Sur les ruines de l’empire textuel : le regard ukrainien sur la littérature russe

Culture
26 décembre 2023, 15:00

La critique littéraire Arina Kravchenko se penche sur la façon dont il serait possible de déconstruire des mythes culturels russes.

« Vous ne pourrez pas éviter Dostoïevski et Tolstoï. Vous ne pouvez pas simplement faire comme s’ils n’existaient pas. C’est ridicule ! »

« Bien sûr que je pourrai ! » ai-je failli répondre à une collègue, que je venais d’identifier comme l’un de ces pénibles russophiles anglophones sur lesquels je tombe, ici et là, avec une régularité épuisante. Tous, comme un seul homme, me parlent de la liberté d’expression et soulignent le génie et le caractère apolitique de certains écrivains russes (et c’est là où ça agace le plus, surtout quand on connaît morceaux « apolitiques » mais racistes des écrits du Prix Nobel soviétique Joseph Brodsky qui complètent à merveille son célèbre poème « apolitique » consacré à l’indépendance de l’Ukraine). Tous semblent avoir pour mission de rassembler autant de clichés sur la culture russes que possible, juste pour voir lequel me déstabilisera le plus vite.

Mais cette remarque-là m’a accroché. Les paroles ont continué à tourner dans ma tête : « Vous ne pouvez pas simplement faire comme si Dostoïevski et Tolstoï n’existaient pas. Il vous faudra en parler avec les autres ».

Est-ce que la collègue était vraiment l’une de ces russophiles comme je l’ai pensé ? Je ne sais toujours pas. Est-ce qu’elle avait tort ? Mon expérience a fini par lui donner raison.

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La cancel culture

Mon expérience m’a surtout prouvé que la cancel culture était une étape nécessaire. Surtout pour un pays, comme l’Ukraine, où des générations entières ont été endoctrinées au sein de l’éducation coloniale. Où il était normal de ne connaître aucun écrivain important des pays voisins (sauf, peut-être, Adam Mickiewicz), mais de connaître par cœur les écrivains russes de deuxième, voire troisième ordre. Où la part frappante des heures de classe censées être consacrées à la littérature étrangère l’ont été à la littérature russe et où cette surreprésentation insensée était expliquée par la seule qualité de ces écrivains et non pas par le fait la plupart des professeurs de littérature étrangère avaient en fait une formation de professeur de Russe.

Pauvre maîtrise des langues étrangères, la politique de mémoire, les récits relayés par la télévision, la musique ou la littérature — tout cela contribuait, pendant des décennies, à aligner les cartes mentales ukrainiennes sur le modèle russe, à glorifier la culture russe et, par la même, à romantiser les militaires russes, les poètes russes et le poètes-militaires russes.

En 1985, Joseph Brodsky s’est disputé avec Milan Kundera à propos de l’invasion soviétique de la Tchécoslovaquie en 1968. À cette occasion, Brodsky dit qu’on ne peut compatir à Kundera que jusqu’au moment où « Kundera commence à faire l’amalgame entre le soldat et la culture ». « La peur et le dégoût sont compréhensibles, mais les soldats n’ont jamais représenté la culture et si on parle de la littérature, ils ont dans leurs mains les armes, pas les livres », dit-il.

Et pourtant, la militarisation de la littérature est facile à mesurer par la quantité des personnages qui sont des militaires, par la quantité des militaires qui étaient écrivains, par la quantité des campagnes militaires racontées par cette littérature, et par la quantité de tous les autres sujets et écrivains qui ont été censurés ou abandonnés au profit du thème militaire. Et là, on ne peut que se rappeler de la thèse d’Ewa Thompson que la moitié des sujets littéraires russes ne tiendraient plus debout, si on s’amusait à en rayer les personnages qui représentent des militaires.

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Le militarisme russe dans l’art

Voilà pourquoi la suppression de tout ce qui est russe a été la solution la plus rapide, la plus logique et la plus efficace pour arrêter de consommer cette culture russe bien résumée par l’écrivain ukrainien Volodymyr Rafeyenko : « la quadrature du cercle des pulsions de meurtre justifiées par les meilleurs sentiments ; provinciale, sentimentale, absolument amorale et dépourvue de tout sens ». Cette suppression a mieux marché qu’on ne pouvait l’espérer : en Ukraine, les contenus ukrainiens de qualité ont immédiatement rempli l’espace médiatique qu’occupaient jadis les produits culturels russes.

