. Nous ne savons toujours pas dans quelle fosse commune elle est enterrée.

Sa nièce, Iryna Stechenko, a réussi à sauver ses archives. C’est la même « Pani Orysia », qui est devenue la personnification de la mémoire culturelle vivante pour les dissidents kyiviens des années soixante. Dans son petit appartement encombré de papiers, de livres et de souvenirs, le salon littéraire de Lyudmila Starytska-Tchernyakhivska semblait renaître et ses textes interdits et, semble-t-il, oubliés se sont révélés de manière inattendue conformes aux temps nouveaux. Dans les années 1990, lorsque les problèmes de mémoire et d’identité nationales-culturelles sont devenus extrêmement pertinents, les théâtres ont volontiers mis en scène « Hetman Doroshenko ». Ses « Ailes » et « Sappho » ont attiré l’attention des études du féminisme ukrainien. L’amnésie culturelle recule, même si ce n’est pas aussi régulièrement et rapidement que l’on aimerait.