La Russie: le « Code moral du bâtisseur du communisme » est toujours en vigueur

Société
12 avril 2023, 18:47

Il est clair que nous sommes confrontés à des êtres non humains. Des non-humains, point final. La question « Pourquoi des non-humains ? » est actuellement d’un intérêt purement académique. Elle fera l’objet de recherches après la victoire. Par contre le problème « comment sont-ils, ces non-humains ? » est tout à fait pertinent. Et il touche à la fois aux profondeurs l’histoire moscovite et au passé commun récent. Ce passé nous est familier, car quarante années bibliques ne sont pas encore derrière nous, pour que s’éteignent tous ceux qui se souviennent de l’esclavage (moi y compris).

La chose la plus terrible, la plus insupportable qui s’est produite dans le projet soviétique a été le rejet de la morale. Toute personnalité plus ou moins développée résiste à une telle proposition. L’approche soviétique était apparemment toute autre : on a remis la morale à plus tard. Quand nous ou nos enfants et petits-enfants vivront dans la future société parfaite, celle que nous construisons ici et maintenant. Et d’ailleurs, seul ce qui nait de la révolution mondiale, de la construction socialiste, de la suppression des classes ennemies, et qui correspond aux consignes du Parti communiste est moral. La morale est basée sur la classe (c’est-à-dire le Parti), et c’est tout ce que vous avez besoin de savoir. C’est très pratique.

Quant à l’avenir radieux, en URSS il y avait étonnamment peu de réflexions sur ce à quoi il pouvait réellement ressembler. Même dans les années 1960, quand Nikita Khrouchtchev a proclamé solennellement au nom du parti : « La génération actuelle du peuple soviétique vivra sous le communisme ! ». Ce dont je me souviens de mon enfance, c’est que sous le communisme, il ne devait pas y avoir d’argent et de tout en abondance. « Tout » c’est du lait et du beurre, et du pain blanc. L’imagination malmenée d’un soviétique ne pouvait pas aller plus loin.

Les artistes ont cependant essayé de le représenter. Des gens souriants, blonds pour la plupart, voilà le canon (qui rappelle un peu les années 1930, en particulier Deineka et les images finales du film « Cirque » avec Stoliarov et Orlova). Le temps est ensoleillé, les maisons sont blanches et hautes, avec un détail architectural sur le dessus qui ressemble aux ailes d’une mouette. En littérature, je me souviens de deux tentatives : Ivan Iefremov et les jeunes frères Strugatsky. Le premier avait quelque chose de si pathétiquement immangeable. Les seconds étaient d’un optimisme contagieux, voire plein d’esprit. Mais même là, dans la première édition de « Retour » (la deuxième édition porte le nom « Midi. Le vingt-deuxième siècle »), il y avait des passages sur les bourgeois minables. Il y avait aussi l’adaptation catastrophiquement inepte de la « Nébuleuse d’Andromède » de Sherstobitov, qui n’a pu inspirer personne.

Soit dit en passant : les « bourgeois », c’est-à-dire les personnes qui se souciaient de leur bien-être et de leur confort, mais qui n’avaient aucun désir de construire le communisme, étaient reconnus comme des ennemis officiels du système. Pas au point de les emprisonner, mais suffisamment pour les soumettre à l’ostracisme public. Le fascisme a été désigné comme le deuxième ennemi officiel, ce qui était en fait tout à fait arbitraire, puisque dans l’esprit des Soviétiques, il combinait le nazisme allemand, qui n’était pas du tout fictif, et l’impérialisme américain, qui était mythique.

En fait, dans l’Union soviétique tardive, la morale en tant que telle se limitait à affronter ces deux menaces. Cependant, il y avait aussi le « Code moral du bâtisseur du communisme », un fragment du même programme du parti de 1961, qui regorgeait des mots « intolérance » et « intransigeance », plus le « un pour tous, tous pour un » des mousquetaires.
En d’autres termes, l’éthique soviétique était une sorte d’astuce, construite sur l’absence d’un péché originel couplée à la bonne origine prolétarienne qui garantissait déjà la vertu. Néanmoins, dans la liste des « disciplines scientifiques » marxistes-léninistes, l’« éthique marxiste-léniniste » a trouvé sa place. Nous l’avons étudiée pendant toute la première année d’université, un interminable et insupportable remplissage d’espace vide qui, dès le premier cours, nous mettait en dépression pour le reste de la journée.

