Il y a une ressemblance troublante entre les charniers des victimes de la barbarie russe à Bykivnia en 1937 et ceux de Boutcha en 2022. Des croix au milieu d’une forêt, des vies derrière chaque croix, la tragédie de tout un peuple derrière chaque charnier. L’invasion russe a réactualisé la carte mentale qu’ont les Ukrainiens, de l’espace en y ajoutant de nouveaux paysages.
Champs de tournesols brûlés
Quoi de plus jovial qu’un champ de tournesols à perte de vue ? Pour les Français, c’est aussi une évocation de l’œuvre de Vincent van Gogh et de sa tombe à Auvers-sur-Oise, fleurie par des tournesols. Mais, aux Ukrainiens ces belles images ne peuvent que rappeler la dramatique bataille d’Ilovaïsk qui a eu lieu au mois d’août 2014, au début de la guerre. Après un mois d’âpres combats, les troupes ukrainiennes ont été encerclées, des centaines de combattants ukrainiens ont été tués ou grièvement blessés. Les Russes ont conclu un accord diplomatique pour laisser un corridor pour laisser partir les survivants avant d’attaquer le convoi formé de soldats ukrainiens. Dans l’imaginaire ukrainien, cette douloureuse vision des champs embrasés restera pour toujours le symbole de la perfidie russe et un rappel que l’on ne peut jamais, dans aucun cas, faire confiance à l’agresseur moscovite.
Photo : Tournesols d’Ilovaïsk
« Paysages empoisonnés »
C’est le titre du dernier livre de Martin Pollack, romancier et essayiste connu pour ses ouvrages consacrés au nazisme et à l’histoire de l’Europe centrale. L’auteur y parle des paysages qui font échos aux plaies collectives de cette région et cela fait penser à nos propres « paysages empoisonnés ». C’est le cas, par exemple, des Carpathes ukrainiennes marquées par les combats de la Première Guerre mondiale et par la lutte armée de la résistance contre les Soviétiques que le poète ukrainien Vasyl Herasymiuk évoque en parlant de ses « poèmes, écrits par des corps blancs sur la neige ». Ce sera aussi, pour longtemps, le cas des steppes du Sud et de l’Est ukrainiens. En Ukraine, ces paysages empoisonnés par la guerre ne sont, de loin, pas les seuls où l’on voit planer l’ombre de la mort.
Photo de Vladyslav Musiienko/ REUTERS : croix sur le site de fosses communes de civils torturés par les Russes, à Buzova dans la région de Kyiv
Il y a aussi des charniers. Il y a deux ans, le monde entier découvrait les charniers de Boutcha, mais ceux de Bykivnia restent largement méconnus. Y gisent les victimes des répressions des années 1930, des artistes et des intellectuels ukrainiens torturés et exécutés par le NKVD, l’ancêtre du KGB : les écrivains Mykhail Semenko, Maïk Johansen, Veronika Cherniakhivska, Lyudmyla Starytska-Chernyakhivska, le peintre Mykhailo Boïtchouk, le métropolite de l’Église grecque-catholique d’Ukraine Vasyl Lypkivsky et bien d’autres encore.
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Pour comprendre ce paysage oublié puis retrouvé, il faut revenir à l’année 1962. Cette année-là, trois artistes et dissidents ukrainiens Les Taniuk, Alla Hosrka et Vasyl Symonenko se sont rendus au village de Bykivnia, près de Kyiv. On leur avait dit que ceux qui y sont enterrés ne sont pas morts de la main des nazis, comme le prétendait la propagande, mais avaient été tués bien plus tôt. Les dissidents y sont donc allés pour enquêter et découvrir ce qui s’y est passé et ce qu’ils y ont vu les a marqués à tout jamais : « Je me suis approché. Les garçons jouaient au foot avec un crâne humain qui avait un trou fait par une balle, se souvient Les Taniuk. J’ai attrapé ce crâne et il m’a semblé être tout petit, un crâne d’enfant. Les enfants jouaient au foot avec un crâne d’un autre enfant. Mais il y avait d’autres crânes, plus grands, lavés par la pluie, polis par le temps. Nous avons regardé autour de nous : le sol était jonché de crânes, ils étaient partout ».
Trois commissions d’enquête soviétiques, — en 1944, en 1971 et en 1987 — ont statué qu’il s’agissait des victimes du nazisme. Ce n’est qu’en 1994, après l’indépendance de l’Ukraine, que le Mémorial des victimes du régime soviétique a pu voir le jour à Bykivnia.
