Maksym Vikhrov ex-rédacteur en chef du journal Tyzhden

Vers la paix, par la guerre: lettre à un ami français

Politique
24 août 2023, 06:15

Le 24 août, l’Ukraine célèbre sa fête de l’indépendance. Ce jour-là, en 1991, le parlement ukrainien – à l’époque la République Soviétique Socialiste d’Ukraine – a proclamé la création d’un État ukrainien indépendant. Il s’agissait de notre quatrième tentative de restauration de l’État, dont les racines remontent à l’Antiquité – à la Ruthénie (Rus’) de Kyiv et au Royaume des Ruthènes. La première tentative de restauration de l’indépendance a été l’Hétmanat, l’État cosaque de Bohdan Khmelnytsky, créé au milieu du XVIIe siècle. Des circonstances géopolitiques difficiles et des problèmes internes ont rapidement contraint l’hetman à se placer sous le protectorat du Royaume de Moscou. Mais le partenariat espéré s’est transformé en une prise de contrôle qui a duré des siècles. Nous avons eu une nouvelle chance en 1917, lorsque l’Empire russe a été enterré par la révolution. Au cours de l’hiver 1918, la République populaire d’Ukraine a déclaré son indépendance. Mais trois ans plus tard, l’Ukraine a de nouveau été absorbée par la Russie, cette fois par les bolcheviks.

Pas de quoi s’offusquer : car pour les grandes puissances européennes de l’époque, l’Ukraine était une curiosité géopolitique, une entité temporaire dont l’existence ne devait pas être prise en compte. La restauration de l’État ukrainien a été annoncée pour une troisième fois au cours de l’été 1941. Les troupes allemandes venaient de commencer leur marche vers l’est et venaient d’entrer dans Lviv. En proclamant la restauration de l’État ukrainien depuis le balcon, les membres de l’Organisation des nationalistes ukrainiens (OUN) espéraient, de manière aventureuse, obliger le Troisième Reich à reconnaître ce fait et le forcer ainsi à accepter l’existence de l’Ukraine. Aventurisme ? Acte de désespoir ? Qui sait ? Par la suite, les dirigeants de l’OUN, dont Stepan Bandera, ont été emprisonnés dans le camp de concentration de Sachsenhausen. L’Ukraine est devenue le champ de bataille de la pire guerre de l’histoire de l’humanité, un territoire que se sont disputés deux empires totalitaires. Enfin, en 1991, pour la quatrième fois, l’Ukraine est redevenue indépendante.

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Cela ressemblait à un cadeau du destin : l’empire soviétique s’est effondré de manière relativement pacifique et, cette fois, nous n’avons pas eu à nous battre pour notre indépendance. Mais en réalité, la guerre n’était que reportée. C’est juste que nous et le monde ne l’avons pas réalisé pendant longtemps. Moscou n’a pas abandonné ses ambitions impériales sur ses anciennes colonies. La Moldavie, la Tchétchénie, les attaques contre la Géorgie : autant de signaux indiquant que la Russie était prête à recourir à la force pour maintenir sa position dans cette partie du continent. Il est erroné de penser que Moscou a « lâché » l’Ukraine et que l’agression a ensuite été provoquée par les aspirations euro-atlantiques trop déterminées de Kyiv, en particulier son intention d’adhérer à l’OTAN.

Les aspirations euro-atlantiques n’ont fait que confirmer à Moscou que son plan précédent de « prise de contrôle en douceur » de l’Ukraine n’avait pas fonctionné. Selon ce plan, l’Ukraine était censée connaître le même sort que le Belarus. Viktor Ianoukovitch était supposé instaurer un régime autoritaire qui paierait le soutien financier et politique de la Russie par une loyauté absolue à l’égard de Moscou. Cependant, la société civile ukrainienne s’y est opposée et, à deux reprises – lors de la révolution orange de 2004 et de la révolution de la dignité de 2014 – elle a exprimé son désaccord face à ce scénario. Et surtout, elle s’est déclarée prête à résister efficacement contre ceux qui tenteraient de le mettre en œuvre. C’est alors que Moscou a lancé le « plan B », qui consistait en une tentative violente de ramener l’Ukraine dans l’orbite de la Russie.

Il n’est donc pas exagéré de dire que la guerre qui dure depuis 2014 est la guerre d’indépendance de l’Ukraine. De loin, on pourrait croire que Moscou et Kyiv ne parviennent pas se partager la Crimée et le Donbass, et que des rivières de sang sont versées en raison des ambitions des deux capitales. Mais ce point de vue est contredit à la fois par des faits objectifs et par la logique historique des événements. Pour la Russie, le contrôle de l’Ukraine est une question de préservation de son statut impérial. La Russie ne peut tout simplement pas exister avec un autre statut, car c’est l’empire qui constitue l’épine dorsale de l’identité russe et le « ciment » qui unit le reste des peuples de la fédération autour du noyau russe.

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En attendant, l’Ukraine a trop d’expérience historique pour ne pas comprendre qu’un retour dans cet empire serait pour nous une nouvelle catastrophe nationale. Encore une fois, il ne s’agit pas d’une fierté nationaliste blessée, mais d’une banale soif de vivre. Nous avons sous les yeux l’exemple des Bélarusses, contre lesquels Moscou a mis en œuvre son scénario d’« absorption pacifique ». Certes, la guerre russo-biélorusse n’a pas eu lieu. Mais des générations entières de Bélarusses ont vécu sous une dictature brutale, perdant les vestiges de leur identité nationale – et sans aucune lumière au bout du tunnel. Et c’est une grande chance qu’en 2022, les criminels de guerre russes en uniforme n’aient pas conduit les Bélarusses à l’abattoir dans la guerre contre l’Ukraine.