N’oublions pas que la doctrine communiste était dérivée du dogme de l’Eglise, car les « saintes écritures » soviétiques étaient en partie inaccessibles au commun des mortels sans la culture humanitaire appropriée (Marx, Engels), en partie plates et inintéressantes (les publications de Lénine qui répond à l’actualité de son époque). Par conséquent, la tâche principale de l’exégèse soviétique était de développer un système d’explications quelque peu cohérent dans l’esprit de la « sainte tradition », car non seulement le public n’était pas très éduqué au départ, mais les premiers idéologues (y compris le premier secrétaire général, l’ancien séminariste Dzhugashvili-Staline) ont fait les études dans les séminaires religieux. Il va sans dire que dans ce système de coordonnées, les catégories qui étaient à la base de la plupart des civilisations modernes, telles que l’amour, la sincérité, l’honneur et la décence, étaient superflues. Toutes ces catégories étaient désormais subordonnées à des intérêts de classe et donc considérées comme non valables et, en termes juridiques, nulles et non avenues.

Bien sûr, à la fin de l’existence de l’URSS, le nombre de fanatiques fidèles au dogme tendait vers zéro. Le relativisme au sujet des valeurs fondamentales s’est rapidement développé dans sa forme ultime, le mépris de la morale en tant que telle. Dans cet état, nous avons approché l’effondrement de l’URSS et sommes entrés dans l’histoire en tant que nations indépendantes. Et ici, pour la première fois, les différences fondamentales entre les anciennes composantes de l’empire rouge sont devenues apparentes. Les Pays baltes ont rapidement reconstruit une idée collective de ce qui est bien et de ce qui est mal. Les pays d’Asie centrale ont commencé leur recherche d’un modèle d’existence future, en partie basé sur l’expérience soviétique.

Si nous parlons des Ukrainiens, nous avons longtemps erré entre le conservatisme naturel des « provinces » (provinces entre guillemets, car là, il était possible de trouver une ressource spirituelle), la recherche du communisme « correct » et les vérités nouvellement apprises de la société libérale. En fin de compte, nous avons développé notre propre modèle, en partie traditionnel, en partie européen et assez efficace (bien que pas immédiatement), le modèle post-Maidan.
La société russe, si l’on peut parler d’un dénominateur commun entre les quartiers populaires de Tula et la scène hipster de Moscou, a plongé dans ce qui la caractérise depuis des siècles : le cynisme.

L’ironie est devenue la nouvelle religion des habitués du café « Jean-Jacques » du boulevard Nikitsky dans leur capitale. Elle est liée à leur « orthodoxie » d’un modèle stalinien tardif et en même temps à la croyance qu’il existe des fascistes ukrainiens, des manipulations des judéo-maçons américains, des reptiliens, des martiens. Mais surtout ils croient dans la grandeur éternelle de la Russie. Il n’y a plus de valeurs, elles ont été remplacées par a) une place dans la hiérarchie ; b) des « concepts » criminels archaïques, c) le désir d’être « comme tout le monde ».
La voix (ou le silence) d’un pour cent de justes, et il y en a certainement, ne change rien à cette palette.

Le seul danger existentiel pour les Ukrainiens consiste donc à essayer de voir leur ennemi comme un être humain. Ne dites pas que ce propos n’est pas opportun, car je constate des nombreuses tentatives visant à nous inciter à voir, dans le futur, après la victoire, des scénarios d’entente, au moins culturelle. Attendez, s’entendre avec qui ? Ne gaspillez pas votre énergie, n’essayez pas de trouver une plate-forme commune. La compréhension est impossible avec des humanoïdes qui ont délibérément refusé les Dix Commandements.