L’Ukraine et l’occident : une histoire contrariée

Histoire
29 avril 2023, 09:43

L’histoire ne connaît peut-être pas d’autre forme de division des peuples plus ancienne et plus durable que la dichotomie entre « la civilisation et les barbares ». Les anciens Grecs et Romains croyaient incarner le progrès et la culture, et ceux qui n’ont pas eu la chance de vivre dans les frontières de leur civilisation antique étaient des sauvages. L’incarnation physique de cette division était le limes : la frontière fortifiée de l’Empire romain allant de la mer du Nord jusqu’à la mer Noire le long du Rhin et du Danube, censée protéger la civilisation des barbares du nord et de l’est.

Photo : Point fort romain sur le Danube, reconstruction 3D.
Source : pazirik.hu | artstation.com

Le limes avait également une partie ukrainienne. La dernière section danubienne du limes était la frontière actuelle entre la Roumanie et l’Ukraine. Cette petite zone géographique a eu son importance. Il suffit de se rappeler l’histoire de Publius Ovidius Naso, l’un des classiques de la littérature romaine antique. Dans les premières années de notre ère, au temps de l’empereur Auguste, Ovide tomba en disgrâce et fut exilé dans la ville de Tomis près de l’embouchure du Danube (la ville de Constanta en Roumanie aujourd’hui). Attendant en vain de recevoir de bonnes nouvelles depuis Rome, Ovide vécut dans ce coin reculé de l’empire jusqu’à la fin de ses jours. Ses œuvres de l’époque de l’exil illustrent parfaitement la perception que la civilisation antique avait des barbares, à l’époque. Ovide décrit en détail la « barbarie » de Tomis et de ses environs, sans parler des terres situées de l’autre côté du Danube et du limes, le territoire de l’Ukraine moderne.

Photo : Publius Ovide Naso. La gravure du 18ème siècle. Source : commons.wikimedia.org

A peu de choses près, on peut affirmer que depuis les Lumières et jusqu’à récemment, les idées de l’Occident sur l’Ukraine et les Ukrainiens n’ont pas trop changé par rapport à celles d’Ovide. Un pays lointain, inexploré, pas tout à fait sauvage, mais très, très corrompu, que dire de plus. Ces clichés sont enraciné plus profondément qu’on ne peux l’imaginer. Par exemple, dans son livre La Rome rêvée (The Dream of Rome), l’ex-Premier ministre britannique Boris Johnson a qualifié l’Union européenne d’héritière de l’Empire romain. Et un empire veut dire un limes. Et avant l’introduction du régime sans visa, il n’était pas moins un obstacle pour nous que le limes de l’ancienne Rome pour les barbares.
L’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie et les événements qui ont suivi ont brisé de nombreux stéréotypes établis. Tout d’abord, le voile d’ignorance qui forçait les anciens Grecs et Romains à qualifier quelqu’un de barbare est tombé d’un coup. Après tout, ce terme, non dépourvu d’arrogance et de snobisme ne s’appliquait pas seulement aux peuples dont les réalisations culturelles ne pouvaient être comparées à celles de l’Antiquité. Par exemple, la Perse au 5ème siècle avant JC en termes de culture n’était point inférieure aux Grecs. Ainsi, un « barbare » est d’abord un Autrui, méconnu, et donc inconsciemment interprété comme une menace.

Photo : Georges Rochegross, Les Huns. Source : wikipedia.org

Au cours de ces 14 derniers mois, on a écrit et dit plus des choses sur l’Ukraine qu’au cours de trente ans de notre indépendance. Aussi tragiques que soient les circonstances, nous avons cessé d’être la terra incognita. Pour les occidentaux, l’arrivée de millions de réfugiés ukrainiens pouvait évoquer la Grande migration des peuples, ce déplacement massif des tribus barbares vers le territoire de l’Empire romain d’Occident aux IV-V siècles après JC. La plupart des historiens pensent que ce fut non seulement le coup de grâce à l’empire d’Occident, mais que ce mouvement à mis fin à l’ère de l’Antiquité en Occident et marqué le début des « temps obscurs » du Moyen Âge.

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En fait, la migration de millions d’Ukrainiens vers l’ouest a, au contraire, réfuté de nombreux préjugés classiques, qui sont souvent collés sur la peau des migrants. Le fait que les Ukrainiens se sont intégrés dans la vie des pays européens (et en plus y ont dépensé 22 milliards de dollars – ndlr) a démontré qu’il n’y a pas de barrière civilisationnelle entre l’Ukraine et l’UE.

