Mayske, dans la région de Tchernihiv, compte aujourd’hui une quarantaine de maisons et dans ce petit village perdu, le temps semble s’être arrêté. Toutefois, la guerre s’y fait sentir. Et les habitants soutiennent leur armée.
Du lait, des pommes de terre et une foi inébranlable en la victoire d’une Ukraine libre : voila ce qui permet au petit village centenaire de Mayske, dans l’oblast de Tchernihiv, de tenir.
Le feu de camp brûle, le bois crépite, on fait cuire de la soupe avec des brochets de la Desna et on nous parle du petit village de Mayske, dans la région de Menchtchyna, dans l’oblast de Tchernihiv. Un village difficile à trouver sur la carte de l’Ukraine, mais qui existe. Avec ses joies et ses peines, ses rêves et ses soucis quotidiens.
Selon Wikipedia, Mayske est apparu en 1924. Les anciens racontent que la Seconde Guerre mondiale l’a pratiquement dévasté : les habitants restants, principalement des femmes avec des enfants et des personnes âgées, vivaient à l’extérieur du village, dans les champs, dans quelques abris. Peu à peu, après la fin de la guerre, les habitants sont revenus au village, ont reconstruit leurs maisons et en ont construit de nouvelles, et se sont rassemblés autour de la ferme collective.
C’est ici que j’ai fêté l’indépendance, il y a 33 ans, car mes parents vivaient alors à Mayske : j’étais un enfant de cinq ans amoureux de ces pins, de ces bouleaux, de ces verts pâturages et de la rivière Desna. J’aime toujours cette nature, paisible et réconfortante, et aussi les gens qui m’attendent toujours, me reconnaissent de loin, m’accueillent si chaleureusement et ne me laissent pas partir sans remplir mes sacs de leurs légumes et fruits du jardin. Les habitants du village sont unis par l’amour de leur terre, la solidarité inconditionnelle, mais aussi par le lait et les pommes de terre qu’on produit ici depuis plusieurs décennies.
Il n’est pas facile de vivre ici. Il y a trente ans, Mayske était encore un petit village d’une centaine de maisons et de huttes. Aujourd’hui, il en reste encore moins :une quarantaine de maisons habitées en permanence, cinq chalets où les gens viennent de temps en temps, mais surtout en été, pour savourer le silence, loin de l’agitation et de l’anxiété des villes. Seize autres maisons sont vides, mais habitables, car elles sont encore solides et en bon état.
Dans chaque rue du village, il y a des maisons où l’on n’entendra plus jamais de pas ou de voix humaines. Des maisons abandonnées, déjà envahies par le lierre et les raisins sauvages, des maisons en bois aux fenêtres vides, aux poutres et aux toits effondrés. Elles gardent obstinément le souvenir des poêles chauds, de l’agitation des gens et des ruches. Les personnes qui les ont construites et remplies de vie sont mortes depuis longtemps, et maintenant leurs maisons s’endorment pour toujours.
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Le village compte actuellement une centaine d’habitants, dont 11 enfants. L’école primaire et la maternelle, qui se trouvaient dans le grand village voisin de Lisky, ont déjà été fermées. Il ne reste que des ruines de la maternelle, et l’école primaire n’accueille plus d’élèves depuis cette année. Les enfants sont désormais conduits au centre du district, à Mena.
Photo : Voici à quoi ressemble aujourd’hui l’école maternelle de Lisky.
C’est là que j’allais à l’école. Je me souviens très bien où nous dormions, mangions et jouions, et je me souviens de la cour de récréation verte et spacieuse, qui s’est maintenant transformée en un fourré impénétrable.
La société Avangard opère directement à Mayske et dans les villages voisins, employant une partie de la population. Le village dispose notamment d’un entrepôt de céréales et d’un atelier de fabrication de tracteurs. D’autres habitants font la navette pour aller travailler à Mena, dans le secteur social et vivent de leur ferme. Mais tout le monde ici est nourri par le travail de la terre et du ménage – les habitants du village ne peuvent pas imaginer leur vie sans cela. Dans chaque cour, il y a du bétail : des vaches, des chèvres, des cochons, des volailles. Les cours sont remplies de cris de bêtes et de gazouillis d’oiseaux.
Les vaches nourricières
Les vaches constituent une culture à part entière dans cette région. L’élevage va de pair avec l’homme depuis les premiers jours d’existence du village. Avoir une vache, c’est sacré dans notre village. Bien qu’il n’y ait plus de bétail dans tous les foyers, le village compte encore 11 vaches nourricières, comme on dit ici.