Et pourtant cette décision que les Ukrainiens ont adopté sous les tirs russes n’est toujours pas au goût de tout le monde. De plus en plus souvent, de l’étranger, on critique cette politique culturelle parce qu’elle oublie la tolérance. Et comme il était de plus en plus difficile de l’ignoger, nous avons commencé à en discuter, d’abord entre nous. Nous avons relu les œuvres classiques d’Ewa Thompson et d’Edward Saïd, d’Oksana Zabuzhko et ceux d’autres auteurs ukrainiens sur le sujet. Les idées exprimées il y a vingt ans, qui jusqu’à présent n’ont jamais été appréciées à leur juste valeur en Ukraine, sont revenues à l’ordre de jour. Nous avons écrit de nouveaux textes traitant de la décolonisation. Nous nous sommes armés de la critique post-coloniale et à travers elle nous sommes parvenus à nous parler, et parfois même parler avec le monde extérieur.

Et sur ce chemin, nous avons compris un certain nombre de choses.

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La nécessité d’une autre lecture

Premièrement, nous avons compris que nous n’avons jamais vraiment lu la littérature russe. Comme l’a dit l’écrivain Iurii Andrukhovytch : « La littérature russe est connue dans le monde entier. Plus précisément, le monde entier a l’impression de la connaître sans vraiment la connaître. Il serait donc plus juste de dire que la littérature russe est inconnue, mais dans le monde entier ».

Faisons un voyage dans le temps. Il était une fois, au XIXème siècle, le critique littéraire russe Vissarion Belinski. Il a écrit des centaines d’articles sur l’œuvre de Pouchkine, Gogol ou Lermontov qui sont devenus la base pour les principes d’interprétation de la littérature russe. C’est grâce à lui que nous lisons Eugène Onéguine de Pouchkine ou Un héros de notre temps de Lermontov à travers la théorie d’une personne inutile. Il s’agit d’un personnage littéraire russe type, un homme désabusé et déconnecté de son environnement qui traverse une crise existentielle et comble le vide de son existence avec des aventures souvent destructrices. La fatigue morale de ce personnage s’exprime à travers des actions impulsives qui ne débouchent jamais sur de la réflexion, sur des dilemmes moraux, car la seule motivation du héros est de ressentir au moins quelque chose qui serait différent de ses apathie, son ennui et son impuissance habituels.

C’est aussi le même Vissarion Belinski qui nous a légué le concept d’un autre personnage type de la littérature russe, « un petit homme » qui se trouve si bas dans la hiérarchie sociale, qu’il se sent incapable d’agir sur les événements, ce qui le mène vers l’impuissance et des épreuves de vie tragiques. C’est ainsi, que d’une certaine manière Dostoïevski doit sa gloire à Vissarion Belinski : celui-ci a conceptualisé les personnages de Dostoïevski avant Dostoïevski lui-même. En tout état de cause, c’est bien cette lecture de Vissarion Belinski qui est immédiatement devenue le point de départ pour l’interprétation de l’œuvre de l’écrivain.

Et en même temps, ce même Belinski, comme beaucoup d’autres intellectuels russes, s’opposait à l’idée nationale ukrainienne, se moquait de la langue ukrainienne, humiliait les poètes ukrainiens, y compris Taras Chevtchenko.

Ce sont donc les idées de cet homme qui, en Ukraine, ont su se maintenir dans le temps, jusqu’aux pages de manuels scolaires d’avant-guerre. Tous ces « petits » hommes « inutiles » ont résisté à toutes les révolutions et à tous les changements idéologiques. Les époques se succédaient, mais la lecture, romantique, de la littérature russe demeurait la même.

Si pourtant nous prenons nos distances avec celle lecture, nous pouvons découvrir, par exemple, que Lermontov a bien décrit « un homme inutile », mais qu’il a aussi décrit comment cet homme inutile, le colon, détruit la vie d’une jeune fille indigène, l’aliène de son environnement et détruit son identité. On comprend aisément que pour Belinski tout cela n’est qu’un détail de l’histoire comparé aux états d’âme de l’officier russe qui s’ennuie. Mais quid des critiques contemporains ? Ont-ils vraiment lu la littérature russe ?

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La révolte contre l’empire textuel

Deuxièmement, la perspective post-coloniale a mis en relief ce qu’Ewa Thompson a appelé « l’empire textuel », c’est-à-dire la propagation des récits impériaux à travers les textes.

