Depuis le 24 février 2022, soit depuis un an, vos médias ont découvert la situation de guerre de l’Ukraine tandis qu’ils avaient occulté les débuts de l’invasion et du conflit dans le Donbass en 2014.
Vous en avez appris davantage sur notre pays, semble-t-il, pendant cette dernière année qu’au cours des trois décennies précédentes qui ont accompagné notre indépendance. Bucha, Marioupol, Bakhmut, Severodonetsk, Kherson – les noms de nos villes et de nos villages de province se sont fait entendre dans le monde bien plus souvent et bien plus fort que le nom des grandes capitales. Le flux des vidéos et des photos de bombardements et de ruines a envahi vos écrans. Dans ce kaléidoscope, est passé inaperçu un simple fait: obstinément, des millions de personnes dans le pays poursuivent leur vie quotidienne. À quoi ressemble la vie dans l’Ukraine d’aujourd’hui ? Je veux en témoigner et partager mon expérience de la vie à Kyiv.
Oubliez vos projets
Sans avoir pour règle de prévoir à la minute près le programme des jours et des mois à venir, nous sommes tous obligés d’organiser notre planning. En Ukraine, c’est aujourd’hui devenu un vrai défi; un rendez-vous professionnel par Zoom prévu à midi peut être annulé parce que l’électricité est coupée, et donc avec elle, Internet et le Service de téléphonie mobile; évidemment, vous pouvez la reprogrammer à 15h, mais c’est alors votre collègue qui n’a plus de connexion.
Quoi de plus banal que de s’arrêter sur le chemin du bureau pour acheter un hamburger chez McDonald’s? Mais la sirène d’un raid aérien peut retentir soudainement, l’alarme peut durer dix minutes ou cinq heures, alors cherchez une petite collation ailleurs!
Je peux réfléchir au projet qui sera proposé par notre magazine pour commémorer l’anniversaire du Jour de l’Indépendance, le 24 août; mais demain, la semaine prochaine ou dans un mois, je serai peut-être mobilisé dans l’armée et j’aurais toutes les chances de célébrer notre fête nationale dans les tranchées; et c’est un autre qui se chargera de réaliser son propre projet.
J’écris ces lignes jeudi et je prévois un samedi de détente, allongé sur mon canapé à feuilleter quelques livres; et voilà qu’un bombardement russe peut être déclenché vendredi et je n’aurai plus ni livre, ni canapé, ni maison. En mars dernier, l’immeuble voisin du mien – son frère jumeau de 16 étages – a brûlé à la suite d’un bombardement: 120 appartements transformés en casiers de béton carbonisés, deux personnes sont mortes.
La mort est voisine
Personne ne pense que nous sommes immortels. Nous savons tous que la perspective de la mort est réelle et qu’elle viendra; mais elle est aussi abstraite et lointaine. C’est ainsi qu’un accident de la route ou une maladie mortelle sont vécus comme un coup du sort – une mort évitable. Le crime lui aussi surgit comme contingent, imprévu; mais dans la réalité ukrainienne, la mort brutale, violente, s’inscrit dans la routine.
Quand plusieurs roquettes ont frappé le centre de Kyiv le 10 octobre dernier, deux d’entre elles ont touché des maisons sur le trajet que j’emprunte pour me rendre de la station de métro à mon lieu de travail. J’ai eu de la chance, contrairement aux cinq personnes qui sont mortes et aux quarante-sept blessés ce jour-là.
Je peux vous raconter une anecdote: le 20 décembre 2022, la Russie a tiré une série de missiles sur Kyiv dans la matinée. Après l’alerte, nous nous retrouvons dans la salle de rédaction – il y a beaucoup de travail à faire aujourd’hui! Nous discutons des événements de la matinée. « La roquette a été tirée presque au-dessus de ma maison !!! C’était très fort, je n’ai jamais rien entendu de tel ! raconte avec émotion Ania, la designer. Les fragments de la roquette sont tombés dans la cour voisine, tuant un homme. » Quelques mots encore et nous retournons à notre « train-train » habituel.
Tout ceci n’est qu’une petite partie du cauchemar. Il n’y a probablement pas une seule personne en Ukraine dont un parent, un ami, un collègue ou une connaissance ne se trouve pas sur le front en première ligne. L’enfer dans lequel ils se trouvent à l’heure actuelle ne peut être comparé aux risques qui nous menacent ici, sur le front intérieur.
« Il est honteux de se plaindre »
Le soir du 31 novembre, en rentrant du travail, je me suis arrêté chez une fleuriste pour acheter un bouquet – c’était l’anniversaire de ma femme. Seul, le kiosque près de la station de métro était encore ouvert. La ville connaissait régulièrement à cette époque des coupures d’électricité. La vendeuse était enveloppée dans une veste bon marché, elle éclairait ses marchandises à l’aide d’une faible lampe de poche; le radiateur qui lui permettait de se réchauffer avait été coupé en même temps que l’électricité. En prenant le bouquet, je lui ai dit quelque chose comme « Merci, tenez bon, tout ira bien!» Elle a répondu très vite: « Ce n’est rien ! Ce qui est important, vraiment, c’est que pour nos gars au front ce ne soit pas trop dur! »
Oui, au cours de l’année écoulée, la plupart d’entre nous ont appris à arrêter de se plaindre. Non, nous ne sommes pas devenus stoïques et inébranlables – nous sommes tous épuisés psychologiquement et très fatigués à des degrés divers. Toutefois, lorsque des milliers et des milliers d’Ukrainiens, hommes et femmes, se trouvent à l’épicentre de l’enfer, sur le front, aux frontières, défendant notre droit à la vie et à la liberté, il est honteux de se plaindre de nos difficultés sur le front intérieur. Alors que je rentre à la maison avec un bouquet, de nombreux hommes n’ont même pas la possibilité d’envoyer un message à leur femme: « Je suis vivant… »
La vie en temps de guerre est un conflit secret constant, mêlé de culpabilité. Un psychologue dirait peut-être qu’il est nécessaire d’être plus indulgent avec soi-même. Eh! bien, peut-être. Mais pour l’instant, cela est impossible.
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Et pour finir, je dois vous rappeler que j’écris ces lignes à Kyiv, à 700 km de la ligne de front. Par conséquent, je n’ai pas le droit de parler à la place des habitants de Kharkiv, Dnipro, Kherson et toutes les villes qui sont pilonnées par les Russes, tous les jours. Et plus encore, je n’ai pas le droit de parler au nom de ceux qui sont en première ligne. Au reste, je ne prétends pas non plus parler au nom de tous les Ukrainiens. Mes pensées ne dévoilent que les sentiments intimes d’un individu face à la tragédie.