Le pâturage situé juste à côté du village est gardé depuis plusieurs années par un « berger artificiel », un fil à basse tension. C’est ici, à côté du « berger », que se trouve la place du gardien qui change à tour de rôle. Aujourd’hui, c’est Oleh, un habitant du village. Autrefois, quand j’habitais ici, nous étions voisins, ses enfants sont mes amis d’enfance. « Je t’aurais reconnu, peu importe le nombre d’années qui passent », me dit-il.
Ca fait vraiment longtemps que nous ne nous sommes vus. Mais le temps semble disparaître dans cet endroit envoûtant, et je suis à nouveau une petite fille de cinq ans, qui savoure l’odeur du lait et des aiguilles de pin, du foin et de l’herbe chauffée par le soleil. Nous parlons des villageois, des enfants et des personnes âgées, du destin de ceux que j’ai connus quand ils étaient jeunes et qui sont maintenant adultes. Certains se sont installés ici, d’autres se sont dispersés dans les villes et les pays, d’autres encore ne sont plus sur Terre. Des destins différents, des chemins différents…
D’autres personnes s’approchent. Ce n’est pas seulement un poste du gardien de vaches, mais aussi une sorte de place publique. Les adolescentes courent pour ramener leurs animaux à la maison. Elles grandissent libres, autonomes, sans dépendance aux écrans comme c’est le cas dans les villes modernes. Il n’y a pas trop de temps à perdre par ici, avec tout ce qu’il y a à faire pour le ménage.
Photo : Lidiia est fière de son travail. C’est à elle qu’il incombe de préparer les fleurs séchées.
Mais est-ce tout ce qu’elle fait ? La vielle Galya, âgée de 80 ans, mince comme une brindille, ramasse les mirabelles d’un verger proche. Pendant que les autres bavardent, elle parvient à remplir son grand seau et rentre à pied à la maison, auprès de son vieux mari. S’il le faut, elle enfourche sa bicyclette et ramène la vache du pâturage. Ici, on n’a pas le temps de vieillir.
Le lait, d’une teneur en matière grasse de 3,4 %, est acheté dans le village à un prix moyen de 10 hryvnias le litre (0,22 euros). La teneur en matière grasse est contrôlée une fois toutes les deux semaines.
Pommes de terre
Derrière les maisons se trouvent des jardins potagers et des vergers, où pousse tout ce qui fournira aux propriétaires et aux animaux ce qu’il faut pour tenir un an, jusqu’à la prochaine récolte.
Les pommes de terre sont un produit essentiel de la région de Tchernihiv. Certaines familles les récoltent encore aujourd’hui, comme dans les temps anciens, à l’aide de chevaux. Mais en général, tous les processus sont déjà modernisés et automatisés au maximum. Toutefois, il faut toujours ramasser les tubercules à la main.
« Nous ramassons toujours les pommes de terre en famille, avec des amis et des voisins, tous ensemble, il existe toujours une grande entraide », explique Liudmyla Chychkan, une habitante de Mayske. « Cette année, nous avons planté 1100 mètres carrés, soit 22 rangées. La récolte nous a pris deux jours ».
Photo : des glaïeuls dans le jardin de Liudmyla Chychkan, une habitante de Mayske
Les agriculteurs vendent la récolte de pommes de terre 2024 aux commerçants qui viennent en voiture au prix de 12 à 16 hryvnias le kilo (0,27 – 0,29 euros).
Photo : Liudmyla Chychkan
Mais les jardins de Mayske ne se limitent pas aux pommes de terre. Des rangées dorées de maïs s’étirent vers le ciel bleu. Les tomates et les poivrons brillent de mille feux. La courge se réchauffe sous les feuilles qui s’étalent, et d’autres légumes mûrissent. Les vergers regorgent de pommes, de poires et de prunes. Et pour tout cela, il y a des gens qui travaillent sans cesse. Et bien qu’ils aient parfois l’impression de ne pas avoir le temps de lever les yeux, ils parviennent tout de même à vivre. Planter et entretenir des fleurs. Chanter, broder et tricoter. Pêcher dans la Desna. Célébrer les fêtes et chérir les traditions.
Photo : Oksana Hladchenko avec la plus jeune de ses trois filles, Alinka, près de sa maison soignée, entourée des fleurs qu’elles ont plantées. Ici, les rois de l’automne sont les œillets d’Inde.
