Quand la guerre à grande échelle a commencé, Bogdana Romantsova, une critique littéraire ukrainienne, a quitté son appartement de Kyiv, avant d’y revenir. Des millions d’Ukrainiens ont dû également quitter leur maison, et décider où, désormais, ils devaient tenter de se reconstruire une vie. Cette expérience collective lui a inspiré ce texte.
« Le fait est que je n’ai pas de maison ». Il s’agit bien là d’une chanson du groupe de rock ukrainien Odyn v kanoe («Один у каное»). J’ai écouté cette chanson en boucle pendant deux semaines, jusqu’au 24 février. En réalité, je n’avais pas prévu une invasion à grande échelle. Pour être honnête, je n’ai rien pressenti du tout, j’aimais juste la musique. Après avoir entendu les premières explosions non cinématographiques de ma vie le matin du 24 février, j’ai effacé cette chanson de mon téléphone et ne l’ai pas réécoutée jusqu’à aujourd’hui.
À Lviv, où je me suis rendue avec mes amis le deuxième jour de l’invasion, j’ai pensé : « Quelle ironie, je n’ai vraiment plus de maison maintenant ». Je ne suis pas une nomade, j’aime m’enraciner, avoir des objets et des aimants sur mon réfrigérateur qui les maintiennent , garder dans mon placard un gaufrier que j’utilise tous les deux ans, savoir que ma collection de figurines en verre et de photographies de Franz Kafka est bien à l’abri du chat. J’aime la littérature victorienne, même si je ne l’ai avoué, reconnu, que récemment, parce que la lenteur de la vie quotidienne et le léger excès de l’esthétique me plaisent, même si je ne m’y adonne que rarement.
Je me souviens à peine de la maison de mon père, bien que, autour de mes cinq ans environ, j’y ai vécu l’été. Il y avait une grande cour, des poules, des lapins, et tout près un marché endormi, un mur orné de coquillages. Mon père l’a réalisé quand il était adolescent, c’est tout. Néanmoins, l’idée qu’une des branches de ma famille soit originaire de la ville de Rubizhne (elle est située dans la région de Louhansk, qui, lors de l’invasion russe, a été complètement détruite – ndlr) était un fait important. La famille est comme un arbre qui relie le Nord et l’Est, et dont les branches s’étendent maintenant aux régions occidentales. Rubizhne n’est pas aussi symbolique que Donetsk, elle n’abrite pas la même mythologie, c’est une localité où la production chimique définit et règle le rythme même de la vie, personne n’en tire fierté.
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Aujourd’hui, cette maison a disparu – une attaque, un tir direct venant de l’autre côté, du côté qui n’est pas le nôtre. Heureusement que nous ne sommes pas sur Facebook et que je peux écrire « putain de russe » sans astérisques. Il n’y a plus de lapins ni de poulets, mais la place du marché a peut-être survécu. Les marchés ukrainiens sont si résistants et si petits, ils réussirent à apparaître dans les conditions les plus difficiles, comme la mousse sur un rocher, sur une étroite bande fertile. J’aime l’idée que les coquillages ont pu survivre aussi, et qu’il fût un temps où les archéologues qui trouvaient un élément de béton incrusté disaient: « Les gens ici ont été sensibles à la beauté, ils ont eu une certaine exigence esthétique. Ils ont lu sûrement George Eliot »
J’écris ces mots en pleine guerre à Kyiv, depuis ma maison, ma mère est juste à coté, mon père est à plusieurs centaines de kilomètres, au front – sa maison est là-bas maintenant. La nuit dernière, les systèmes de défense aérienne fonctionnaient ici, et ma très jeune chatte a entendu des explosions et a vu des éclats pour la première fois de sa vie. Elle n’a pas eu peur, c’est une enfant de l’époque de la guerre. Assise une fois de plus dans le couloir, sur une chaise qui n’est pas très confortable, j’ai pensé à quatre heures du matin : « Qu’est-ce qu’une maison pour moi aujourd’hui ? Où sont les racines quand la tempête fait rage, prête à arracher toute vie et à l’anéantir »
Il existe une réponse simple, et cela ne se discute pas – ce sont des gens, non pas un lieu. Ce qui est important ce sont les gens qui peuvent nous soutenir. Mais se sent-on chez soi à l’étranger, même quand on est proche de sa famille ? Une station de métro devient-elle un foyer lorsque l’on se cache des bombardements ? Et si l’on y vit plusieurs mois, comme l’ont fait de nombreux habitants de Kharkiv au début de l’invasion ? « Chez soi » désigne-t-il un concept fluctuant ou s’agit-il toujours d’une notion permanente ? Sommes-nous des beatniks, en révolte contre le conformisme et la société de consommation, ou des admirateurs des écrivains victoriens?