En réalité, il s’agit d’une sorte de retour à la normalité. À l’époque de la Ruthénie médiévale et, dans une plus large mesure, au début de l’ère moderne (XVIe-XVIIe siècles), les terres ukrainiennes faisaient partie intégrante de l’espace culturel européen. La perception de ce que l’on appelle l’ère polono-lituanienne est généralement faussement noire et blanche chez les Ukrainiens : tout ce qui est bon étant associé presque exclusivement aux Cosaques et tout ce qui est mauvais à l’Etat polono-lituanien, la Rzeczpospolita. Mais précisément à cette époque, grâce à l’implication directe de l’État des deux nations dans la civilisation européenne, la culture ukrainienne a été influencée par des mouvements comme la Renaissance, la Réforme et la Contre-Réforme, qui ont été décisifs pour nous. Or ces mouvements – comme les Lumières déjà au XVIIIe siècle – n’ont en aucune façon affecté l’État moscovite/russe de l’époque. En fait, la prise de contrôle progressif de la majorité de terres ukrainiennes par la Russie, au cours du XVIIIe siècle, nous a arraché de la maison européenne, celle vers laquelle nous refaisons le chemin aujourd’hui en payant un prix inhumain.

Cependant, pour les Ukrainiens, la guerre contre la Russie peut devenir quelque chose de plus qu’un retour à leur patrie civilisationnelle. Notre résistance peut réveiller l’Occident de son long sommeil léthargique. Les raisons de cette léthargie sont bien connues : c’est la certitude postmoderne que « tout n’est pas si univoque » ; l’autoflagellation continue pour les erreurs historiques réelles et imaginaires ; le manque de confiance en soi, et donc l’incapacité à diriger (pensez à l’Allemagne et à monsieur Scholz !).

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De plus, l’Occident s’est trop longtemps reposé sur les lauriers de ses propres succès économiques, culturels et militaires. Cependant, le manque de progrès se traduit tôt ou tard par la stagnation. En particulier, par le déclin significatif de ce qui était le fondement de la démocratie athénienne et de la République romaine : les valeurs civiques. Des choses apparemment banales comme l’honnêteté, le dévouement au travail, le patriotisme et la volonté de se sacrifier pour le bien de la communauté et de l’État. C’est le déclin de ces vertus qui a permis à Edward Gibbon d’expliquer l’effondrement de Rome dans son célèbre ouvrage L’Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain.

Bien sûr, l’« âge sombre » qui a suivi l’invasion barbare n’étaient en réalité pas aussi sombre qu’on le croyait au siècle des Lumières. Les royaumes et le système de relations sociales qui ont émergés au Moyen Âge, ainsi que le christianisme, ont également constitué le fondement gréco-romain de l’Europe que nous avons connue à son apogée. Quoi qu’il en soit, cette fois la civilisation occidentale n’a pas besoin de mourir pour renaître. Et le moteur du renouveau peut désormais venir des peuples extérieurs au limes romain. Même dans le cadre de l’Union européenne moderne, on remarque que les États d’Europe centrale et orientale (mais pas tous) – la Pologne, la République tchèque, les États baltes – comprennent bien mieux les dimensions civilisationnelles et existentielles de la menace russe que les Allemands, les Français ou les Italiens. Devenue membre de l’UE à l’avenir, l’Ukraine a toutes les chances de devenir la locomotive qui sortira enfin les Européens de l’Ouest de leur sommeil de l’esprit et de l’âme.

Les limites et les frontières disparues depuis longtemps suscitent de l’intérêt non seulement en raison de leur emplacement, mais aussi en raison de la façon dont elles ont changé. Au début de notre ère, pour Ovide et les Romains, tout ce qui se trouvait au nord et à l’est du Danube et du Rhin était des terres barbares. Comme le décrit Larry Wolff dans son ouvrage classique L’invention de l’Europe de l’Est, au XVIIIe siècle, la Pologne pour Rousseau et Prague pour Mozart étaient encore des « terres sauvages ».

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Déjà au XIXe siècle, pour le chancelier autrichien Clemens Metternich, l’Asie, selon ses propres mots, commençait à l’est de la Landstrasse viennoise. Le XXe siècle, malgré toutes les horreurs des deux guerres mondiales puis le « rideau de fer » communiste, s’est terminé par l’élargissement des frontières de l’Occident, ou plutôt la réintégration de territoire pour un retour au cadre ancien. En 2004, cela s’est manifesté par l’adhésion de la plupart des pays d’Europe centrale et orientale à l’Union européenne. Comme en témoignent le passé et le présent, la place historique de l’Ukraine est aussi en Occident.

Cependant, les barbares – au sens ancien du terme – existent toujours. La Russie moderne est l’incarnation d’une sauvagerie qui cherche à tout détruire sur son passage. À la fin, la Russie sera vaincue. Idéalement, elle cessera d’exister dans son format actuel. Et ce serait utile de construire un nouveau limes autour de ses vestiges.