Comme personne d’autre, l’Empire a toujours été conscient qu’il n’y a pas de fracture entre la culture et la politique et que pour bien imprimer leurs codes, ils doivent être retranscrits dans les textes. Que pour conquérir un pays il n’est pas obligatoire de commencer par lancer les chars. Qu’on envahit d’abord les esprits, puis les terres. Les réfugiés ukrainiens qui se sont heurtés aux promoteurs de l’idéologie russe même en Europe, le savent mieux que quiconque. En propageant ses récits, la Russie élargit son propre espace, gomme les différences morales, éthiques et idéologiques entre elle-même et les autres, et crée ainsi l’espace mental du « monde russe ». L’admiration non-critique de la littérature russe (ou plus précisément le suivi aveugle de la lecture idéologiquement façonnée par la critique russe) a toutes les chances de se transformer en amour de l’esthétique russe et sa prétendue « profondeur », et voilà qu’on est à deux doigts de spéculer sur la psychologie d’un « meurtrier mystérieux », en professant le relativisme moral là, où il n’a pas lieu d’être.
Aujourd’hui, le problème principal de la critique littéraire est que nous n’avons pas de lunettes pour pouvoir lire et analyser cette littérature autrement.

Le récit académique russe travaille sur sa propre mythologie destinée à être exportée avec objectif de soigner son image : on y trouve surtout l’idéalisation, la justification et la démonisation. Les deux premières tendances sont caractéristiques à la « critique » russe proprement dite. La démonisation est devenue actuelle surtout après l’invasion à grande échelle et consiste à produire des textes humiliant les écrivains qui ont émigré.

Quant à la réception occidentale, elle est assez hétérogène : les textes sérieux et attentifs y côtoient des articles désorientés par la tradition russe, voire répliquant tout simplement les interprétations russes. Et on voit plus souvent les deuxièmes que les premiers. La critique occidentale reste intimidée par la littérature russe perçue comme inhabituelle, presque exotique, et par les destins de ceux qui l’ont écrite.

S’agissant de la critique ukrainienne, pendant un long temps elle n’a produit rien de sérieux concernant la littérature russe. L’année 2014 a pourtant fissuré le consensus sur la réception de la culture et l’histoire russes. L’invasion à grande échelle a transformé cette fissure en un gouffre et a débouché sur un constat sans appel : nous sommes différents.

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Vous n’avez pas le monopole des sens

Et si nous sommes différents, notre critique doit être différente. Et non, nous ne pourrons pas faire comme si la littérature russe n’existait pas.

Le fait est que c’est la première fois où les intellectuels ukrainiens se sont trouvés dans une situation où ils possédaient le niveau d’expertise le plus élevé et donc ont une responsabilité de créer un nouveau récit de la littérature russe. Dans cette perspective-là, tout dialogue avec les Russes est dépourvu de sens : les Russes ont épuisé toutes leurs occasions de s’exprimer à propos du caractère politisé de leur culture et d’apporter un regard autre qu’impérialiste.

Il faut laisser dans le passé le récit impérialiste qui encourage à lire et à analyser la littérature russe à cause de sa prétendue profondeur. Mais il faut la lire pour pouvoir expliquer notre expérience de l’Autre, pour pouvoir prouver, au monde entier, que cette littérature russe n’est pas faite que de quête intellectuelle, mais aussi de manifestation de l’impérialisme, de l’expression de la mentalité coloniale, du manque de réflexion sur ses erreurs, de la continuité de sa criminelle politique militariste, de l’ambition d’expansion de l’empire textuel.

Pour favoriser la compréhension de la culture ukrainienne dans le monde, il faut deux choses. D’abord, évoquer, étudier, lire et traduire tout ce qui est ukrainien. D’autre part, il faut chercher l’antidote pour la propagande culturelle russe qui empoisonne le milieu académique occidental depuis des décennies. Il faut façonner un regard alternatif. Il faut priver les Russes de leur monopole de représentation de l’expérience de l’Europe de l’Est. Tout cela est impossible sans les russistes ukrainiens compétents.

Jusqu’à présent les seuls qui « avait le droit » de participer au débat étaient ceux qui étaient censés comprendre ce qu’on appelle « âme russe », c’est-à-dire les Russes eux-mêmes. Cette guerre a permis aux Ukrainiens de formuler leur propre vision de ce qu’est cette « âme », la vision qui défie la tradition russe de lecture et d’autoreprésentation. Cette une fracture qui ouvre un grand espace d’exploration. Sur les ruines de l’empire textuel russe, il faut construire une nouvelle pensée scientifique et critique. Il faut créer les modèles de déconstruction des mythes culturels russes que les russistes occidentaux pourront utiliser ensuite pour leurs notes en bas de page qui sont si nécessaires pour les textes classiques.

C’est pour cela qu’il faudra écrire et parler de la littérature russe. Beaucoup. La collègue avait raison.