Il y a une autre réponse: la maison est un lieu où l’on grandit, un lieu de construction de l’identité. On est toujours chez soi là où l’on a passé son enfance. Ainsi, ma maison est morcelée: ce sont des appartements de Kyiv sur la rive gauche, et un Centre de récréation sur la rivière Ros, et le cap de Crimée Méganom (la pointe méridionale de Soudak en Crimée sur la mer Noire – ndlr), et une école, et Rubizhne. Et bien d’autres endroits encore, même le parc du quartier de Rusanivka, à proximité, où l’on pouvait acheter de l’alcool et où personne ne vérifiait votre âge. C’est ainsi que la maison devient une mosaïque, une structure complexe, avec un nuage de hashtags attribués à chaque endroit : fonctions, règles, niveau de liberté, personnes rencontrées.
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Cette théorie me rassure davantage, car elle signifie qu’il est plus difficile pour nos ennemis de détruire la maison : les différentes parties sont situées à des endroits différents, tout comme les installations de défense aérienne. Et si un point de la carte disparaît, les autres peuvent être touchés, et un nouvel endroit important apparaîtra. La maison est le fil qui relie les lieux qui sont essentiels pour vous, c’est la route qui peut sinuer entre eux, une connexion dont vous êtes le seul à avoir conscience. Charles Baudelaire a été l’un des premiers à proposer le concept de flâneur – une personne qui se sent à l’aise en marchant dans la ville, pour qui la ville est sa maison. Plus tard, Walter Benjamin associera espace et habitat dans les Passages de Paris : ses arcades vitrées sont comme une maison idéalisée que l’on peut s’approprier. Un Eden vivant, flottant, dont on peut saisir un fragment et l’emporter avec soi – pour un prix raisonnable.
Bien que la maison soit à présent fracturée, quelque chose unit encore ces points dispersés. Pour moi, c’est le niveau de liberté que l’on ressent, les règles que l’on peut se fixer. La maison est un lieu dont l’évolution et la transformation est déterminée par nous-mêmes. C’est pourquoi, pour beaucoup de gens de ma génération, la maison de leurs parents n’est pas leur maison, car nous avons entendu souvent la phrase « dans ma maison, fais comme je te l’ai dit », si bien que nous ne nous y sommes pas sentis libres. La sécurité – oui. La liberté – presque jamais.
La femme de Loth dont le nom n’est pas donné dans la Bible, savait ce qu’était la maison : un endroit où sont établies les règles de sa vie. Vous perdez votre maison non pas lorsqu’elle est engloutie dans un tourbillon de feu, mais lorsqu’il vous est interdit d’y penser, de regretter votre maison, et lorsque votre propre mémoire est effacée. La maison est une construction mentale.
Dans les articles de Martin Heidegger dans les années 1950, le terme Heimatlosigkeit (sans-foyer) est souvent utilisé, ce qui doit être compris comme la perte d’un habitat sûr. Martin lui-même est en grande partie responsable du fait qu’il a dû utiliser ce terme. En fait, toutes les villes ukrainiennes sont en état de Heimatlosigkeit, mais aucun d’entre nous n’est Heimatlos. Car Heimat, c’est la patrie, et nous ne l’avons pas perdue.
