EDWARD LUCAS Premier vice-président, Centre for European Policy Analysis (CEPA, Varsovie et Washington)

Pourquoi l’Europe hésite face à la menace russe

Politique
22 avril 2023, 20:53

Vers qui ira le Royaume-Uni : vers les anxieux de l’Est ou les endormis de l’Ouest ? Ce dilemme est est né de la division entre nos alliés au sujet de la guerre en Ukraine. Pour la plupart des Européens de l’Ouest, la priorité est la nécessité de contenir et de réguler le conflit. Mais pour les États voisins de la Russie, il s’agit d’une lutte existentielle qui nécessite une victoire décisive. Et nous, Britanniques, devons choisir notre camp.

Si la contre-offensive planifiée par l’Ukraine échoue, stagne ou produit des résultats modestes, des pays comme la France, l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne ne toléreront pas une autre année de combat avec tous les risques et les pertes que cela implique. Ces pays, ainsi que l’administration présidentielle américaine, croiront qu’il est temps de conclure un accord et de céder des territoires en échange de la paix. Peut-être alors la Chine agira-t-elle en tant que médiateur.

A l’inverse : si la contre-offensive s’avère très réussie, elle pourrait effrayer de nombreux Occidentaux pour différentes raisons. La plupart d’entre eux estiment qu’il vaut la peine d’essayer de forcer les troupes de Vladimir Poutine à quitter une partie, ou même la totalité, des territoires occupés et de créer des conditions favorables aux négociations. Toutefois, le dirigeant russe ne doit pas être acculé ou humilié au point d’envisager l’utilisation d’armes nucléaires.

Le point de non-retour est assez proche : par exemple, l’Ukraine ne devrait pas reconquérir la Crimée. Avec l’aide d’artillerie ou de missiles, il est pourtant possible d’empêcher l’approvisionnement de la péninsule par rail et par route depuis la Russie. Ainsi, le précieux trophée russe serait assiégé par l’Ukraine. Mais Poutine menacera ensuite d’une escalade, en chatouillant les nerfs de l’Occident.

Tout soupçon de changement politique en Russie augmentera la pression. Les pays occidentaux craindront que le successeur de Poutine ne se révèle être pire : un fasciste pur et simple ou un maniaque. Ils n’aimeront pas le chaos en Russie si les représentants du régime commencent à se disputer le pouvoir. Ils sont encore plus effrayés par la perspective (moins probable) d’un effondrement de la Russie, car les dirigeants en guerre intestine se battraient alors pour un colossal arsenal nucléaire. Afin d’éviter de telles conséquences, les alliés paniqués pousseront les Ukrainiens à battre en retraite au plus vite.

En revanche, des pays les plus proches de la Russie, comme la Finlande, l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie et la Pologne, voient la guerre différemment. Leur perception ne repose pas seulement sur des certitudes vieilles de 30 ans sur le penchant de la Russie pour la répression, au niveau intérieur, et pour l’agression, au niveau extérieur (ce que l’Europe occidentale a préféré ne pas voir). Elle repose aussi sur des traumatismes historiques profonds. Par exemple, le mois dernier les pays baltes ont commémoré l’anniversaire des déportations soviétiques de 1949. A l’époque, 90 000 personnes ont été emenées dans des provinces lointaines, dont une fillette de six mois, Christy, qui a survécu au voyage de trois semaines grâce à la gentillesse d’étrangers qui voyageaient avec elle dans le même wagon à bestiaux. Sa fille Kaia Kallas est actuellement Premier ministre d’Estonie.

Les horreurs que la Russie provoque actuellement en Ukraine évoquent de terribles souvenirs et suscitent de nouvelles peurs. Le soutien actif de l’Ukraine par les Européens de l’Est n’est pas dicté par le désir d’être du côté des vainqueurs, mais par la compréhension que si nous ne surmontons pas l’impérialisme russe maintenant, le Kremlin reviendra « pour se servir à nouveau ».

De ce point de vue, le risque d’escalade en cas d’échec de Poutine est moins grave que le danger posé par une Russie d’après-guerre engloutie dans un militarisme messianique. Les Européens de l’Est sont aussi plus optimistes quant aux luttes politiques à Moscou. Les périodes de chaos en Russie sont généralement favorables à ses voisins. Le chaos qui a suivi la Révolution d’Octobre et la défaite de la Russie en 1917 a rendu le souveraineté à la Pologne, aux États baltes et à la Finlande. L’effondrement de l’Union soviétique a libéré les républiques asservies et la Finlande de l’emprise du Kremlin. Ces pays s’inquiètent surtout des dirigeants occidentaux qui pourraient sacrifier la sécurité de l’Europe de l’Est au profit d’un espoir illusoire de stabilité en Russie, car une telle tentation s’est souvent manifestée dans les années 1990.

Il est assez difficile de comprendre tout cela en dehors de la région est-européenne. La guerre de Poutine est déjà devenue une catastrophe pour la Russie. Une deuxième offensive serait de la folie. Les forces armées russes ont montré leur faiblesses en Ukraine et ont subi d’énormes pertes. Une telle armée peut-elle constituer une menace pour un État membre de l’OTAN ?

Cette logique superficielle ne tient pas compte des capacités de l’industrie militaire russe et de l’extrême influence de la propagande anti-occidentale du Kremlin sur l’opinion publique actuelle dans ce pays. Selon des estimations raisonnables, il faudra trois à huit ans à la Russie pour se remettre de la guerre en Ukraine (trois ans, c’est déjà inquiétant). Il convient de noter qu’au cours des 14 derniers mois, seule l’armée de terre russe a subi des pertes, tandis que la marine, l’armée de l’air et d’autres composantes de l’arsenal de Poutine n’ont guère souffert.

L’hésitation, les divisions et les fanfaronnades de l’Occident ont gaspillé le temps que l’Ukraine avait gagné pour nous. L’exemple le plus récent : la visite comique et vaniteuse du président Emmanuel Macron en Chine, qui a sapé les tentatives de l’Union européenne de réduire sa dépendance économique vis-à-vis de l’empire du milieu, et a également sapé la réputation de tous les Européens en tant qu’alliés fiables et efficaces aux yeux de l’Amérique.

Même en supposant que des fonds et une volonté politique apparaîssent soudainement, les Européens auront aussi besoin d’au moins dix ans pour remettre à niveau leurs forces armées. Pendant ce temps, les États-Unis (garants de notre sécurité) se concentreront de plus en plus sur la menace chinoise. Le point culminant sera le retour de Trump (ou d’un républicain comme Trump) à la Maison Blanche, car alors les alliés européens impuissants deviendront dangereusement vulnérables.

Nous ne pouvons pas fermer les yeux sur ce problème. Que cela nous plaise ou non, nous et nos voisins européens devrons faire face à une Russie agressive et menaçante pendant encore dix ans, voire plus. Et nous ne sommes pas tout à fait prêts à le faire tout seuls. Pour commencer, il serait bon de dire adieu aux illusions.