Maison de la culture
La maison de la culture du village est gérée par Liudmyla Chychkan. Avec elle, nous parlons non seulement de pommes de terre, mais aussi de tout ce qui fait vivre Mayske d’aujourd’hui, de ce qui donne de la joie et de la peine.
« Ce qui nous fait le plus de mal, ainsi qu’à toute l’Ukraine, c’est la guerre. Mais nous avons aussi de la peine pour nos maisons, qui sont de plus en plus vides. Regardez celle-ci, par exemple », dit-elle en montrant un bâtiment abandonné situé juste en face du club du village. « C’est une des maisons de ma famille. Elle est en bois, authentique. J’aimerais y faire un musée du village ! C’est une idée qui me trotte dans la tête depuis longtemps.
Les anciens disparaissent, et leurs biens, leurs photos, leurs histoires – tout cela pourrait trouver une seconde vie dans un musée comme celui-ci. La maison est encore en bon état, en fait, seules les poutres du toit se sont effondrées. Et peut-être que nos hommes pourraient la réparer eux-mêmes, s’ils avaient l’argent et le soutien de l’État. Mais les temps sont durs, les musées dans les petits villages ne sont pas une priorité ».
Malgré tout, le club se remplit souvent de voix d’enfants, de chansons, de goûters, de châles ukrainiens incroyablement beaux, de poupées motanka, de danses, de photographies, de serviettes brodées et de bien d’autres choses.
Les personnes âgées
Le vieux Mychko attend sa Galia avec son seau de mirabelles au portail de leur maison. Peut-être qu’en la regardant venir, il ne voit pas cette silhouette deséchée par les années, mais la belle jeune fille qu’elle était à l’aube de leur rencontre, qui s’est transformée en une longue vie commune.
Ils sont nés tous les deux à Mayske, lui en 1938, elle en 1939. Ils ont grandi dans des rues voisines et ont suivi le même chemin. Beaucoup de choses se sont produites, les enfants ont grandi, tous deux ont rapetissé et sont devenus semblables l’un à l’autre – comme s’ils ne faisaient qu’une seul entité, comme dans les chansons lyriques.
Vassyl Kalyuzhnyi, le plus vieil habitant de Mayske, gère seul sa maison. L’année dernière, il a fêté ses 90 ans. Il refuse que l’on parle de lui. Il a bien le droit de garder le silence.
Les anciens sont de moins en moins nombreux – le temps est une substance inexorable. Mais d’une certaine manière, il est plus facile de vieillir au village qu’en ville. Au moins, à Mayske, les personnes âgées sont respectées, on s’occupe d’elles, on les félicite à l’occasion des fêtes et on les aide pour le quotidien.
Un autre endroit où le temps semble s’être figé àMayske, c’est l’épicerie locale, à laquelle on accède par un sentier sinueux qui se faufile parmi les herbes.
Depuis plus de trois décennies, ce premier magasin de mon enfance est resté inchangé à l’intérieur comme à l’extérieur, et depuis plus de 30 ans, Olha accueille les adultes et les jeunes clients derrière le comptoir. Le temps ne semble pas avoir de prise sur elle.
Le village et la guerre
Les soucis locaux distraient et protègent de la peur et du désespoir, même si la guerre a quand même jeté son ombre noire sur Mayske. Mais le village n’a pas perdu espoir. Il tient le coup.
Il y a des tombes récentes avec des drapeaux bleus et jaunes. Il y a des veuves. Il y a des vétérans et leurs mères. Une rue de Mayske porte le nom d’un héros ayant fait partie des cyborg qui se sont battus pour l’aéroport de Donetsk, le tankiste Volodymyr Tytarchuk, enfant du village. On trouve ici des personnes déplacées originaires de zones encore plus « chaudes » de la région de Tchernihiv. Il y a ceux qui attendent leurs hommes partis au front, comme Natalia, la vétérinaire du village.
Et personne ne reste inactif. Les gens font du bénévolat, les femmes tricotent et cuisinent pour le front, tout le monde agit comme un seul homme pour un objectif commun. Car c’est ce qui compte le plus aujourd’hui, vraiment pour tout le monde.
C’est ainsi que vit et tient le petit village centenaire de Mayske, dans la région de Tchernihiv, près de la rivière Desna. Comme le reste de l’Ukraine, il n’a pas d’autre choix face à la guerre, que d’œuvrer pour la Victoire, à son modeste niveau, ainsi que de prier pour elle sous son ciel bleu, au-dessus de ses champs de maïs dorés.