Mais tous les charniers ne retrouvent pourtant pas leur mémoire, comme c’est le cas du jardin Mariinsky, devant le Parlement ukrainien. Cet endroit a été à la fois un cimetière et un charnier lors de l’invasion russe bolchevique en 1919. Par la suite, le régime soviétique a fait enterrer à ce même endroit certains de ses propres « héros » pour plonger dans l’oubli les victimes de sa répression qui s’y trouvaient également.
Et à l’inverse, il arrive aussi que des lieux ne perdent pas leur mémoire, quels que soient les efforts du régime pour l’effacer : comme au mont Makivka dans les Carpathes, site de la bataille des fusiliers de Sich contre les troupes russes au printemps de l’année 1915. Même sous l’occupation soviétique, les habitants du lieu ont continué à y monter pour commémorer la mémoire des héros ukrainiens.
Photo : Le mont Makivka en 1924
Photo: Makivka en 1954
Paysages de commémoration
Cela nous amène à la question des pratiques commémoratives, dont la différence d’approche peut être frappante. Ainsi, le mémorial aux Ukrainiens tombés au combat pendant la Première Guerre mondiale à Brno, en Tchéquie, incarne le chagrin. La tombe de ceux qui sont morts pendant la Seconde Guerre mondiale à Zhashkiv, en Pologne, est d’un kitsch belliqueux. À Shibalyn, dans la région de Ternopil, un monument a été érigé à la mémoire de seulement quelques soldats de l’armée insurrectionnelle ukrainienne morts à cet endroit.
Photos: Pratiques commémoratives à Brno, Shibalyn et Zhashkiv
Les cimetières militaires et les mémoriaux peuvent devenir des lieux de réconciliation, comme le Cimetière des jeunes aigles à Lviv, ou provoquer des polémiques et d’affrontements, comme celle qui trouve son origine dans la vente des glaces près d’Auschwitz, bien connue, ou celle, qui l’est moins, en dehors de l’Ukraine, sur le futur mémorial dans le quartier de Babyn Yar à Kyiv, lieu d’exécutions de masse nazies.
« Les lieux comme Babyn Yar, conclut Martin Pollack, n’ont pas de chemin de retour vers la normalité. On ne pourra jamais y construire un hôtel de luxe, des résidences secondaires ou un terrain de golf. Ces lieux sont stigmatisés à tout jamais ».
Damnatio memoriae
Les paysages empoisonnés, selon Martin Pollack, sont des lieux de meurtres de masse qui sont restés cachés. Les criminels cherchent à s’assurer que non seulement les corps, mais aussi les tombes disparaissent. Malgré tous les efforts des meurtriers pour effacer les tombes de la surface de la Terre et de la mémoire collective, de nombreux endroits sont devenus célèbres, bien qu’il n’y soit érigé aucun monument, tombe ou même une croix. Comme dans la forêt de Sandarmokh, en Russie, où, dans les années 1930, ont eu lieu des exécutions de masse d’intellectuels ukrainiens. C’est aussi le cas des victimes du Holodomor, le génocide par la famine des années 1932-1933, qui n’ont commencé à être commémorés dans l’espace public qu’à partir de 2005.
Selon le plan des meurtriers, les victimes anonymes de leurs crimes devaient disparaître pour toujours, afin que l’on ne puisse même pas allumer une bougie ou faire une prière sur leur tombe. En enterrant leurs victimes comme des animaux, les deux régimes, soviétique et nazi, ont cherché à les déshumaniser. C’est également pour cette raison que les familles de ceux qui sont morts au Goulag ne recevaient jamais l’information sur le sort de leurs proches : beaucoup de biographies d’Ukrainiens illustres se terminent par la phrase « date du décès et lieu d’enterrement inconnus ».
Photo: les tombes à Izum
Il en va de même avec le langage, auquel nous devons faire très attention si l’on veut explorer nos « paysages empoisonnés » : souvent les exécutions se sont cachées derrière des termes des plus anodins, comme « évacuation ». Faire attention aux chiffres aussi, car nous sommes sans cesse amenés à parler « de grand nombre », ne pouvant pas connaître le nombre exact et l’identité de toutes les victimes. Et pourtant…chaque victime avait été une personne réelle, tout comme son bourreau. L’anonymat des victimes rend l’exposition des crimes de masse et contre l’humanité plus difficile.
C’est pour cela que nous devons faire tout pour extirper chaque victime qui git dans un paysage empoisonné de son anonymat et de l’oubli. Leur rendre leurs noms, leurs visages, leurs histoires. Si la guerre en Ukraine nous aide à comprendre cela, elle nous donne aussi du travail.