La chevalerie au sens européen a-t-elle existé dans l’histoire et la culture ukrainienne ? Il n’est pas simple de répondre. La chevalerie procède des liens de féodalité et de la culture militaire du Moyen Âge. Elle est également un code de conduite et d’honneur suivi par les chevaliers médiévaux. Les valeurs fondamentales de la chevalerie étaient la piété, la bravoure, la noblesse, le service, la chasteté et la loyauté. Il convient également de mentionner l’idéal moral et esthétique du guerrier, qui s’est formé dans la poésie de l’époque et, plus tard, dans la chevalerie.
Ruthénie en armure de chevalier
Les universitaires soviétiques se sont plu à affirmer l’exceptionnelle originalité de la culture militaire ruthène qui a existé sur le territoire actuel de l’Ukraine, entre le 8e et le 12e siècle. Et ils l’ont présenté comme russe. Ce faisant ils ont activement promu un mythe. En réalité, les Ruthènes n’étaient pas russes mais les ancêtres des actuels Ukrainiens. De plus, ils importaient des armes de Scandinavie ou d’Orient. Mais cette version des faits a été dénoncé par les historiens soviétiques comme une tentative de nier leur singularité.
Les tentatives de comparaison des chevaliers ruthènes aux chevaliers européens étaient donc également vues comme une trahison. Par conséquent, peu de gens ont osé chercher des correspondances entre les frères d’armes d’Europe orientale et occidentale. Il n’était pas question de comparer les relations de vassalité et de servitude de la France ou de l’Espagne avec la Ruthénie, les représentations des armoiries, la participation aux ordres monastiques militaires, le code de l’honneur chevaleresque, ainsi que comparer les chants des hérauts et des troubadours avec des récits des épopées chantées.
Si l’on ouvre l’album consacré aux reconstitutions militaires et historiques de Serhiy Shamenkov intitulé Homme de guerre. L’apparition et l’armement des soldats sur le territoire de l’Ukraine de l’énéolithique à nos jours, de nombreux parallèles sont tout de même frappants. On y voit la similitude des armées médiévales d’Europe occidentale et orientale. En particulier, le noble guerrier de la terre galicienne de la fin du XIIIe siècle, reproduit dans le livre, qui est reconstitué d’après le sceau du roi de la Ruthénie Yuriy I (1257−1308), petit-fils de célèbre roi Danylo Galytsky à toutes les apparences d’un chevalier occidental.
Sceau du roi de Ruthénie Yuri I. Khud. V. Krychevsky. 1911. Source httpimmh.kiev.ua
Son corps est protégé par un casque et une armure semi-fermée, recouverte d’un vêtement ample (cotta). Dans sa main il tient une lourde épée avec un drapeau utilisé pour l’éperonnage, une épée pend au côté, et un bouclier décoré de l’image d’un lion galicien se trouve dans sa main gauche.
Le voisinage de l’Orient nomade a apporté quelques singularités. Le noble cavalier lourdement armé du Grand-Duché de Lituanie du XIVe siècle, représenté dans le livre Homme de guerre, porte un casque ouvert, typique des chevaliers européens, et son corps est protégé par une cotte de mailles comme ses homologues occidentaux. Dans le même temps, il est équipé d’un carquois qui n’est pas typique de l’Europe, car l’arc et les flèches étaient plutôt nécessaires dans les guerres constantes contre les Tatars.
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Un autre exemple tiré des reconstitutions militaires et historiques de Serhiy Shamenkov est celui d’un guerrier à cheval de la terre de Lviv, correspondant à la seconde moitié du XVe siècle. Son image a été reconstituée à partir de l’icône de Saint Yuriy de l’église de l’Exaltation de la Sainte Croix dans le district de Zolochiv, dans la région de Lviv, qui est maintenant conservée au Musée national Andrei Sheptytsky à Lviv. Le cavalier a l’air très européen : il porte une solide armure « blanche », qui est ce qui existe de mieux pour les chevaliers d’Europe occidentale à l’époque. Sa tête est protégée par un casque.
Les chevaliers ruthènes avaient aussi leurs armoiries. Par exemple, un monumental recueil flamand de blasons du XIVe siècle, réalisé par le héraut de Gueldre, le duc Claes Heinen, contient les armoiries d’Ivan seigneur de Goray, du seigneur Jasko Bilyk et du seigneur Stetsko (tous les trois ont des noms manifestement ukrainiens/ruthènes).
Un autre élément de la culture chevaleresque était l’appartenance à un ordre, et cela était aussi le cas des chevaliers ruthènes. Ainsi, un seigneur ruthène de Transcarpatie nommé Andriy de Chop (petite ville ukrainienne dans la région de Oujgorod) est mentionné dans un privilège royal de 1418 comme Chevalier de l’Ordre du Dragon.
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L’historien ukrainien Oleh Odnorozhenko a étudié la structure de l’élite ruthène et il note que dans l’organisation de l’État ruthène de la fin du Moyen Âge, les boyards constituaient une couche privilégiée de chevaliers sans titre. Ils étaient une petite-noblesse d’épée. Leurs représentants avaient le droit de posséder des terres à condition d’effectuer un service militaire pour le seigneur ou le roi.
A l’époque princière, la poésie chevaleresque s’est épanouie et des exemples éclatants en ont été conservés dans les textes calendaires et rituels, ainsi que dans les rituels familiaux. Les formules épiques, qui reflètent les reliques de la chevalerie (par exemple, l’idée de fraternité), se manifestent pleinement dans les rites du cycle hivernal : dans les chants traditionnels koliadka et shchedrivka.
Ainsi, bien que la chevalerie en tant que classe ne se soit pas formée à l’époque princière de la Ruthénie, certaines de ses caractéristiques et coutumes étaient présentes dans la société à cette époque.
Le paradoxe de la tradition chevaleresque ukrainienne est que le terme « chevalier » a pris racine en Ukraine avec l’émergence des Cosaques au XVe siècle et a été appliqué à cette formation dans les décret royaux officiels. Pendant ce temps, en Europe, l’âge de la chevalerie touchait déjà à sa fin : avec la prolifération des armes à feu au XVIe siècle, les tactiques de combat et l’apparence des soldats ont radicalement changé, car la cavalerie chevaleresque ne pouvait pas rivaliser avec l’infanterie équipée d’armes à feu, et qui améliorait constamment son armement.
Selon l’historien Oleksiy Sokyrko, la guerre a alors cessé d’être une affaire de chevalier pour devenir un monopole de l’État centralisé. Il a réussi à transformer la noblesse en officiers militaires obéissants et les mercenaires en soldats d’armées régulières.