Peter Sloterdijk, un autre grand philosophe allemand, note que nous essayons de nous entourer d’une sphère sûre, d’une bulle, parce qu’aujourd’hui nous ne pouvons pas faire confiance au monde extérieur. Quelque chose qui semblait sûr, comme l’air que l’on respire, peut maintenant représenter une menace, et nous avons recours à une conception autre, l’atmosphère, c’est-à-dire son filtrage, son adaptation à nos besoins.
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Lorsque la bombe atomique est redevenue le sujet principal de tous les mèmes (les mèmes sont un excellent moyen d’identifier notre principal catalyseur du moment présent), j’ai acheté tout ce qu’il fallait pour survivre à l’apocalypse : de longs imperméables à usage unique, des gants, des lunettes spéciales, des masques, des couvre-chaussures. En fait, c’est les combinaisons prêtes à l’emploi qui créent un microclimat sûr, une petite bulle de survie, qui sont cette sphère de Sloterdijk, cette maison dans la maison qui, heureusement, n’a pas encore été nécessaire.
Une menace constante pour le domicile des civils – c’est le terrorisme, et les Russes l’exploitent aujourd’hui, en temps de guerre. Sloterdijk parle du désespoir des victimes d’une telle terreur : lorsque l’environnement lui-même, le monde qui nous entoure, devient dangereux, nous perdons notre soutien. Cependant, Peter manque ici au moins de connaissances pratiques : pendant les 576 jours de l’invasion, j’ai ressenti de la rage, de la nostalgie, de la haine, de la fatigue physique – tout était poussé au maximum – mais ce n’était jamais le désespoir. J’ai éprouvé du chagrin, certes, mais jamais le désarroi. Et le plus souvent, j’étais encore plus remplie d’amour : pour ma famille, mes amis, ceux que je voyais pour la première fois ou que je regardais à travers un écran.
Les manifestations d’humanité sont plus touchantes que jamais, et des actions simples conduisent à de grandes transformations. Il semble que nous ayons surmonté un autre concept de Sloterdijk, presque la principale caractéristique de l’homme moderne : l’esprit cynique. Nous sommes tout sauf cyniques : romantiques, ironiques, fatigués et inspirés, mais certainement pas cyniques. La cristallisation des valeurs, la lutte qui coûte souvent des vies, rend le cynisme ridicule et inapproprié ; c’est un trait des sans-foyer, non pas littéralement, mais métaphysiquement. Je pense que le cynisme est une caractéristique des intellectuels de l’autre côté du front. Ils se dissimulent derrière lui pour éviter de dire quelque chose de réfléchi, grave et alarmant. Nous, nous nous cachons derrière l’amour, qui devient notre sphère collective, notre maison.
Après le 24 février, la notion de maison a paradoxalement changé pour chacun d’entre nous. Elle s’est à la fois élargie à la grandeur d’un pays entier et rétrécie à la dimension d’une simple valise ou d’un sac à dos. Les idées de la maison privée ou collective se sont mélangées. C’est comme une colonie de moules sauvages: il faut rester ensemble pour le confort (et pour éviter les dangers), mais nous avons chacun besoin d’une coquille de moule indépendante qu’il est possible de fixer à un fragment de béton.
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Il y a un autre paramètre par lequel je définis ma coquille. Il s’agit de l’endroit où mon chat dort. Il est probable que de cette manière s’exprime une responsabilité. Il est plus facile de se mobiliser et de construire une nouvelle maison quand il y a quelqu’un dont je suis comptable. Il est totalement inimaginable pour moi de laisser un animal et de partir à la recherche d’une nouvelle maison. Mes chats ont toujours représenté ma maison.
Cependant, chacun décide pour lui-même de ce qu’il appelle sa maison, et c’est ainsi que ce concept est merveilleux. Les signes transitoires ne sont pas toujours douloureux. Ils peuvent être vécus sans traumatisme, et ils sont même parfois confortables. Surtout lorsque vous avez un chat qui dort à vos côtés.