J’ai mentionné plus haut la soif de vivre qui pousse les Ukrainiens à se battre. Je comprends que cela puisse paraître illogique : la guerre est la dernière chose que choisissent ceux qui veulent vivre. Mais nous, Ukrainiens, sommes dans cette situation en ce moment. Je n’aime pas du tout les raids aériens, surtout lorsqu’il peut y en avoir jusqu’à trois par nuit. J’aime encore moins quand quelque chose explose près de ma maison. Bien sûr, j’ai de la chance car je vis à Kiev, sous le parapluie protecteur des Patriot et autres systèmes de défense aérienne. Mais les débris des missiles et des drones russes abattus obéissent à la loi de la gravité et tombent sur des immeubles résidentiels, des hôpitaux, des parcs et des routes.

Il est désagréable de réaliser qu’un énorme morceau de fer mortel peut tomber sur votre maison après une explosion qui fait voler les fenêtres en éclats. En parlant de fenêtres, si elles sont soufflées par une vague explosive, les morceaux de verre qui volent à l’intérieur de la pièce tueront facilement tous ceux qui s’y trouvent… Mais tout cela n’est rien comparé aux épreuves que les habitants de Kherson, Odessa, Kharkiv, Mykolaiv, Zaporijjia et d’autres villes de la ligne de front traversent tous les jours. Et mes désagréments actuels ne sont qu’une bagatelle comparés à ce qui peut m’attendre au front si (ou plutôt quand) j’y arriverai, avec des milliers et des milliers d’autres Ukrainiens.

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C’est logique, si vous me demandez : mais pourquoi la plupart des Ukrainiens et vous-même ne plaidez-vous pas en faveur de la paix dès que possible ? En fait, nous voulons tous – à de rares exceptions près – la paix. Mais nous n’avons tout simplement pas cette possibilité aujourd’hui. En 2014, l’Ukraine a adhéré aux accords de Minsk, qui visaient à mettre fin aux hostilités le plus rapidement possible et à déplacer la confrontation russo-ukrainienne dans la sphère politique et diplomatique. Le processus de négociation s’est poursuivi et a même abouti à une accalmie des combats dans le Donbass. Cependant, la Russie a mis ce temps à profit pour préparer une attaque de grande envergure dans le but de s’emparer de notre pays.

Le monde a vu ce que cette capture signifiait pour les Ukrainiens de Boutcha, Kherson et Izyum. Mais qu’y a-t-il de nouveau dans tout cela ? Les exécutions de personnes déloyales, les prisons secrètes et les camps de concentration sont devenus une réalité dans le Donbass dès les premières semaines de l’occupation en 2014. Je suis bien conscient que si la Russie gagne, moi, mes proches et la plupart des gens que je connais finiront soit en prison, soit dans la tombe. Et il ne fait aucun doute que la Russie tente toujours de vaincre l’Ukraine aujourd’hui – du moins, il n’y a aucune preuve objective du contraire. Par conséquent, la seule voie vers la paix pour nous, Ukrainiens, est la guerre – une guerre visant à infliger à l’ennemi une rebuffade si sévère qu’il ne pourra plus ou ne voudra plus nous attaquer.

Enfin, je voudrais revenir une fois de plus à l’histoire. Pendant des siècles, les Ukrainiens ont été une ressource précieuse pour l’Empire russe. Ce sont des millions d’ouvriers, de paysans, de soldats et d’intellectuels que l’empire a mis à son service. Nous étions indispensables aux projets géopolitiques de Moscou et de Saint-Pétersbourg. C’est pourquoi la Russie a essayé de maintenir à tout prix son contrôle sur l’Ukraine. Mais ce n’est pas seulement notre tragédie. Il y a un peu plus de cent ans, l’Occident n’a pas pris l’État ukrainien au sérieux et la République populaire d’Ukraine, qui cherchait des alliés extérieurs, s’est effondrée. Cela s’est passé en 1921. Et en 1939, Staline et Hitler ont commencé à diviser la Pologne et ont déclenché la pire guerre de l’histoire de l’humanité, qui s’est terminée par la partition de l’Europe.

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Imaginez maintenant qu’après 1991, l’Ukraine se soit résignée au sort que lui ont réservé les adeptes du « réalisme géopolitique » comme Henry Kissinger. Aujourd’hui, Vladimir Poutine disposerait lui aussi d’un pays de 40 millions d’habitants, lui fournissant les mêmes ouvriers, paysans, intellectuels et, surtout, soldats. Qui sait à quel point cela aurait aiguisé l’appétit géopolitique du Kremlin. Qui sait si aujourd’hui des soldats polonais, français, allemands, italiens n’auraient pas eu à mourir dans la lutte contre le néo-impérialisme russe… C’est pourquoi l’indépendance de l’Ukraine n’est pas seulement une garantie de notre propre survie, ukrainienne. Elle est aussi l’une des composantes de la sécurité sur le continent.

Et je n’ai d’autre choix que de conclure ma lettre par une platitude : l’aide à l’Ukraine n’est pas de la charité, mais un investissement. Un investissement dans notre meilleur avenir commun.