La chute des statues de Lénine dans les pays de l’ex-URSS est un sujet de controverses pour les chercheurs occidentaux. Les uns y voient un signe de renouveau politique, les autres, des actes de barbarie vis-à-vis des monuments historiques, et d’autres encore un déni de leur propre histoire.
Nous avons décidé de chroniquer le dernier livre de Dominique Colas, politologue français et professeur émérite à Sciences Po Paris, « Poutine, l’Ukraine et les statues à Lénine » qui explique pourquoi la Russie perpétue le culte du chef des Bolcheviques, tandis que l’Ukraine a, au contraire, détruit ces statues.
Dominique Colas, politologue français et professeur émérite à Sciences Po Paris / CNRS, est un spécialiste du léninisme. Il s’est notamment consacré à l’analyse des questions politiques dans l’espace post-soviétique. Dans son dernier livre, il s’intéresse à la différence de mémoire entre l’Ukraine et la Russie, en ce qui concerne la destruction des statues de Lénine.
Démolition d’un monument à Lénine à Sloviansk
L’auteur examine l’affirmation de Poutine selon laquelle le Chef des soviets aurait créé l’Ukraine de toutes pièces. Avant la Révolution, Lénine défendait l’idée de libérer les peuples de l’oppression. Mais ses actions ensuite, en tant que chef suprême des soviets a contredit ce projet. Il traite l’Ukraine « comme une colonie », la réduisant à un grenier à blé au service des besoins soviétiques. Lénine reprend alors les stéréotypes et les discours russes sur les « petits Russes » ukrainiens et réprime durement les Ukrainiens.
Les statues de Lénine, érigées en masse à travers l’URSS dès les premiers mois de la Révolution bolchevique, avaient pour objectif de consolider le pouvoir et d’imposer le culte du chef dans un pays en pleine révolution, cherchant à faire table rase du passé. Elles étaient l’objet de commémorations importantes et de rituels codifiés, témoignant de la vie quotidienne encadrée sous le régime soviétique. On estime qu’il y avait plus de 10 000 statues du dictateur. Dans son livre, l’auteur analyse 43 statues dans différents pays, mettant en évidence leurs « destins divergents » selon les régions, accompagnant ses observations de nombreuses photos. Par exemple, dans les pays baltes, après leur indépendance, les statues de Lénine ont été rapidement remplacées. En Ukraine, la Révolution de la dignité (Euromaïdan) a marqué un tournant, donnant lieu à un phénomène connu sous le nom de « Léninopad » ou « chute de Lénine », caractérisé par la destruction des statues.
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Cette démarche a été à la fois spontanée émanant des citoyens eux-mêmes qui ne supportent plus la référence à un passé douloureux et encouragée par les pouvoirs publics ukrainiens à travers les lois de décommunisation .
A l’inverse, en Russie post-soviétique aucune statue de Lénine n’a été démolie. Les commémorations persistent, la nostalgie est instrumentalisée, des figures du régime soviétique sont réhabilités. Bien que l’idéologie n’est plus partagée, les héros de l’URSS sont élevés au rang de grandes figures nationales (russes), témoignant de la continuité entre les deux régimes et de leurs aspirations communes à la puissance impériale.
Le régime de Poutine a, depuis des années, cherché à museler les travaux historiographiques, mettant en avant une nationalisation des récits – la « mémoire patriotique » est même inscrite dans la Constitution révisée de 2020. Bien entendu, l’imposition d’une mémoire nationale militaire et religieuse en Russie n’est pas compatible avec l’existence même d’un État ukrainien souverain. Cette situation a créé une rupture irréconciliable entre des peuples qui autrefois pouvaient se considérer comme frères.
L’auteur met en évidence l’importance de l’ethno-nationalisme russe qui joue un rôle central dans la diffusion d’une interprétation manipulée de l’histoire au sein de la société russe, perpétuant les stéréotypes sur l’Ukraine. Un tel ouvrage permet de mieux comprendre les différences entre les Russes et les Ukrainiens, de saisir l’instrumentalisation de l’histoire du côté russe et le désir de rupture côté ukrainien.
Dans ce cadre, le déboulonnement des statues de Lénine apparaît comme une aspiration spontanée, populaire, une volonté de démocratisation, et non comme un acte iconoclaste barbare. Bien souvent, l’attention médiatique en France et en Occident se concentre sur les enjeux Est/Ouest négligeant les dynamiques internes de ces sociétés. Ce livre se distingue par sa clarté et sa capacité à aller à l’essentiel. Il constitue une lecture utile pour rester vigilant face à l’offensive médiatique russe, et contribue ainsi à la compréhension du conflit mémoriel entre la Russie et l’Ukraine.
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Le livre de Dominique Colas (Poutine, l’Ukraine et les statues de Lénine, Presses de Sciences Po, 2023, Paris, 170 pages, 16 euros) s’intéresse à la chute des statues de Lénine dans les pays de l’ex-URSS, sur fond de conflit mémoriel entre la Russie et l’Ukraine.